53. Le Russe contre-attaque
Alexei
Je suis derrière mes fourneaux et j’essaie d’oublier la caméra qui tourne. Même si j’avoue que ce n’est pas facile quand le gars vient se mettre entre mes mains et ma tête pour filmer la sauce que je suis en train de préparer.
— Ça ne vous dérange pas que je fasse mon boulot ? demandé-je, un peu agacé du sans gêne du journaliste.
— Un peu de politesse, m’interpelle sèchement Hervé. Filmez ma nièce, je vous ai dit, lui n’est bon qu’à exécuter les ordres.
— Exécuter les ordres ? La cuisine est un art que seuls les ignares comme vous ne peuvent pas comprendre. Regardez comme l'œuf se transforme au contact de la crème en une sauce qui va ravir les clients !
J’en rajoute un peu mais je vois que ça plaît au journaliste et que Hervé, toujours aussi pathétique, essaie de se faire une place pour ne pas être mis à l’écart. Avec sa petite taille, je le vois qui sautille pour voir au-dessus de la caméra ce que nous faisons. Cela m’amuse au plus haut point.
— N’hésitez pas à filmer Clémentine, c’est quand même elle la star de votre reportage, dis-je dans un sourire. C’est grâce à elle que le restaurant existe toujours malgré les obstacles mis par certains pour sa réussite.
— Des obstacles ? C’est-à-dire ? me demande Pierre, le journaliste aux côtés de Clémentine.
— Quand on est nul, on blâme tout sur les circonstances extérieures, persifle Hervé.
J’hésite de mon côté à répondre aux provocations d’Hervé. Je me demande pourquoi il est venu et s’il se rend compte de ce qu’il est en train de faire. Jamais, à sa place, je ne me ridiculiserais à dire du mal de ma nièce qui tient, seule ou presque, son restaurant.
— Tonton, intervient Clem en lui tendant une poche à douille. Mes parents m’ont appris que la cuisine était une fête, qu’elle avait pour objectif de régaler les papilles et d’apaiser les maux. Tu devrais essayer, je te jure que ça fait du bien. Maman faisait toujours de la pâtisserie quand ça n’allait pas.
— Ouais, depuis que Paul est parti, la pâtisserie ici, ce n’est plus ce que c’était ! Moi, je ne touche pas à tout ça, quand même !
— Ah oui, Paul, quel malheur, ce qui lui est arrivé. Il paraît que ce n’était pas vraiment un accident, dis-je en regardant Hervé qui cherche à se dissimuler à nouveau derrière le caméraman qui sent qu’il se passe quelque chose et filme désormais l’oncle de Clem.
Je me suis décidé à provoquer un peu cet homme immonde pour le calmer dans ses petites remarques perfides. Il veut jouer ? Eh bien, il va voir ce que ça fait de s’essayer à la roulette russe.
— Pas un accident ? Monsieur Millon, vous pouvez nous dire ce qui est arrivé au chef pâtissier ?
Je souris intérieurement en voyant Hervé blanchir devant la question du journaliste.
— Heu… Un accident de la route, tout ce qu’il y a de plus banal. Je ne comprends absolument pas ces insinuations, nous en rediscuterons en privé, Monsieur Lioubov.
Les deux journalistes se tournent vers moi, sentant clairement qu’il y a beaucoup de non-dits et qu’on est un peu en train de jouer avec eux. Je capte un échange de regards entre les deux car ils n’ont pas encore décidé s’ils allaient jouer avec nous ou couper court à toutes ces petites piques.
— Monsieur Lioubov, vous pensez qu’il y a des choses qui sortent de l’ordinaire, ici ?
— A part la qualité de la cuisine de Clémentine, vous voulez dire ? Parce qu’ici, je peux vous assurer, la cuisine a l’air ordinaire, mais sous ce côté traditionnel et normal, c’est l’excellence qui règne !
— Je ne doute pas de la qualité de la cuisine, Monsieur Lioubov, continue Pierre, imperturbable et visiblement bien décidé à ne pas lâcher le morceau. Mais concernant l’accident, vous avez des informations à dévoiler ?
— Je pense qu’il faudrait demander à Monsieur Millon ici présent comment il savait avant l’accident que celui-ci allait arriver, en effet. Cela pourrait être intéressant…
— Menteur ! N’importe quoi ! Ce charlatan qui se prétend être chef est un fabulateur !
La caméra est revenue sur Hervé qui est en train de s’éponger le front, le visage même de la culpabilité. Je jubile intérieurement et me demande jusqu'où je dois pousser mon avantage.
