Se perdre
A quel point est-il dangereux de se perdre ? Le verbe en lui même prend une sémantique tellement négative. Enfin nous y voyons quelque chose de négatif. Le verbe quant à lui n'a pas choisi. Il ne s'est jamais dit " okay les gars, je suis un mauvais verbe. Je vais dominer le monde", après tout ce n'est qu'un verbe. Il prend le sens qu'on lui donne. Perdre quelqu'un, quelque chose, ou perdre à un jeu, j'admets que c'est pas terrible. Je déteste perdre. Au monopoly, mes clefs ou mon ex, c'est définitivement des mauvaises experiences. Mais se perdre, est-ce vraiment si négatif ? Dejà parce que se perdre signifie qu'on avançait dans une direction. Se perdre en étant immobile (autant au sens figuré que litteral) c'est un exploit. On ne peut de toute évidence pas se perdre lorsqu'on a pas d'objectif de destination. Pourtant quand on avance sans objectif on dit de nous que nous sommes perdu. Et là je suis entrain de vous perdre. STOP.
C'est bientôt l'hiver, on sent cette periode si particulière qui borde la fin de l'automne. Le nez qui pique, les doigts recroquevillés au fond des poches, l'odeur des quelques cheminées qui ont survécus à EDF, les yeux brillants à l'idée d'un plat fumant et ces satanées guirlandes lumineuses plus moches d'une années sur l'autre mais qui nous font inévitablement retomber en enfance. On se met tout d'abord à marcher plus lentement pour admirer nos rues illuminées, pourquoi pas s'arrêter quelques instants devant le coffeetruck, s'asseoir sur un banc pour regarder les gens passer. Rien ne se fige durant le temps des glaces. Les gens courent toujours autant. Il y a cette jeune dame clairement pas assez couverte qui court presque pour se mettre au chaud, ces deux ados, l'écharpe jusqu'aux cils, qui attendent le bus, statiques, parce qu'il fait trop froid pour marcher. Plus tard ils apprendront que marcher réchauffe et que s'ils n'avaient pas attendu le bus un quart d'heure par deux degrés et qu'ils avaient parcouru les cinq cents mètres qui les séparaient de chez eux ils n'auraient probablement pas attrapé de bronchite. Mais bon chaque chose en son temps. Me voilà qui parle comme cette petite dame assise sur le banc à mes côtés. Elle n'est pas là pour observer les autres, grand bien me fasse cela dit si j'ai le temps pour ce genre d'activités, mais voilà, ses petits enfants viennent diner et la boulangerie de son quartier ferme à seize heures. Vous vous rendez compte à son âge ? Devoir traverser deux arrondissements un dimanche à une heure pareille pour du pain ? Il est évident qu'elle ne peut le faire en une fois alors elle a décidé de s'arrêter quelques instants. Sur mon banc. Et de me raconter pourquoi elle était sur mon banc. Une pensée me vient. Et si elle n'arrivait pas à se relever du banc ? Est-ce que je la retrouverais demain figée par le froid, tel un mammouth? Ce serait rigolo. Je vais aller en enfer avec ce genre de pensée mais au moins j'aurai bien ri. De toute façon j'ai pas peur de l'enfer. D'une part parce que je n'y crois pas une seconde et ensuite parce que si une fois mort on va en enfer pour nos idées rigolotes alors ce doit être un endroit peuplé de gens qui vont me plaire. Je devrais demander à mamie ce qu'elle en pense. Non. C'est pas très "esprit de noël" comme conversation. Je pourrais me lever sans un mot et reprendre ma balade. Je la vois difficilement se lever d'un bond, outrée, et me courir après. Je souris, je trouve la scène sympa. Ah flûte elle pense que je souris en l'écoutant ce qui a pour effet de l'encourager dans son inventaire de tout ce qui ne fonctionne plus chez elle. STOP.
