Sous le baiser des astres

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Rouge écarlate, à la robe constellée d’espoir. Anna saisit son cornet de glace et en caressa le sommet du bout de la langue; un frisson sucré lui parcourut les papilles. Comme tous les jours après son travail, elle profitait des quelques heures avant la tombée du soir pour se promener sur les rives ensoleillées du lac. Sur tout son long, une succession de serviettes et de sourires, prélassés sous les arbres, entre les rochers ou sur le sable, enivrés par la chaleur estivale et la brise légère de cette fin d’après-midi. Entre les nageurs barbotant dans l’eau claire, rires et ballons s’échangeaient dans de grands gestes, au milieu des éclaboussures, des courses et des cris des gamins déchaînés, fuyant les admonestations sévères de quelques seniors au teint pâle et aigri. Sur la grève, des groupes d’amis jouaient aux cartes, d’autres partageaient un pique-nique, tandis que des couples enlacés se transperçaient du regard comme des cygnes amoureux.

Tous ces cœurs embrasés, dans leur tonitruant spectacle, offraient à la jeune femme sa vague journalière de fraîcheur et de légèreté, transportant son esprit loin des articles, des modèles et des calculs à rallonge qui façonnaient sa vie depuis maintenant deux ans. Deux de plus à tenir et bientôt, son quotidien ressemblerait à ça, même en dehors des saisons généreuses – comme elle aimait à les appeler.

Deux années. Si court et en même temps si long. Pas grand-chose à l’échelle de tout ce qu’elle avait déjà accompli, certes, et pourtant elle avait du mal à se voir continuer ainsi encore longtemps; écrire une thèse sur un sujet abstrus qui ne serait lue que par une poignée de spécialistes, en y réfléchissant, à quoi bon ? À faire avancer la Science ? L’Humanité ? Mais quelle humanité y avait-il dans les groupes de Dirac et leurs espaces homogènes ? Quelle page occuperait son travail dans le grand almanach des avancées des Hommes ? Serait-il seulement gratifié d’une ligne ? Certainement pas, et Anna le savait. Pourtant, elle voulait s’accrocher; fuir sous couvert de lassitude n’était pas dans ses habitudes. Ce travail, pour lequel elle avait déjà employé tant d’énergie, elle allait le terminer. Puis elle partirait caresser ses rêves avec le sentiment du devoir accompli.

– Madame, y’a votre glace qui coule.

Le garçonnet regardait avec de grands yeux verts le liquide dégouliner le long du cône de gaufrette. Anna lui adressa un sourire amène et étancha d’un habile coup de langue la coulée rosâtre; un goût fruité lui envahit aussitôt la bouche. Le visage du petit s’empourpra, comme s’il venait de commettre une faute, et il s’enfuit sur sa trottinette. Amusée, la doctorante l’observa s’éloigner un instant puis continua sa route.

*

Plus loin sur la plage, là où commençait à se dessiner une rangée d’appontements, une silhouette attira le regard de la jeune femme. Un homme d’une soixantaine d’année, assis sur un tabouret dans l’herbe, zébrait de nuances de bleu une large toile étendue sur un trépied devant lui. Sur son front, des rides se creusaient et s’évanouissaient à mesure que son regard naviguait entre son œuvre et l’horizon; de temps en temps, il y restait plongé de longs instants, comme sous l'effet d’un sortilège, tandis que son bras s’immobilisait dans les airs. Puis son visage se raidissait et son pinceau reprenait sa gracieuse farandole d’indigo et de turquoise.

Intriguée, Anna se rapprocha à pas timides, évitant de croquer le biscuit de son cornet de peur de déranger l’artiste. Celui-ci ne sembla néanmoins pas la remarquer et continua son rituel avec la même concentration.

Lorsqu’elle fut à quelques mètres de la toile, d’étranges discontinuités attirèrent son attention : vu de près, les zones claires et obscures de l’onde se chevauchaient en de grossières arabesques, ses différentes teintes de bleu se mêlant abruptement les unes dans les autres. De loin, pourtant, l’illusion était remarquable. Cette somme d’imperfections, formant un résultat si agréable à la rétine, troublait quelque peu son sens mathématique : la magie de l’art, sans doute. Quelques bavures accolées et voilà que naissait un pouvoir capable de percer la barrière de l’entendement et d’immerger l’esprit dans le songe. Le sien erra un moment entre les lignes de ce gradient azuré, avant de s’arrêter sur un essaim de taches foncées vers le haut du paysage, à la jonction entre les tons bleus du lac et les tons beiges de la rive opposée; il se prolongeait ensuite jusqu’à la clarté du ciel, semblant crever la toile pour rejoindre les nuées. Le regard d’Anna, emporté par ce flot clairsemé, se détacha du support de coton et embrassa l’horizon; le soleil, oblique dans le crépuscule naissant, tapait toujours avec orgueil, tandis qu’un léger souffle lui caressait les joues.

Puis un coup de tonnerre. Dans son crâne. Et la jeune femme se sentit défaillir. Cette fois, le peintre se retourna, les yeux écarquillés, tandis qu’Anna, les deux mains sur les tempes, laissa échapper son cornet qui s’écrasa mollement à ses pieds. Elle avait crié sous le choc, et tandis que le mal se répétait dans un terrible tambourinement, où chaque coup semblait plus intense que le précédent, elle sentait le monde se déformer devant ses yeux. Sa vue, brouillée par des larmes de douleur, peinait à distinguer l’expression de l’homme qui commençait à s’agiter devant elle, ses paroles ne lui parvenant que comme d’informes échos derrière un voile brumeux. Elle n’entendait qu’un son strident et les vibrations sévères de son crâne, qui semblait sur le point d’exploser.

Alors, dans un élan de panique, elle se précipita vers le lac, le souffle court et les yeux injectés de sang. Chaque contact sur les galets noirs de la rive alourdissait ses jambes; autour d’elle, les ténèbres gagnaient du terrain. Puis le sol se déroba sous pieds. Et elle rencontra l’abîme.

Près du tabouret abandonné, épatée sur le sol, la glace rutilante finissait d’écouler dans l’herbe les derniers globules de son fluide sucré. Son cône, la pointe vers le ciel, semblait lui défier le soleil.

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