Chapitre 2 : la fin justifie les moyens
La colère que ressentait Sophie en quittant son appartement, faute de s’estomper, s’était transformée en rage lorsqu’elle atteignit le commissariat central de la ville une vingtaine de minute plus tard. La hargne qu’elle éprouvait l’avait amené à faire le trajet très rapidement, bien plus qu’à l’époque où elle s’y rendait pour travailler. Elle n’avait songé à aucun plan, à aucune manière d’aborder les choses une fois présente sur place tellement elle était enragée par la situation et ce ne fut qu’une fois les grandes colonnades du bâtiment en vue qu’elle réalisa qu’elle ne savait pas du tout comment elle allait procéder.
« Merde » dit-elle à voix basse en ayant un mouvement de recul.
Le commissariat dominait la principale place du centre-ville et l’accès se faisait en empruntant un grand escalier de pierre. Mais alors qu’elle venait tout juste de monter les deux premières marches, elle reconnut deux silhouettes qui étaient déjà arrivées en haut et qui passaient par les grandes portes vitrées : celles de sa mère et de sa tante. Cette vision la coupa net dans son élan et elle oublia momentanément sa colère. Elle aurait dû y penser, il était évident que le reste de sa famille, avec qui elle était en froid depuis si longtemps, voudrait-elle aussi se confronter au meurtrier de Pauline. C’était un comportement fréquent qu’elle avait observé chez les familles des victimes lorsqu’elle-même était encore en poste. Sophie se souvenait de certains d’entre eux : les uns venaient juste pour voir les criminels de leurs propres yeux, les autres pour leur parler ou d’autres encore semblaient dissimuler l’intention secrète de les tuer. Sophie se souvint du même coup la procédure qui était toujours observée : les proches ne pouvaient rencontrer les suspects avant plusieurs jours, le temps que la police et la justice ne rassemblent suffisamment de preuves et que les accusés n’aient pu rencontrer un avocat. Il fallait alors s’efforcer de raisonner les malheureux qui venaient de perdre un être cher, en leur disant de rentrer chez eux et qu’ils seraient recontactés dès que possible.
Sophie réalisa alors que monter également l’escalier serait contre-productif, car on lui dirait exactement la même chose. Qu’elle ait auparavant travaillé dans cet endroit ou non n’y changerais rien. Et puis, elle n’avait aucune envie de croiser sa mère et sa tante… Il lui fallait agir autrement, mais comment ? Elle pensait bien avoir une idée, mais elle hésitait, car elle était risquée. Cependant, ne voyant pas d’autres options, elle décida de s’engouffrer dans une petite ruelle qui longeait le côté du bâtiment, en direction d’une porte de service. Avec un peu de chance, le digicode qui verrouillait la porte du côté extérieur n’avait pas changé et elle pourrait ainsi entrer sans se faire remarquer.
Lorsqu’elle arriva devant la porte métallique, l’endroit était désert. Le clavier était toujours là conformément à son souvenir et elle saisit le code qu’elle avait déjà saisie à de nombreuses reprises
« 4-9-9-6 » murmura-t-elle tout en appuyant sur les chiffres correspondants.
Sur le haut du clavier, un petit voyant rouge était censé virer au vert une fois le code rentré correctement, mais il ne changea pas de couleur. Elle recommença, sans succès, Sophie attrapa la poignée de la porte et tenta de la tirer, en vain. Elle demeurait désespérément fermée malgré plusieurs tentatives.
-Putain fais chier ! ragea Sophie.
Elle assena un violent coup de poing et plusieurs coups de pied dans la porte avant de reculer et de se prendre le visage dans les mains pour se retenir de hurler. En onze ans de service, le code n’avait jamais changé, et alors qu’elle n’était partie que depuis quelques mois, voilà qu’ils avaient eu la soudaine bonne idée de corriger cette faille évidente de sécurité ! Qu’allait-elle faire à présent ?
Elle n’eut pas le temps de réfléchir à cette question plus de quelques secondes, car la porte s’ouvrit de l’intérieur et un homme apparu. Un homme avec une voix familière.
