Chapitre IV - deuxième partie
Celui-ci est reparti à son tour en arborant un sourire jusqu’aux oreilles. Non qu’il ait pour habitude de se réjouir de l’infortune d’autrui ou des verrats mais, s’il conçoit qu’il faille accepter, en tant que citadin, de subir un minimum de l’inévitable bruit fonctionnel de la ville, il ne supporte pas ce qu’il appelle le vandalisme sonore. Cette bonne leçon n’est ainsi, pour lui, que justice.
Un peu plus loin, il tourne le coin de la rue sans intention de désorienter les automobilistes mais pour prendre la voie perpendiculaire dans laquelle il va stationner son auto. C’est là qu’il habite. Il se hâte. Il est pressé de retrouver son ordinateur, précieux outil qui lui permet notamment d’élaborer son arbre généalogique. Rentré chez lui, il l’allume et, pendant que le disque dur boote avec entrain, il va boire un verre d’eau gazeuse. Car il a soif, évidemment ! Il fait chaud, c’est normal, non ? Ça n’a rien à voir avec l’Oreste et le Gaspard... Bon, passons… Il revient, charge l’arbre, le vérifie puis l’imprime et met la feuille sous enveloppe l’accompagnant d’un petit mot à l’attention de Camille : « Comme vous voyez, nous avons des ancêtres communs. Votre arrière-grand-père maternel était mon oncle. Par ailleurs, notez que mon père porte le même prénom que vous ; moi, je suis Démis. »
Alors c’est lui ! Vous l’aviez reconnu, vous, le râleur du supermarché ? Moi, je le savais car, bien que quelque fois mes personnages et l’histoire m’échappent un peu, je retrouve assez rapidement mes « petits » comme on dit.
Il n’en écrit pas plus car sinon le petit mot devient une lettre. Puisque c’est avec des lettres qu’on forme des mots et avec les mots qu’on écrit des lettres, c’est connu. Finalement il rajoute quand même : « Sachez aussi que Minh Ion élevait des oiseaux et était probablement le seul du pays – voire au monde – à posséder un couple de perruches ondulées rouges ! »
Cette remarque lui remémore son voyage au Vietnam, il y a trois ans. Eh oui, encore un amateur de ce pays. Décidément !
Après avoir rejoint Francfort en « city-hopper », il avait pris le long courrier pour Saigon avec escale technique à Bangkok puis, débarqué dans la capitale économique où, à l’occasion d’un bref séjour, il s’était donné le temps de se remettre du décalage horaire, il avait pris la direction de Dalat dans un de ces minibus qui assurent les liaisons entre les grandes villes, empruntant les routes chaotiques dont les 60 km/h de vitesse limite autorisée se révèlent difficilement dépassables étant donné l’état des voies dont les nombreux nids de poules auraient fait la joie d’autruches pondeuses s’il y en avait eu dans le pays.
Ah, Dalat ! Ville fondée sous l’occupation française. Les colons avaient pris possession de ce domaine du peuple Lat pour en faire une station balnéaire de montagne dont le climat frais et léger s’oppose à celui de Saigon la chaude par bien des aspects... C’est dans cet agréable endroit que tel ou tel patron pouvait jadis venir se reposer après la semaine de dur labeur qu’il avait infligée aux autochtones à son service. C’est en vertu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et, surtout, parce qu’ils ont gagné contre les envahisseurs (après avoir reçu des derniers en date quelques tonnes de bombes et autres produits dont les effets secondaires ne sont pas comparables à ceux que peut provoquer une surdose de paracétamol) que les Vietnamiens ont pu récupérer le site et, dans la foulée, si l’on peut dire, le reste de leur patrie.
Démis avait découvert la ville par une promenade près du lac où quelques cygnes-pédalos emmenaient, ici, un gras Américain et son accompagnatrice, là, un frêle Asiate et sa petite famille qui passaient leurs premières vacances, là-bas, deux pâles Anglaises s’en revenant les joues rouges d’avoir péniblement actionné le pédalier pendant une demi-heure… Après un tour au marché animé et un verre de boisson au lait de soja, Démis avait longuement trottiné vers le centre, s’arrêtant de-ci de-là pour s’émerveiller des productions et coutumes locales. En passant dans la rue « Nguyen Thi Thanh » (si sa mémoire est bonne), son regard avait été attiré par ses oreilles vers une petite maison rose, en retrait. On y accédait via un escalier au sommet duquel quelques plantes vertes ajoutaient au charme de la demeure. Sur le rebord de la fenêtre un oiseau venait de siffler la Marseillaise ! Un oiseau de couleur rouge. Une perruche ! Démis avait lentement gravi les quelques degrés en espérant que son approche ne ferait pas fuir le volatile libre de toute entrave. Parvenu en haut des marches, il s’était arrêté pour observer le psittacidé. C’est alors qu’une petite dame bien âgée était apparue à la fenêtre.
