17. Disputes en cuisine
Alexei
Je suis en train de finir de me préparer pour aller bosser quand mon téléphone sonne. Ce n’est pas la sonnerie habituelle, mais celle de WhatsApp. Ça veut dire que quelqu’un cherche à me joindre depuis la Russie. Je décroche, un peu inquiet.
— Allo ? Papa ?
— Oh Lisa ! C’est bien toi ! Comment tu vas, mon Ange ?
— Tout va bien papa. Dimitri m’a dit que je pouvais t’appeler.
— Oh que ça fait plaisir de pouvoir te parler.
— Tu me manques, Papa. Quand est-ce que je vais pouvoir te voir ?
— Appuie sur la caméra, on va pouvoir se voir déjà comme ça.
J’appuie de mon côté et mon image apparaît sur l’écran. Je vois l’image d’un homme blond et barbu, en pleine forme, mais avec un regard que je trouve hanté. J’ai l’impression qu’il suffit de me regarder pour savoir que je suis traversé par un tas de pensées en conflit les unes avec les autres. Et pourtant, personne ne me dit rien. Clem m’a même sorti hier soir, avant qu’on aille se coucher, que j’avais des yeux magnifiques dans lesquels elle voulait se perdre. Je ne sais pas comment on fait pour résister à la tentation de baiser, tous les deux. Enfin, si, je sais. Elle ne veut rien car je suis son employé et moi, je freine car mon job, c’est aussi de lui nuire.
— Coucou Papa ! me lance ma fille dont le visage apparaît enfin à l’écran.
Je constate qu’elle est dans une petite pièce avec de la tapisserie à fleurs. Il y a quelques posters d’Alla Pougatcheva au mur, ça ne doit donc pas être sa chambre. Ça m'étonnerait qu’elle aime cette chanteuse qui me fait penser à Edith Piaf en France. J’ai un petit pincement au cœur, car je me rends compte que je ne sais pas grand-chose de ce que fait et aime ma fille au quotidien. Ces cinq longues années entrecoupées de contacts épisodiques n’aident pas à maintenir le lien.
— Ma chérie, moi aussi, j’aimerais beaucoup pouvoir te voir en vrai. Tu es où, là ? Chez Dimitri ?
J’entends un petit bruit et je me rends compte qu’elle n’est pas seule. Je ne sais pas qui l’accompagne, mais il vient clairement de lui indiquer de se taire.
— Tu ne peux pas le dire, je vois. Sache que si je pouvais, je te ferais venir ici. Tu vois encore Alexandre de temps en temps ?
— Non, papa, tonton Alexandre ne vient plus nous voir car il s’est fâché avec Dimitri. Je ne vois plus personne à part mes camarades de classe.
C’est une mauvaise nouvelle, ça. Alexandre est un de mes camarades de l’armée avec qui j’ai grandi et avec qui j’ai combattu. Quand j’ai dû partir, il m’avait promis de s’occuper de Lisa. S’il ne vient plus, c’est que Dimitri l’en empêche. Quand on parle du loup, il apparaît justement à l’écran.
— Alexei, mon ami, tu vas bien ?
— Tu veux quoi, Dimitri ?
— Juste te rappeler que tu as jusqu’à la fin du mois pour payer ta dette. Ne l’oublie pas, sinon, ta fille, tu ne la reverras jamais.
— Papa, tu paieras, hein ? Je veux te revoir, moi !
— Oui, ma Chérie, je vais payer. Je ne t’abandonnerai pas.
La communication se coupe. Loin de m’avoir fait du bien, cet échange avec ma fille me met dans une colère froide. J’ai envie de balancer mon téléphone sur la terrasse, j’ai envie de crier ma rage au monde. Il faudrait que je puisse aller courir pour tout oublier et me calmer, mais je n’ai pas le temps. Et c’est donc plein de nerfs que je descends et rejoins mon poste au restaurant.
Quand j’arrive au restaurant, je vois que je ne suis pas le seul plein de nerfs. J’entends Clem qui crie sur son collègue, le Chef Linguini comme on l’appelle avec Sonia pour se moquer de lui qui, apparemment, ne sait cuisiner que les pâtes. Enfin, il est bon, il ne fait pas d’erreur, mais il parle toujours de pâtes.
— Non mais tu plaisantes ? A quel moment tu t’es dis que ce serait une bonne idée de n’en faire qu’à ta tête et de contourner un ordre direct de ta supérieure, sérieusement ?!
— J’aime pas obéir à une femme. Surtout quand ses ordres sont cons. Il y en a marre de ton escalope normande. Il faut savoir varier un peu sa carte !
