26. In vino veritas
Clémentine
“Oublie”, qu’il me dit. J’aimerais bien, bon sang, mais il ne se rend pas compte, lui, de ce que ça m’a fait de le voir me rejeter comme ça. Oublier, ouais, j’essaie, mais c’est un peu difficile quand ton crush est aussi ton voisin et ton employé, quand il se promène à poil sous tes yeux, sa virilité fièrement dressée, quand il arbore ce tee-shirt moulant au nom de ton restaurant, ce regard mystérieux qui le rend d’autant plus envoûtant. Bordel, il faut vraiment que j’arrête ces conneries et que je passe à autre chose.
Je verse le fond de bouteille dans mon verre et le lève à sa santé.
— Comment on dit, en russe, santé ?
— Na zdarovié ! Et on jette le verre derrière la tête quand on est vraiment bourrés, dit-il un peu tristement.
— Je ne suis pas assez bourrée pour ça, marmonné-je en buvant une gorgée. Bon sang, j’ai jamais bu aussi tôt de ma vie, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.
— Je t’ai déjà dit que tu étais belle, même quand tu es bourrée ? me dit-il en matant comme il le fait souvent.
— Non, je n’en ai pas souvenir, en tous cas. Mais tu sais, bourrée, on ne se souvient pas de tout. J’aurais peut-être dû boire l’autre soir, au moins, je ne me souviendrais pas de ton départ, soupiré-je en me levant.
— Tu sais quoi ? Je me demande combien de fois dans les vingt prochaines minutes tu vas encore me reprocher d’avoir agi comme le connard que je suis.
— Tu peux les compter, je m’en fous complètement, d’ailleurs, c’est quoi le record ? Tu fais ça avec toutes les nanas ?
— Je n’avais jamais respecté une nana comme ça avant, non. Mais c’est pas grave, tu as ton Thomas maintenant. Lui ne s’embarrasse pas de principes, je suis sûr.
— Tu sais quoi ? Je me demande combien de fois tu vas me parler de Thomas dans les vingt prochaines minutes, ris-je.
— Je l’aime pas, lui. Juste envie de lui éclater sa tête.
— Tu ne le connais même pas, comment peux-tu dire que tu ne l’aimes pas ?
— Il a pris la place que j’aurais aimé avoir, mais que je n’ai pas le droit d’occuper. Ça suffit, non ?
— Tu peux me dire en quoi tu n’as pas ce droit ? Parce que je ne comprends pas, moi.
— J’ai trop de soucis, Clém. Je ne veux pas t’entraîner là-dedans. Je n’en ai pas le droit.
— Tu me fatigues avec tes excuses à la con. Tu me donnes envie de vider une autre bouteille pour oublier tes conneries.
Je l’observe, toujours assis sur la marche de l’escalier, comme si tous les soucis du monde pesaient sur ses épaules. Je n’arrive tout simplement pas à passer outre son rejet. Il peut dire ce qu’il veut, qu’il me trouve belle, qu’il a envie de moi et tutti quanti, ça ne change rien au fait qu’alors que nous allions passer à l’étape ultime du sexe, il a fait machine arrière et a réussi la manoeuvre, contrairement au Titanic, parce que je n’ai pas percuté l’iceberg. Je me suis pris une bonne gifle et ma confiance en moi s’est enterrée profondément au fond de ma petite cour. Je ne l’avais absolument pas vue venir, celle-là, Alexei qui, après m’avoir fait du gringue et alors qu’il passe son temps à me regarder avec envie, me repousse avant même qu’on couche ensemble.
— Est-ce que tu as un souci ? Enfin… Je veux dire, tu me parais encore plus préoccupé que d’ordinaire.
— Ça changerait quoi que j’aie un problème ? Je ne suis que ton employé.
— Tu ne vas quand même pas me reprocher de mettre de la distance entre nous alors que… Merde, tu fais chier, sérieusement !
— Désolé, je ne veux pas t’embêter avec mes soucis, mais je…
Il ne finit pas sa phrase et craque totalement, se mettant à sangloter, son visage entre ses mains. Je reste un instant pantoise, l’observant, peu à l’aise de le voir ainsi alors qu’il donne l’image d’un roc, avant d’approcher pour venir m’asseoir à ses côtés.