— Monsieur Millon, j’ai l’impression qu’il y a des tensions et des désaccords entre vous et votre nièce. Est-ce que ce serait en lien avec cette histoire d’accident ?
— Est-ce qu’on pourrait se concentrer sur la cuisine, s’il vous plaît ? Je ne suis pas sûre que ce soit très judicieux de parler de ce genre de choses, soupire Clem en nous jetant à tous un regard noir.
— Oui, parlez donc de la bonne cuisine d’ici, minaude Hervé, visiblement soulagé.
J’hésite à en rajouter une couche, mais je me contente de sourire et de finir le plat que je suis en train de préparer. Le journaliste fait mine de se reconcentrer sur la préparation, mais son regard trahit son envie d’en savoir plus. Il a senti un os et il a envie de revenir le ronger, c’est évident. Il se tourne cependant vers Clem et lui demande s’ils peuvent la filmer dans la salle du restaurant, ce qu’elle accepte. Je reste seul avec Hervé qui s’approche et s’adresse à moi, sans quitter des yeux la porte qui nous sépare désormais des autres.
— Arrête tes conneries, le Russe, sinon je t’assure que ça va mal se passer pour toi et ta fille chérie.
— T’es pas en position de me menacer, Hervé. J’ai tes SMS, j’ai tes messages sur mon répondeur, je parle et c’est au fond d’une prison miteuse que tu vas passer les prochaines années de ta vie. Alors, tu as intérêt à te calmer, grogné-je.
— Et tu vas prendre le risque de finir toi aussi en taule, peut-être ? rit-il, pourtant visiblement moins assuré face à ma menace.
J’éclate de rire, ce qui le fait lever les yeux vers moi. Il est vraiment un minable et j’ai envie de l’écraser comme un moustique qui essaie de piquer mais qui ne peut pas vraiment faire de gros dégâts.
— Un peu de sel, un petit acte de malveillance, au pire, j’aurais une amende. Mais toi, tentative de meurtre ? Tu ferais vraiment mieux de te calmer, sinon, je sors de la cuisine et je déballe tout aux journalistes. La une des journaux, ça te tente ?
— Ne joue pas au con. Si tu fais ça, Clémentine perd son investisseur et le restaurant coule.
— Pas besoin d’un investisseur comme toi. Tu me dégoutes, Hervé. Tu sais quoi ? Je vais aller les voir tout de suite, les journalistes. J’ai trop envie de voir ta tête de con à la une des journaux, ça va être trop cool.
Je crache en sa direction pour lui montrer mon mépris et me dirige vers la porte de la grande salle du restaurant sans lui jeter un autre regard. Alors que ma main va se poser sur la poignée, je sens une de ses mains sur mon épaule et je me retourne vivement.
— Ne fais pas ça. N’y pense même pas, gronde-t-il.
— Sinon quoi ? Tu n’es plus rien, Hervé. Tu as dépassé les limites et tu le sais. Dis-moi pourquoi je n’irais pas tout leur raconter ?
— Parce que Clémentine ne te pardonnerait jamais d’envoyer en prison le dernier membre de sa famille. Tu as bien vu comme elle essayait de détourner la conversation.
— Tu es bien sûr de toi, là-dessus. C’est un risque que je suis prêt à prendre… Ou alors… Non, tu n’accepterais jamais… Pas la peine de te demander. Il vaut mieux que j’aille leur parler. Un scoop comme ça, ils vont adorer !
— Accepter quoi ? Je t’ai dit de laisser tomber cette idée ! Ce serait quand même dommage de perdre à nouveau la confiance de ta patronne alors qu’elle semble de nouveau être prête à ouvrir les cuisses pour toi.
Je m’approche alors rapidement de lui et le colle contre le mur, en le soulevant par le tissu de ses épaules afin de le dominer de toute ma taille.
— Ecoute-moi bien, pauvre type. Je vais te laisser le choix, mais n’abuse pas de ma gentillesse. Soit tu vends à Clem toutes les parts du restaurant et tu dégages de nos vies, soit je te fais finir ta vie dans la prison la plus proche et même pas je t’apporterai des oranges !
— Vendre mes parts ? Mais t’es malade ! Lâche-moi !
— T’as plus le choix, mec. Tu vends ou tu finis en taule. Tu sais que je ne rigole pas. Tu sais comment on fonctionne, nous, les Russes. Pas besoin de te faire un dessin, si ?
