05. Sabotage en cuisine
Alexei
“Votre nièce est folle. Je veux une augmentation de 20% ou je me casse.”
J’envoie mon SMS à peine rentré dans mon appartement. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Je ne me reconnais plus depuis que je suis arrivé ici. Je viens pour saboter un restaurant, pour y mettre une bombe comme un terroriste tchétchène, même si tout ce qui doit exploser ici, c’est la propriétaire et rien d’autre. Et voilà qu’en même pas vingt-quatre heures, je me retrouve à mater la proprio en train de se goder puis en train de faire son yoga dans une tenue qui révèle tous ses charmes. Et même pas, je lui saute dessus ! Non ! Au contraire, je mate et je bande. Comme un adolescent boutonneux qui n’a jamais vu une femme de sa vie. C’est pas possible, ça. J’ai une mission à accomplir, je ne suis pas ici pour soulager ma voisine de ses envies !
Après, c’est vrai que je ne m’attendais pas à me retrouver avec une telle femme. Personne ne m’a prévenu que j’allais devoir lutter et nuire à une nana aussi canon qu’elle. Pourquoi est-ce que je dois affronter le modèle même de tous mes fantasmes ? Je n’ai jamais été un grand fan des femmes maigrelettes et sans formes. Moi, ce que j’aime, c’est quand il y a de la matière, quand il y a des courbes et qu’on peut en profiter. Et là, je suis gâté. Trop, d’ailleurs, car mon corps ne me répond plus. Il s’en est fallu de peu quand elle m’a présenté ses fesses en l’air pour que je ne lui saute dessus et vienne profiter du spectacle, non plus en tant que simple voyeur, mais en tant qu’acteur. Cette femme me fait clairement bander, me donne des envies de tout oublier en jouant avec toutes ses rondeurs plus délicieuses les unes que les autres.
“Pas d’augmentation. Un contrat, c’est un contrat. Vous n’avez qu’à voler dans la caisse si vous voulez du fric.”
Au moins, c’est clair. Lui, tout ce qu’il veut, c’est que je la fasse couler, quels que soient les moyens employés. Je soupire car j’ai besoin de cet argent si je veux pouvoir continuer à en envoyer aux personnes qui ne me laissent pas le choix en Russie. Là, avec ce qu’il me paie, je vais à peine réussir à effectuer mon virement mensuel. J’aurais dû plus négocier quand il est venu me voir, mais j’ai vu dans sa proposition l’occasion de me sortir du merdier de la relation dans laquelle m’avait enfermé Christine. Encore une fois, j’aurais pas dû écouter ma queue mais plutôt mon cerveau.
J’entends un bruit dans la douche et je comprends que c’est ma voisine qui doit vouloir aller se laver avant de me rejoindre en bas pour le boulot. Je l’imagine dans la petite pièce à côté de moi, nue sous l’eau que j’entends maintenant couler dans la douche, à peine séparée de moi par cette cloison trop mince pour étouffer les bruits et cette porte qu’il me suffirait de pousser pour aller l’admirer. Je me demande vraiment pourquoi l’architecte ou l’ancien propriétaire a imaginé les choses comme ça. Il pouvait pas penser à l’excitation que ça allait provoquer chez moi quand il a fait ses plans ?
En plus, la voilà qui se met à chantonner et même à gueuler, je dirais, la chanson de Metallica qui m’a réveillé ce matin. Non seulement, cette nana est un vrai moulin à paroles quand elle est avec moi, mais voilà que je découvre aussi qu’elle ne s’arrête même pas sous la douche et passe son temps à chanter. Je file dans ma chambre pour m’éloigner le plus possible d’elle et de sa voix qui emplit mon appartement et réfléchis à ce que je vais bien pouvoir faire pour déstabiliser le restaurant sans me faire griller. Cependant, je n’arrive pas à me concentrer, bien dérangé par le bruit qui vient toujours de la salle de bain. Je me dis qu’il va falloir que j’aille faire un tour si je veux avancer dans mes réflexions.
J’enfile un jean et passe le tee-shirt avec le logo du restaurant et suis surpris, quand je reviens dans la pièce principale, de ne plus l’entendre gueuler alors que l’eau coule toujours. Madame n’est clairement pas la championne de l’écologie vu comment elle gaspille l’eau ! Mais, rapidement, je comprends ce qu’il se passe et pourquoi elle n’est plus en train d’interpréter les derniers titres à la mode. Ce sont ses gémissements qui ont repris. J’en reviens pas. Elle recommence encore ? Mais c’est une nympho ou quoi ? Madame a l’air d’avoir de grosses envies, et le pire, c’est que mon traître de corps répond à ce bruit de manière quasi automatique. En quelques secondes, je me retrouve tout dur et tout excité.