— Qu’est-ce qui se passe ? demandé-je doucement en caressant sa nuque. Dis-moi, Alex…
— Rien, je foire tout. Je ne suis pas capable d’avoir une relation normale. Je ne suis pas capable de m’occuper de ma fille. Bref, c’est la merde.
— Pourquoi ta fille n’est pas là, avec toi ? Je veux dire… Elle est où ? En Russie ?
— Lisa est en Russie, oui. Et ça fait bientôt dix jours que je n’ai pas eu de nouvelles. J’ai peur qu’il lui soit arrivé quelque chose. A cause de moi.
— Je vois… Pourquoi tu n’es pas déjà parti là-bas ? C’est trop risqué pour toi ? Tu ne connais personne qui pourrait prendre de ses nouvelles ? Qui s’occupe d’elle ?
Je souffle un coup, parce que je suis en mode Question pour un champion alors que je connais Thor et que c’est tout ce qu’il ne faut pas être. J’essaie d’y aller mollo, mais les questions se bousculent dans ma tête à une vitesse impressionnante, d’autant plus qu’elles sont nombreuses. Il y a beaucoup trop de parts d’ombre dans la vie d’Alexei et je ne comprends rien, c’est très frustrant.
— Pardon, continué-je. Tu me connais… Je… J’aime pas te voir comme ça et j’ai peur de ne rien comprendre, mais je me doute que c’est plutôt mauvais signe vu ton état et… C’est stupide, je ne connais même pas ta fille, mais j’en viens à m’inquiéter pour elle.
— Tu veux vraiment savoir ?
— Tu veux vraiment me dire ?
— Peut-être que tu me comprendrais mieux si je te disais…Mais je ne suis pas fier de tout…
— Je t’écoute…
Je vois ses épaules s’affaisser et il me tend son verre pour que je le serve à nouveau. Ce que je fais en prenant la deuxième bouteille cassée, puis lui souris pour l’encourager.
— Tu te souviens que j’ai dit que ma femme est morte dans un attentat terroriste ?
— Je me souviens, oui… Difficile à oublier.
— Eh bien, j’ai retrouvé ceux qui ont fait le coup. J’en ai tué un qui voulait en finir avec moi et dénoncé les autres à la police. Mais ils sont tous corrompus. J’ai dû partir en catastrophe pour sauver ma vie. Ma fille… Je n’ai pas pu l’emmener.
— Et… Tu n’as aucune possibilité de la faire venir ? Personne en qui tu as confiance pour l’amener ?
— Elle est sous la protection d’un autre groupe… Mais ils me demandent plein de fric pour s’en occuper. Et là, ça fait plus d’une semaine que je suis sans nouvelles. J’ai peur, Clem. J’ai peur qu’elle soit morte.
— Qu’est-ce que tu peux faire ? Enfin… J’y connais rien moi à ton pays de dingues, je te proposerais bien d’aller moi-même en Russie incognito si ça pouvait t’aider, ou peu importe quoi d’ailleurs. Enfin, sauf le fric, ça, malheureusement, je ne peux pas y faire grand-chose même si ce n’est pas l’envie qui me manque de t’aider.
— Merci, mais je ne veux pas que tu sois impliquée. Ces histoires n’amènent jamais rien de bon. Je suis désolé, Clem. Je n’aurais rien dû te dire.
— Tu plaisantes ? Qu’est-ce que je risque au juste, là, dans mon petit restau qui prend l’eau ? Je doute que quoi que ce soit puisse m’arriver, ris-je tristement. Pourquoi tu n’y retournes pas ? Enfin… Doit bien y avoir un moyen pour que tu y ailles sans te faire repérer à peine arrivé là-bas, non ?
— Je n’ai pas le droit d’y aller, Clem. Je suis réfugié politique. Si j’y vais, je peux perdre tous mes droits en France. J’ai demandé à un ami d’aller la retrouver, mais lui non plus ne me répond pas. Bref, je ne sais pas pourquoi je t’ai dit tout ça. Le vin, sûrement…
— J’aimerais vraiment pouvoir t’aider…
— Si tu pouvais juste arrêter de me faire la remarque que je suis un connard, ce serait déjà bien. Je le sais que j’en suis un, mais je ne peux rien y faire.