J'ai très envie de prendre un après-midi de congé pour me perdre. Qui sait? je pourrais découvrir des endroits, des gens, non pas des gens, ils m'ennuient. Mais des endroits ce serait chouette. Ce genre de petit commerce où l'on vend des quilles en bois dépareillées et du papier à lettres fleuris. Ce serait au détour d'une ruelle qui ne paye pas de mine avec pour simple indication un panneau en chêne avec peint à la main "CHEZ HENRIETTE". Mais j'ai bien peur que prendre une demi-journée avec comme motif "je vais chez henriette acheter du papier à lettre" ce soit mal vécu par mon patron. Surtout à l'ère des mails et de whatsapp. Pourtant j'adore marcher. Plus je marche et plus je prends le temps de penser. C'est fou ce qu'on perd comme temps à réfléchir alors qu'on pourrait le passer à penser maintenant que j'y réfléchis. J'ai mal à la tête d'un coup. Le froid surement. Je ne sais même plus depuis quand je suis dehors. Ce qui est triste c'est que je n'ai aucune obligation de rentrer. Je pourrais bien marcher toute la soirée, toute la nuit, la seule personne que ça concernerait c'est moi. Je sais pourquoi j'ai décidé de sortir mais je suis bien incapable d'expliquer pourquoi je dois rentrer. C'est comme ça. Je suis quelqu'un de solitaire. Et puis non même pas. Solitaire voudrait dire que j'aime ça la solitude. Mais ça m'ennuie presque autant que les gens. Je crois qu'il n'y a pas de remède pour moi. Et si je continue à marcher comme ça sans but aucun, pas même celui de rentrer chez moi alors on ne pourra plus dire de moi que je me perds, à ce stade j'erre. Dieu de toutes les Coquillettes ! Je suis un fantôme ! Je suis entrain de m'effacer c'est sur. C'est terrifiant. J'étais sortie prendre l'air, observer le monde, et voilà que je n'en fais plus partie. A mon insu qui plus est. C'est vachement dangereux de marcher en réalité. On pense commettre un acte anodin et il suffit de quelques secondes d'inattention pour disparaître. Ca m'apprendra à me perdre dans mes pensées. STOP
Il faut vraiment que j'arrête de finir tout ce que je commence dans la négativité. J'ai presque autant de pensée noires que de nombre de pas. Je vais finir par me noyer. Etre submergé par ses idées n'a jamais fait grand bien à quiconque. C'est un coup à perdre la tête. C'est quand même un peu plus grave que de perdre ses clefs excusez -moi. Je dois vivre non d'une pipe et je ne peux décemment pas le faire si je continue de me perdre constamment. Ca prend un temps de fou de retrouver son chemin. C'est tout autant de temps perdu que j'aurais pu passer à garder la tête sur les épaules. Les gens qui ont la tête sur les épaules ne se perdent pas eux. C'est à se demander ce que j'ai fait de la mienne. J'en avais une en partant mais je la sens plus depuis au moins vingt minutes. Le froid surement. Celui-là même qui m'y a fait mal. C'est donc qu'elle bien là. Et d'ailleurs "là" c'est où exactement ? Je ne reconnais ni les maisons, ni les immeubles, ni les commerces. Je ne reconnais même pas le trottoir moi qui regarde mes pieds plus souvent que le monde. Si je levais un peu les yeux de temps en temps je n'en serais pas là et cela où que je sois. Merde. Si ça se trouve, je suis en enfer. Un paysage qui ne me dit rien, des gens qui n'en disent pas plus, c'est sur je suis en enfer. Et comme en plus j'y crois pas... c'est normal que l'enfer soit un vaste nulle part. C'est dommage quand même. Ca démarrait sur une bonne intention, observer le monde, se réjouir de la saison, profiter de l'instant. Et comme tout ce que je commence, c'est partie en sucette. Je suis en enfer, j'ai perdu la tête, j'erre à défaut de faire une balade et je suis certaine que mamie viendra m'y rejoindre si elle ne se lève pas très vite du banc où je l'ai laissée ce qui ne m'enchante pas vraiment. Je me demande si ça vaut la peine de continuer de marcher du coup ? Quitte à aller nulle part autant rester là où je suis, ça m'évitera de me perdre. Je vais attraper une bronchite avec ce froid. Ils ont des bus en enfer ? Bien sur que non. Pourquoi il y en aurait? On ne prend pas un bus quand on ne se déplace pas. C'est tout moi ça. Pleinement consciente que ça ne peut pas être pire et je trouve quand même le moyen de tomber malade en prime. Entre nous ce serait une bonne raison de poser une demi-journée de congé. Je vais faire ça. Et puis ce sera l'occasion de prendre un peu le temps d'aller marcher. Je choisi un quartier et je m'y baladerai sans objectif juste pour le plaisir de marcher. Après tout, à quel point est-il dangereux de se perdre ? ...
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