Vite, je m’éloigne et attrape mes clés pour échapper à la tentation et à l’envie que j’ai d’aller la prendre sous la douche, d’aller remplacer ses doigts par mon sexe qui essaie de me faire oublier mon cerveau. Je descends rapidement les escaliers et retourne observer le restaurant afin de me familiariser un peu plus avec les différents espaces et essayer de trouver ce que je pourrais faire pour réussir ma mission.
Paul est en cuisine et il est déjà aux fourneaux. Je le salue et l’observe faire en silence, en m’adossant au mur près de la porte qui mène à la partie restaurant. Je suis en avance et j’ai donc tout le temps nécessaire pour musarder et réfléchir.
— Qu’est-ce que c’est le plat du jour, Paul, tu sais ?
— Escalope normande au cidre, aujourd'hui. D'ailleurs, la sauce sera disponible en assaisonnement pour tous les plats.
— Ah parfait, et le dessert du jour, tu nous prépares quoi de bon ?
— Les habituels. Tarte au citron, fondant clémentine-chocolat, mousse au chocolat, tarte aux pommes, salade de fruits de saison, sorbets maison.
— Heureusement que tes desserts ont du succès, hier, c’était pas terrible les retours sur le veau marengo. Pourquoi tu restes encore ici, toi ? T’as pas des envies d'ailleurs ?
— J'aime ce lieu, j'y bosse depuis vingt ans, tu sais. J'ai vu Clémentine cuisiner avec son père, pâtisser avec sa mère. Je suis attaché à cette famille.
— C’est bien d’être fidèle. J’espère que tu regretteras pas.
J’essaie de semer un peu le doute chez lui. S’il se barrait, ça serait un sacré coup pour le restaurant. Je me dis qu’il y a peu de chances que ça fonctionne, mais ça vaut le coup de le tenter. Parce que pour l’instant, je n’ai pas vraiment d’autres plans…
— Je suis sûr que Clem va redresser la barre. J'ai confiance en elle.
— Oui, elle a l’air d’avoir du caractère et tant mieux. Il en faut pour ce métier, surtout qu’il n’y a pas tant de femmes cheffes que ça.
— Elle manque juste de confiance en elle. Son père était sévère, ça l'a pas aidée. Mais si tu veux mon avis, elle est meilleure pâtissière que cuistot. La pâtisserie, c'est sa passion, la cuisine, elle n'a pas trop eu le choix.
— Et toi, tu fais pas la cuisine ? Tu veux pas lui laisser ta place pour optimiser les choses ici ?
— Non, j’ai toujours été pâtissier, moi. Vaut mieux pas me confier la cuisine. Jamais je ne serais à la hauteur de François Millon ! C’est grâce à lui qu’on a eu nos étoiles !
Je ne peux m’empêcher d’admirer le courage dont fait preuve Clémentine avec ces nouvelles informations. Et en même temps, je me dis que ce n’est pas étonnant que ça fonctionne moins bien qu’avant si la cuisine, ce n’est pas sa spécialité. Pour arriver à faire de la bonne cuisine, il faut aimer ça et avoir l’expérience, chose qu’elle n’a pas dû acquérir vraiment dans son food truck. Je me souviens de ma vie d’avant l’armée et je ne peux que comprendre à quel point elle doit galérer à essayer de faire des menus qui tiennent la route.
Lorsqu’elle vient nous rejoindre, je vais installer les tables et la laisse s’affairer en cuisine avec Paul. Je m’efforce de bien remplir cette tâche afin d’être l’employé modèle, en apparence du moins. J’installe les petites fleurs, mets les serviettes à leur place et m’assure que les couverts sont bien droits et que tout est parfait.
Quelques minutes avant l’ouverture du restaurant, je vois Clémentine qui sort de la cuisine avec Paul qui va fumer une cigarette. Ils prennent une petite pause avant que le rush du service ne commence, a priori. Sonia, bien entendu, n’est pas encore arrivée et je me retrouve seul dans le restaurant. Je me décide à tenter ma chance, et vais en cuisine l’air de rien. J’inspecte rapidement les différentes marmites et repère celle avec la sauce pour les plats du jour. Je prends une grande cuillère et en prélève un petit peu pour y goûter. C’est pas mauvais ce qu’elle a préparé. Juste un tout petit peu trop salé, mais il suffirait de rajouter un peu d’eau pour que ça soit très bon.