-Non mais ça va pas la tête ? Qu’est-ce qui vous pr… Oh c’est toi…
L’homme qui venait d’apparaitre n’était autre que Stéphane, un ancien coéquipier qui travaillait justement dans la même unité que Sophie à l’époque. Son expression surprise sur son visage rond et chauve lui aurait peut-être donné envie de rire si elle n’avait pas été autant en colère.
-J’ai besoin de renter, dit Sophie sobrement sans même dire bonjour.
Stéphane reprit une expression neutre et ne répondit pas. Il semblait réfléchir à comment formuler une réponse polie sans trop perdre son temps en négociation. Il sortit du bâtiment en prenant soin de bien refermer la porte derrière lui. Il resta silencieux encore quelques secondes, les mains dans les poches, ne sachant visiblement pas quoi dire.
-Le code a changé, finit par dire Sophie, pour l’inciter à parler
-Evidemment qu’il a changé, répondit Stéphane. Tu te doutes bien que la sécurité n’est pas une blague ici.
Sophie haussa les yeux au ciel
-Il n’a pas changé en onze ans quand je bossais ici, et si vraiment c’était une préoccupation importante, l’entrée se ferait avec un badge, et pas un pauvre code à quatre chiffres !
-Je vois que tu es toujours aussi agréable répondit Stéphane avec sarcasme. Tu apprendras qu’un badge, ça se perd, alors qu’un code à quatre chiffres, manifestement, empêche les indésirables de rentrer !
Sophie releva l’insulte mais décida de ne pas en tenir compte. Si la discussion devenait de plus en plus tendue, ses chances de rentrer dans le commissariat s’amoindriraient davantage.
-J’ai besoin de rentrer Stéphane, s’il te plait, c’est important, dit-elle d’un ton adoucit mais ferme.
-Tu penses avoir oublié des affaires ? rétorqua Stéphane avec un léger dédain. Je t’assure que ton ancien casier est vide. Je l’ai récupéré tu sais ? Plus pratique pour moi, vu qu’il se trouve juste à côté des vestiaires.
A nouveau, Sophie parvint à ignorer son sarcasme, mais elle sentait sa fureur et son impatience bouillonner en elle. S’étonnant elle-même, elle reprit d’une voix neutre.
-Celui qui s’est présenté comme étant le meurtrier de Pauline, je dois le voir. C’est important, répéta-t-elle.
-Pauline ?
-Celle qui a été retrouvé morte devant chez elle ce matin. Les informations ont dit que le coupable s’était rendu de lui-même. C’est… c’était ma cousine, alors s’il te plait, laisse moi le voir.
Le regard sournois de Stéphane laissa place a une expression désolée. Tout aussi rancunier qu’il était, elle savait que son ancien collègue n’avait pas un mauvais fond. Il était d’ailleurs assez vulnérable face à une personne en détresse, ce que Sophie avait toujours trouvé comme problématique pour un policier.
-Je comprends, commença Stephane, mais…
-Non tu ne comprends pas ! s’exclama Sophie les yeux pleins de larme, ma cousine est MORTE ! Ce connard l’a tué ! Je DOIS le voir, il le FAUT !
Elle n’avait même pas besoin de jouer la comédie, tant les émotions qui la bouleversaient depuis qu’elle avait appris la terrible nouvelle la secouaient dans tous les sens. La colère, l’injustice, la peur, l’incrédulité, la haine et la rancœur qu’elle éprouvait menaçaient d’exploser en elle et de lui faire perdre raison.
-Allons allons, dis Stéphane en posant ses mains sur ses épaules, nous venons de refuser l’accès à sa propre mère, il ne serait pas juste de te laisser entrer.
-« Juste » ? Ce ne serait pas « juste » ? fulmina Sophie. Et ma cousine morte, tu crois que c’est « juste » toi ?
-Bien sûr que non, répondit Stéphane d’une voix douce, mais tu connais la procédure il me semble. Laisse-nous faire notre travail, je te promets que je te tiendrais personnellement au courant si nous apprenons quelque chose de sa part, tu seras la première informée, avant même les journalistes !