— On est en Normandie ici, dans un restaurant qui sert des spécialités normandes, bordel ! Des lasagnes, non mais j’y crois pas, putain ! Si tu voulais cuisiner tes pâtes, fallait te faire embaucher dans un putain de restau italien ! Et n’oublie pas qui t’embauche, femme ou pas, c’est moi qui vais te verser ton salaire, donc c’est moi qui décide !
— Si je me casse, ton putain de restau avec ses tripes à la mode de caen, il fermera, tu le sais bien. Alors, aujourd’hui, c’est lasagnes ! Bordel ! Je suis Chef, pas commis de cuisine !
— Très bien, fais tes lasagnes basiques de merde ! Mais tu me mets au moins un camembert, ou un Pont l'évêque ! Tu te démerdes, spécialités normandes, point barre ! Et t’as qu’à te barrer, si tu veux, j’en n’ai rien à foutre !
Clémentine sort brusquement de la cuisine et manque de me percuter. Ses yeux lancent des éclairs mais s’adoucissent en me voyant. Pourtant, quand elle ouvre la bouche, toute sa colère reste bien visible… Et audible.
— Tu peux pas lui foutre une droite à l’autre abruti là ? Comme l’autre soir ! Je suis sûre que ça me soulagerait par procuration, bon sang !
J’aimerais beaucoup lui en mettre une, oui, mais nous avons le même employeur, et ce n’est pas le bon plan si je veux récupérer mon argent et sauver ma fille. Je pose mes mains sur les épaules de ma patronne et lui dis, le plus calmement du monde.
— Je vais aller lui parler, si tu veux. Mais c’est bon aussi les lasagnes au camembert, Zaltchika.
— Je m’en fous ! Ce connard se croit supérieur parce qu’il a des couilles ! S’il savait ce que j’ai envie de leur faire à ses deux bourses de branleur, rugit-elle en repoussant mes mains.
— Eh ! Calme-toi, c’est toi la patronne ! Vire-le, au pire. Tu trouveras quelqu’un d’autre ! Tu ne veux pas que j’aille lui parler ?
Je marche sur des œufs car j’ai envie de la consoler, de prendre sa défense, mais l’autre connard m’écoute aussi. Alors, je m’efforce de ménager la chèvre et le chou.
— Lui parler pour quoi faire, hein ? Il est sourd comme un pot ! Aaaah ça m’énerve ! Puis toi aussi tu m’énerves à rester tout calme là, bougonne Clémentine en me fusillant du regard avant de regagner la cuisine.
Je la regarde filer dans la pièce qu’elle partage avec Linguini. J’entre à sa suite pour essayer de limiter un peu les dégâts, même si je sais que c’est mal parti. Ça fait deux jours qu’ils cohabitent et ça fait deux jours qu’on compte les points avec Sonia.
— Pour info, dit-elle plus calmement, pour incorporer du camembert dans tes lasagnes, il faut le faire fondre en petits morceaux avec la crème, Chef. Heureusement que tu n’es pas parti sur des lasagnes classiques à la viande hachée, sinon ça aurait été la cata. Et, je te signale que c’est moi qui paie les denrées, donc quand je commande quelque chose au boucher, tu prends et tu ne discutes pas.
— Tu crois que mettre du camembert qui pue, ça va plaire aux clients ? Pourquoi tu ne me fais pas confiance ? Je sais comment sauver ce restaurant, moi !
— Il n’est pas question de sauver ce restaurant pour toi, il est question de faire ton travail, et de faire ce qu’on te demande de faire ! Y a écrit spécialités normandes sur la façade, pas italiennes, N.O.R.M.A.N.D.E.S !
— Elle a raison, Chef. Et les clients qui viennent, ils aiment bien le camembert qui pue, aussi incroyable que ça puisse paraître, dis-je doucement en me mettant stratégiquement entre les deux.
— Voilà ! Enfin une personne ici un minimum sensée ! jubile Clémentine en allant ouvrir le réfrigérateur. Non mais tu crois quoi, que sous prétexte que t’es plus vieux, que t’as des testicules et une grande gueule, tu peux faire ce que tu veux dans MA cuisine ? T’es pas chez ta mère, là !
— Tu parles pas de ma Mamma ! Elle pourrait t’apprendre à cuisiner, elle ! Si je te donne des conseils, c’est pas parce que j’ai des couilles, c’est parce que moi, j’ai du talent ! Et que j’ai pas appris à cuisiner dans un foodtruck ! Putana !
— Eh mec, tu ravales tes insultes tout de suite, ou je te les fais manger dans tes lasagnes, avec ou sans camembert. Tu parles pas à Clem comme ça. Que tu sois pas d’accord sur la cuisine, c’est ton droit. Par contre, tu lui manques de respect encore une fois, je t’assure que je te coupe la langue et je te la sers avec ce putain de camembert que tu as l’air de détester !