J’ai alors une idée. Une vilaine idée, mais l’occasion est trop bonne. Personne ne m’a vu entrer dans la cuisine. Je saisis le pot avec le sel et en déverse juste assez pour que le plat devienne presque immangeable, mais pas trop pour que ça puisse passer pour une simple erreur de dosage. Je ressors et fais mine de vérifier les tableaux où on écrit le menu du jour. Je me dis que certains clients devraient bien s’énerver et je me frotte les mains dans ma tête. Ben oui, parce que si je le fais en vrai, je risque de me faire griller. Pas bête, Alexei. C’est ce que me disaient toujours mes instructeurs en Russie. Trop intelligent pour n’être qu’un simple soldat !
Sonia débarque enfin et fait entrer les premiers clients à sa suite en leur disant de patienter à l’accueil, puis me jette un regard désolé avant d’aller se changer dans l’arrière salle. Je récupère quelques menus et commence à installer les convives. J’improvise un peu car personne ne m’a encore montré comment répartir les places, mais je fais au mieux et surtout, je recommande chaudement le plat du jour à tout le monde. Sonia vient me rejoindre et après avoir servi les entrées, je commence à apporter les premiers plats du jour aux clients qui m’ont fait confiance. Je constate avec plaisir leurs têtes dégoutées quand ils portent l’escalope à leur bouche.
— C’est honteux ! Garçon ! Venez ici ! lance enfin un client ulcéré.
— Oui Monsieur, que puis-je pour vous ?
— C’est immangeable votre truc ! C’est immonde ! Vous osez vendre ça à ce prix-là ?
— Je ne comprends pas, notre dinde vient directement de la ferme ! La meilleure qualité possible, Monsieur.
— Ce n’est pas la viande, c’est la façon dont elle est cuisinée ! Faites venir le Chef, que je lui dise tout ce que je pense de sa sauce ! C’est de la merde ! De la malbouffe !
Je prends un air penaud et je me dirige vers la cuisine où je constate que Clémentine ne s’est pas encore rendue compte de l’agitation qui règne dans la grande salle.
— Il y a un client qui n’est pas content et qui veut vous parler, Cheffe.
— Un client pas content ? A quel propos ? demande-t-elle en récupérant un torchon pour essuyer ses mains.
— Il a dit que le plat, c’était de la merde et de la malbouffe, dis-je tout doucement en épiant sa réaction.
— Quoi ? Je… Vraiment ? Qu’est-ce qu’il a pris ? me dit-elle, totalement incrédule en se tournant vers ses gamelles.
— Le plat du jour. Vous voulez que je vienne avec vous pour faire la sécurité ? Je peux aussi le mettre dehors si vous voulez…
— Ça va, je suis une grande fille, merci. Quelle table ? soupire-t-elle, clairement attristée.
— La vingt-cinq, là où il y a le bourgois avec sa femme qui ressemble à une prostituée.
Je la suis. Je ne peux m’empêcher de m’en vouloir un peu en voyant sa mine défaite, mais aussi le courage avec lequel elle fait face à la situation. Elle arbore un faux sourire mais essaie de donner le change à tout le monde jusqu’à ce qu’elle arrive devant la table du client énervé.
— Bonjour Madame. Monsieur. Il y a un souci avec votre plat ? demande-t-elle poliment et de façon posée, bien loin de tout ce que j’ai pu voir d’elle jusqu’à présent.
— Vous êtes qui ? Je veux parler au chef ! Ce plat est ignoble !
— Je suis la Cheffe cuisinière de l’établissement. Qu’est-ce qui ne convient pas avec votre assiette ? Est-ce que c’est froid ? Je peux vous en servir une autre si vous le souhaitez.
Je vois que le gars la toise et la reluque de bas en haut avant de repousser son assiette d’un geste dédaigneux.
— Vous avez eu le temps de finir l’école et d’avoir votre diplôme ? Vous étiez absente sur la leçon sur le sel, non ? C’est immangeable votre truc. Plutôt crever que d’en reprendre !
— Le sel ? Je ne comprends pas, j’ai moi-même goûté la sauce tout à l’heure. Je… Je suis désolée que cela ne vous convienne pas. Est-ce que je peux vous proposer un autre plat ?
— Un autre plat ? Non, mais tu entends ça, Gisèle, un autre plat ! Madame la Cheffe nous propose un autre plat ! Moi, je voulais une escalope et je me retrouve avec de la morue salée. Gardez le votre plat ! Et surtout, j’espère que vous n’allez pas me faire payer ! Viens Gisèle, on s’en va et on ne remettra plus jamais les pieds ici !
— Je comprends, Monsieur, vous m’en voyez désolée. Evidemment, la maison vous offre vos consommations et je vais de ce pas résoudre le problème…
Je raccompagne le couple à la porte et les écoute continuer à se plaindre tous les deux en disant notamment qu’ils vont en parler à leur club de marche. Mon plan semble fonctionner et je retourne rapidement en cuisine pour voir ce que Clémentine a pu découvrir.