— Bien sûr, et je te remercie de jouer avec mes sentiments, tant qu’on y est ? marmonné-je. Très bien… Plus de remarque à ce sujet, mais si tu recommences, je te castre moi-même.
— Je n’ai jamais joué, Clém, je te jure.
Je soupire à nouveau et glisse ma main dans la sienne en posant ma tête contre son épaule. J’ai l’impression d’être dans un film d’action et ça n’a absolument rien de drôle. Je n’ose même pas imaginer ce que peut ressentir Alexei, et je ne sais trop quoi dire ou faire pour le réconforter ne serait-ce qu’un minimum.
— Elle a quel âge, Lisa ? Elle te ressemble ?
— 10 ans. Et non, elle n’a pas de barbe comme moi, sourit-il enfin légèrement.
— Ça, c’est plutôt rassurant, ris-je, surtout à dix ans. Si je peux faire quoi que ce soit, n’hésite pas…
— T’en parler me fait déjà du bien, tu sais ? En tous cas, elle est blonde comme moi. Et super jolie. Tu veux voir sa photo ?
— Bien sûr, fais-moi voir sa bouille. Avec un père comme le sien, elle doit être superbe, dis-je alors qu’il sort déjà son téléphone de sa poche, sans pour autant lâcher ma main.
— Voilà ma Lisa. J’espère vraiment qu’il ne lui est rien arrivé.
— Je suis sûre qu’elle va bien, dis-je en regardant la photo, attendrie. Comment quelqu’un pourrait-il vouloir faire du mal à une petite fille ?
— Pour se venger de moi, certains sont prêts à tout. En tous cas, ça me fait vraiment du bien que tu sois là à mes côtés. Je ne crois pas que ce soit l’alcool qui me fasse cet effet-là…
— C’est toujours ça… Ravie d’être plus efficace que l’alcool. Et bien plus que Linguini, qui ne semble toujours pas avoir fini sa pause. Je vais lui arracher les yeux.
— Et moi les couilles s’il continue à t’insulter. Quel con ! Pourquoi tu le gardes ? Il te coûte une fortune en plus, je suis sûr !
— J’ai trouvé personne d’autre… Crois-moi que le foutre à la porte me tente grandement, mais j’essaie d’arrondir les angles avec Hervé aussi.
— Tu ne devrais pas. Il veut juste te faire couler, ça se voit.
— Il m’a collé dans les pattes un bon serveur, et un cuistot chiant mais pas mauvais… Peut-être que je vois trop le mal partout.
— Méfie-toi de lui. Tu devrais lui racheter ses parts, ça serait mieux pour toi.
— Avec quel fric ? ris-je. J’ai déjà un emprunt à la banque, Alex. Je ne peux pas lui racheter ses parts.
— Mince, toi aussi tu as besoin de fric, vraiment.
— C’est la vie… Ce n’est qu’un restaurant, rien de comparable avec toi.
— C’est ton restaurant. Un formidable restaurant d’ailleurs. Et tu t’en sors à merveille, je trouve.
Je m’apprête à répondre quand j’entends la porte battante de la cuisine. Alexei et moi nous regardons avant de nous lever dans un même mouvement pour monter les marches étroites et frapper à la porte comme des dingues. Je lance un regard noir à Terrence quand il nous ouvre la porte.
— Aucun commentaire, je te préviens, sinon la première chose que je ferai en sortant d’ici, c’est te couper la langue pour m’en faire un pendentif. Ta pause a été trop longue, soit dit en passant, dis-je en le bousculant légèrement pour pouvoir sortir et prendre un grand bol d’air dans ma cuisine.
— Vous sentez l’alcool, tous les deux. Vous êtes allés vous saouler dans la cave ?
— Oui. Ça te pose un problème ? Il faut bien ça pour pouvoir te supporter.
— Les desserts vont être beaux, tiens !
— Contente-toi de t’occuper de tes plats, marmonné-je en sortant de la cuisine pour aller dans mon bureau.
Je crois qu’il a raison sur un point, mes desserts promettent, aujourd’hui. Cependant, je doute que ce soit à cause de l’alcool. Comment poursuivre tranquillement ma petite vie quand je sais qu’Alex attend des nouvelles de sa fille et qu’il pourrait être arrivé malheur à la petite ?
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