— Je… Tu... bafouille-t-il en tentant de se défaire de ma prise. Clémentine n’aura jamais les moyens de racheter mes parts.
— Pauvre type… Tu comprends rien de rien, toi. Je te laisse jusqu’à la fin de la semaine pour lui faire une proposition honnête. Sinon, dimanche soir, tu seras dans le journal. Je me suis bien fait comprendre ?
— D’accord, d’accord… Je vais y réfléchir.
— Quatre jours. Réfléchis pas trop, dis-je en le relâchant enfin.
Le pauvre type s’écroule par terre en se tenant la gorge. J’espère qu’il a compris que je ne rigolais pas, que j’irai au bout s’il le faut. Pour Clem, je suis prêt à tout, et je crois qu’il ne doit plus en douter, vu comment il me regarde, craintif et un peu désespéré.
Je rejoins enfin la salle alors que je vois Hervé se relever péniblement et se diriger vers la sortie. Clémentine est en train de répondre à des questions sur la localisation du restaurant et sa proximité avec l’océan. Je l’admire en silence, pose mon regard sur ses jolies fesses bien dessinées par son pantalon noir moulant et essaie de ne pas trop m’exciter à la vue de son profond décolleté qui a l’air d’également beaucoup plaire au caméraman, vu l’angle de sa prise d’image. Je souris car Clem n’est pas du tout consciente de l’attirance et du désir qu’elle provoque chez les hommes. Cette femme a un charme fou et ne s’en rend pas compte, ce qui la rend encore plus excitante.
Le journaliste m’invite alors à m’approcher de ma patronne afin de procéder à une interview en couple.
— Vous formez une belle équipe, tous les deux. On a l’impression d’une belle complicité entre vous. Je me trompe ?
— Je crois que vous ne vous trompez pas, rit Clem. La cuisine, ça rapproche, ça unit, ça apaise. Et puis, soyons honnêtes, je ne tiendrais pas le coup sans mes employés, et Alexei ne m’a jamais lâchée, même dans les coups durs.
— Quand on a une patronne sexy et engagée comme Clémentine, comment ne pas se donner à fond pour qu’elle réussisse ? ajouté-je en souriant et en prenant sa main dans la mienne.
— Et votre oncle, il vous a vraiment mis des bâtons dans les roues ? essaie à nouveau le journaliste.
— Hervé m’a aidée financièrement, c’est tout ce qui m’importe. Pour le reste, je ne suis pas du genre à abandonner, peu importe les coups que je prends. Bien entourée, je suis capable de tout, j’en suis convaincue, lui répond-elle en serrant ma main.
— Parfait, je pense qu’on a ce qu’il faut pour le reportage. Ça ne vous dérange pas si on finit sans vous et qu’on filme quelques plans d’extérieur ?
— Du tout, on a un service à assurer et encore des choses à faire en cuisine, de toute façon. Merci de nous accorder de l’intérêt, ce restaurant, c’est l’amour et le travail de deux vies, je suis contente de pouvoir faire perdurer ce que mes parents ont créé.
Toujours main dans la main, nous saluons les deux journalistes qui sortent en discutant tous les deux, j’ai l’impression qu’ils ont oublié Hervé ou en tous cas qu’ils n’en ont rien à faire. Ils ont dû trouver un autre angle d’attaque pour rendre leur reportage intéressant pour le public. Clem quant à elle, semble tout simplement heureuse.
— Bon… C’était pas si terrible que ça, rit-elle. Peut-être que je pourrais m’y faire, à être sous le feu des projecteurs !
— Tu étais super, Clem ! Et vu comme tu es sexy, les spectateurs vont tous débarquer juste pour voir la Cheffe ! Ça va nous faire un super coup de pub !
— Alex, tout le monde n’est pas aussi obsédé par mon cul que toi. Les gens viennent au restaurant pour manger, pas pour mater.
— Je suis sûr qu’il y en a qui vont vouloir joindre l’utile à l’agréable ! dis-je en la faisant tourner devant moi, révélant ainsi son corps de rêve.
Elle rit de son joli rire clair avant de se mettre sur la pointe des pieds pour déposer un tendre baiser sur mes lèvres et de partir vers la cuisine, toute guillerette. Je n’ose pas trop rêver à ce que le futur nous réserve, mais il me semble que je vais enfin pouvoir envisager la phase deux de la reconquête de la Cheffe, une phase qui sera, je l’espère, au moins aussi sensuelle que nos débuts prometteurs le laissaient entrevoir.
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