Je vois le regard noir qu’il me lance et je me dis que j’y suis peut-être allé un peu fort, qu’il va faire un rapport à Hervé, mais je m’en fous. J’ai pas pu me retenir, et de toute façon, je pense ce que j’ai dit. Il m’énerve à la fin, à manquer de respect à une femme admirable comme Clémentine. Un silence de cathédrale s’est installé dans la cuisine, mais je ne quitte pas des yeux Linguini qui, un couteau à la main, est prêt à me sauter dessus. C’est à ce moment que débarque Sonia dans la cuisine.
— Bonjour tout le monde ! Quel temps, n’est-ce pas ? J’adore ce soleil ! C’est super pour…
Elle s’arrête en plein milieu de la phrase observant la scène, interloquée. Ses yeux vont de Linguini avec son couteau à moi qui suis les poings fermés, prêt à réagir, avant de se poser sur notre patronne dont les yeux lancent des éclairs. L’atmosphère est si électrique qu’une simple remarque, un simple geste pourrait déclencher une explosion violente et dévastatrice.
— Allez Messieurs, soupire Clémentine en déposant une pile de Camembert sur le plan de travail, on range ses testicules et on se met au boulot, hop !
— Oh ! Quelle bonne idée ! Des lasagnes au Camembert ! s’écrie une Sonia toute innocente et loin de la dispute qui vient d’éclater.
Je souris et sors les carafes d’eau du réfrigérateur pour les donner à Sonia. L’électricité semble s’être dissipée par l’intervention des deux représentantes de la gent féminine. Je sais que ce n’est qu’une trêve dans ce combat qui s’annonce cataclysmique, mais personne ne semble vouloir la rompre. Je sors de la cuisine et souris à Clémentine en lui lançant :
— La Normandie sort toujours vainqueur !
Le service se passe plutôt bien. Pas d’éclats de voix venant de la cuisine, mais l’ambiance est lourde quand on en franchit la porte. En revanche, les clients adorent le plat de lasagnes au camembert, et le sourire satisfait de Clémentine lorsque je lui ai dit a fait bougonner Linguini dans sa moustache imaginaire.
Sonia et moi sommes en train de finir de mettre les chaises sur les tables pour le nettoyage, quand la bataille reprend de plus belle dans la pièce d’à côté. Tout ça risque de vraiment mal se terminer, Clémentine ne lâche rien et Terrence est un emmerdeur de première, hautain et macho. Tout pour plaire à notre cuisinière.
— Tu vas où, là ?
Linguini vient de sortir de la cuisine, suivi de près par notre patronne avec des casseroles à la main. Sonia et moi nous regardons sans plus bouger, prêts à les séparer au besoin.
— C’est ma pause, je rentre chez moi. Tes casseroles, tu peux te les mettre où je pense.
— C’est dans le tien que je vais les coller si tu ne finis pas ta vaisselle, je te le garantis !
— Alexei, va faire la vaisselle ! Moi, je suis en pause et je me casse.
— Alexei n’est pas ta bonne, putain ! Très bien, barre-toi ! Et tu pourras revenir pour ton solde de tout compte ! Bon débarras !
— Tu peux pas me virer. C’est ton oncle qui m’a recruté. Alors, tu fermes ta gueule et tu me laisses prendre ma pause ou je te colle un procès aux Prud'Hommes !
— Je te garantis que je ne suis pas prête de la fermer, dit Clémentine en avançant jusqu’à lui, l’air tout à coup très calme. Avoir des couilles et se prendre pour un roi, c’est bien, avoir un cerveau, c’est mieux, je te le garantis. Va prendre ta pause, et profites-en pour vérifier qui a signé ton contrat. Si tu comptes finir ta période d’essai, reviens, les casseroles t’attendront pour le lavage, mais tu auras intérêt à, toi, la fermer. Tu n’es qu’un employé, ne l’oublie pas.
— Je l’oublie pas… jette-t-il de la manière la plus méprisante possible, avant de sortir en claquant la porte derrière lui.
Je relâche ma respiration que je n’avais pas l’impression d’avoir retenue. Avec son départ, l’air revient dans la pièce et nous respirons tous à nouveau normalement. S’il revient de sa pause et reste parmi nous, ça promet pour les prochaines semaines. Il est en tous cas beaucoup plus efficace que moi pour foutre le bordel au sein du restaurant. Mais est-ce vraiment la meilleure façon de pousser Clémentine vers la sortie ? Je ne l’ai jamais vue aussi combative qu’en ce moment. Qu’est-ce qu’elle est excitante quand elle se bat comme ça pour son restaurant !
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