— Il est vraiment pas bon, votre plat ?
— Non. Allez voir tous les clients qui ont pris le plat du jour ou la sauce en accompagnement et dites-leur qu’on leur proposera une nouvelle assiette d’ici vingt minutes. Proposez-leur à boire en attendant, me dit-elle sans me regarder, le nez dans le grand réfrigérateur alors que Paul l’observe, perplexe.
— Tous les clients ? Vraiment ? rétorqué-je, faussement incrédule.
— Evidemment, tous les clients ! Je ne vais pas les laisser manger cette merde ! Bougez-vous, bon sang !
Sans plus attendre, mais avec un vrai pincement au cœur en la voyant si désespérée, je me précipite dans la salle avec Sonia pendant que Clémentine se met à sortir de nouveaux ingrédients, son regard allant de la marmite au récipient contenant le sel. Nous récupérons rapidement les plats et, vu l’incompétence de Sonia, je me retrouve presque seul à devoir expliquer la situation aux personnes tout en leur servant les verres gratuits promis.
Lorsque je reviens en cuisine, je vois Paul en train de se disputer avec Clémentine.
— Comment tu as pu mettre deux fois du sel ? Tu ne t’en es pas rendu compte ? Tu as oublié ? Mais c’est pas possible de nous faire ça ! Pas en ce moment !
— Je n’ai pas mis deux fois du sel, merde ! C’est impossible ! Je connais cette recette sur le bout des doigts, tout est ordonné !
— Ben c’est pas moi qui l’ai mis, le sel. Tu fais chier, Clem. On n’a pas besoin de mauvaise publicité en ce moment ! Peut-être que ton oncle a raison et qu’il faut qu’on embauche un vrai chef !
— Je t’interdis de me dire ça ! crie-t-elle, faisant sursauter Paul. Pas toi ! pas maintenant ! Tu sais que je fais tout pour ce restaurant ! J’en dors plus la nuit, putain, j’ai plus aucune vie en dehors de ça ! Qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Que je me menotte au frigo ? Que je crève dans cette cuisine comme mon père ?
— Excuse-moi, Clem, tu as raison… Mais putain, ça fait chier ce plat…
— Je ne comprends pas, Paul, je te jure que je n’ai pas mis deux fois du sel, c’est impossible, soupire-t-elle en pressant un citron au-dessus de la gamelle à travers une petite passoire.
Je ne supporte pas de la voir aussi triste et désemparée. J’attrape les champignons que je découpe en petits morceaux avant de les mettre dans la gamelle sous son regard sceptique.
— Allez, on va arranger les choses, Clémentine, ça va aller. Il faut qu’on se dépêche, c’est tout.
— Y a rien qui va, peu importe ce qu’on fait, marmonne-t-elle en salant légèrement sa sauce.
— Il y a un proverbe dans mon pays qui dit que quand la glace rompt, il ne faut pas se laisser aller mais il faut réagir et courir pour sauver sa peau. Alors, en route ! Courons !
Clémentine retourne les escalopes qui dorent dans la grande poële sans rien dire avant d’aller s’occuper des frites maison qu’elle plonge dans l’huile frémissante. Elle travaille en silence, de manière efficace, sans plus accorder un mot ou un regard aux personnes qui l’entourent.
— Allez, on envoie, finit-elle par dire en versant précautionneusement la sauce sur les assiettes qu’elle a dressées.
— A vos ordres !
Je l’ai observée préparer le plat et je sais qu’il va être parfait. Les clients qui sont restés vont adorer, c’est sûr. Et d’ailleurs, on les voit se régaler avec Sonia. Je retourne en cuisine, mais il ne reste que Paul qui est en train de s’affairer sur les desserts.
— Où est Clémentine ? Les clients ont adoré.
— Dans son bureau, j’imagine. Elle a dit qu’elle revenait dans quelques minutes. Je te déconseille d’y aller, dans ces moments-là, on dirait une furie.
— Dommage, je suis sûr que ça lui aurait fait du bien d’avoir quelques retours positifs…
Le service se termine sans qu’elle sorte de son bureau. Sonia et moi finissons de tout ranger et tout nettoyer et je retourne dans mon appartement. Je ne peux m’empêcher de me sentir un peu amer même si je n’ai fait que remplir la mission qui m’a été confiée. Il faut que j’arrive à oublier le désespoir que j’ai lu sur son visage.
Je prends mon téléphone et envoie un SMS à Hervé :
“Repas de ce midi : un fiasco. Plan bien parti.”
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