Sophie ne répondit rien et essuya les larmes qui coulaient sur ses joues. Se devait-elle se contenter de cela ? Il s’agissait d’une faveur sans doute, mais était-ce suffisant ? Ne pouvait-elle pas faire plus, est-ce que Pauline accepterait qu’elle n’insiste pas davantage, qu’elle n’utilise pas tous les moyens possibles pour parvenir à la venger.
-Qu’a-t-il dit jusqu’à présent ? demanda-t-elle d’une voix un peu plus paisible.
-Rien de plus que ce que tu ne sais déjà, répondit Stéphane, il s’est présenté ce matin, peut-être vers dix heures quinze, il avait la tête de quelqu’un de stable, mais qui n’aurait pas dormi depuis des semaines. Il a simplement avoué pour le meurtre, nous l’avons conduit en salle d’interrogatoire et il a demandé à voir un avocat. Depuis il se mure dans le silence le plus total.
-Et cet avocat, il est déjà arrivé ?
-C’est un peu difficile aujourd’hui, tous les commis d’office habituels sont soit sur une autre affaire soit absent, nous avons téléphoné à plusieurs cabinets, et l’un d’eux nous a dit qu’il arriverait un peu avant midi… il est déjà midi trente et personne n’est arrivé encore. Connaissant les avocats du secteur, il ne viendra qu’après sa pause déjeuner.
-Ce qui me laisse donc un peu de temps pour le voir…
-Sophie… je te dis que ce n’est pas possible.
-J’étais douée pour arriver à faire parler les personnes en garde à vue, j’imagine que tu ne l’as pas oublié ? protesta Sophie.
-Tu étais la meilleure, acquiesça Stéphane, mais la réponse est toujours « non ». Tu ne travaille plus ici, et si le chef apprend, ou pire, voit que je t’introduis dans le commissariat, je vais passer un sale quart d’heure.
-Et que dirais ta femme si elle apprenait que nous avons couché ensemble ?
C’était un coup bas, indigne d’elle, mais elle ne pouvait se résoudre à partir sans avoir tout tenter.
Le regard de Stéphane redevint aussitôt désagréable, mais cette fois comme teinté de peur. Elle sut alors qu’il la prenait au sérieux.
-C’est une menace ? gronda-t-il.
-Oui.
-Tu ne vas pas me ressortir cette histoire à chaque fois que cela t’arrange ! dit-il en commençant à s’énerver. Je me suis excusé plein de fois ! Que faut-il que je fasse de plus ?
-Ahah oh ça oui, tu t’es excusé ! Mais il aurait été plus intelligent de me dire que tu étais marié AVANT que l’on couche ensemble, pas APRES ! Monsieur J’enlève-mon-alliance-pour-coucher-avec-d ’autres-femmes ! Tu sais j’ai bien réfléchi depuis que je suis au chômage forcé : la situation merdique dans laquelle je me trouve actuellement, c’est TOI qui l’a provoquée ! Sans tes conneries, nous serions restées des collègues tout ce qu’il y a de plus classiques, travaillant dans une bonne entente mutuelle, mais tu as tout fichu en l’air ! Alors pour moi tu as deux options : soit tu avoues auprès de ta femme ce que tu as fait, car je ne vois pas pourquoi je serais la seule à payer pour tes conneries, soit tu me laisses voir ce putain d’assassin et nous sommes quittes !
-Et si je refuse ?
-Je ne peux pas entrer de force dans le commissariat, mais je sais où tu habites, et même où se trouve ta chambre à coucher. Tu veux que j’aille parler avec ta femme ?
Stéphane ne répondit pas tout de suite, se contentant de la fixer du regard. Sophie comprit qu’il se demandait si elle oserait mettre ses menaces à exécution. Après de longues secondes, il finit par se retourner et dire :
-Tu fais chier ! Suis-moi ! dit-il en tapant le digicode. Sophie remarqua avec une certaine incrédulité que celui-ci était maintenant "4997", un seul numéro avait changé...
"Oui, la sécurité est une affaire sérieuse, vraiment..." songea-t-elle.
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