̶ Vous êtes Français ? avait-elle demandé à Démis
̶ Oui, comment l’avez-vous deviné ?
̶ C’est l’oiseau. Il ne siffle que lorsqu’il voit un « Tay » comme on dit ici.
̶ Et lui, comment le sait-il ?
̶ C’est un mystère…
̶ Vous-mêmes, vous parlez très bien le français.
̶ Merci… Je l’ai appris à l’école, étant petite. En ce temps là vos compatriotes étaient au Vietnam, vous le savez peut-être…
̶ Oui, bien sûr…Mais cette perruche… ? Elle est étonnante !
̶ C’est une descendante d’un couple que l’on pense unique et qu’élevait monsieur Giông Van Minh, un ami de mon père. Il est parti pour la France en 1937 et m’a laissé cette…
̶ Giông Minh, vous dites ?
̶ C’est cela…
̶ Aurait-il épousé une certaine Anne Nam, par hasard ?
̶ Exactement ! Une métisse de père vietnamien et de mère française.
̶ Mais ce sont certainement mes grands-parents paternels ! Je ne les ai jamais connus car ils sont morts avant ma naissance, s’était exclamé Démis.
̶ Vous êtes l’un des fils de Camille ? Il avait 12 ans lorsqu’il est parti en France avec ses parents...
Les yeux fatigués de la dame aux cheveux blancs s’étaient soudain allumés. Son visage ridé s’était ouvert sur un sourire plus prononcé.
̶ Tout à fait exact ! Je suis Démis. Et j’ai un frère, Paulus.
̶ Et savez-vous que votre père avait un frère, Hãi, parti aux Etats-Unis en 1938 ?
̶ Oui, mon père m’en a parlé. Mais ils se sont perdus de vue depuis lors. Je crois qu’il s’est marié là-bas…
̶ Et il a eu un fils, Ralph dont la fille unique, Minnie, est partie en France vers la fin des années 70 je crois.
̶ Comment vous savez tout ça ? Vous êtes…
̶ Mon nom est Lê Thuy Ha, avait-elle coupé en invitant son interlocuteur à s’asseoir tout en lui offrant une traditionnelle tasse de thé au jasmin ; Hãi et moi sommes nés la même année et avons passé notre enfance ensemble. À partir de l’adolescence, je crois que nous avons eu été amoureux l’un de l’autre sans jamais vraiment nous l’avouer…. Nous nous écrivions de temps en temps quand la famille est partie en France. En 55, il est revenu au pays pour la première fois. Bien que vivant aux Etats Unis, il avait gardé la nationalité française et, comme ça chauffait ici, il avait dû repartir. Nous nous sommes encore écrits puis, peu à peu, nous avons cessé notre correspondance.
Une lueur de mélancolie était passée dans son regard. Soudain des souvenirs de jeunesse et combien de sentiments étaient remontés à la surface…
̶ Pourquoi ?
̶ Comme il était marié, nous avons préféré en rester là, pour éviter tout malentendu. Bien des années plus tard, j’ai reçu une carte postale de sa part où il m’annonçait avoir une petite-fille de 17 ans qui venait de partir pour la France, en Alsace, avec son copain... C’est tout. Il n’y avait pas d’adresse pour y répondre. Juste un numéro de téléphone suivi de : « Si jamais tu la vois… » C’était comme une bouteille à la mer…Une fille si jeune qui part vivre loin avec son copain, cela a de quoi inquiéter, non ? Je suppose qu’il avait dû lui parler de moi en pensant qu’elle se manifesterait peut-être au cas où elle viendrait au pays… Je pense qu’il aurait souhaité que je l’appelle si je savais quelque chose….Il y avait très peu de chances mais il ne voulait certainement pas en laisser passer une seule…
̶ Alors peut-être qu’elle est encore quelque part en France, Minnie Ion, je dois pouvoir la retrouver… avait positivé Démis.
̶ Ion-Nett.
̶ Pardon ?
̶ Minnie Ion-Nett. Ralph et sa femme Hellen ont joint leurs noms dans son état civil.
Voilà comment Démis, en quelques minutes, avait découvert tout un pan de l’histoire familiale. C’est à ce moment-là, que lui était venu l’envie de faire pousser son arbre.
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