Errance
La fille s’éveilla sur une grande et large pierre ponce, comme échouée au milieu des rochers. Elle ouvrit deux pupilles affolées, et jeta de petits regards frénétiques autour d’elle. La première chose qu’elle pensa fut qu’elle avait très peur, la deuxième qu’elle était perdue.
Bien que sa tête fut animée, son corps semblait encore tout ankylosé et elle avait les articulations coupées. Dormait-elle depuis longtemps ? Condamnée à rester allongée, le dos collé à la pierre glaciale, elle observa les alentours.
Le lieu était clos, et sombre. Un océan de rochers pointus perçait le sol de ce qui semblait être une caverne, ou une grotte. Elle n’en savait trop rien. Le plafond devait faire une bonne dizaine de mètres de hauteur. Dans la pénombre, il lui sembla voir des visages aux masques grimaçants qui la regardaient méchamment, et elle eut envie de crier. Mais le son qui fusa de ses lèvres tenait plus du grognement enroué que du hurlement strident qu’elle avait voulu pousser. Sa gorge était un désert asséché depuis des lustres ; elle avait soif.
Le sang envahit progressivement ses bras et son torse, provoquant de désagréables picotements, puis se répandit le long du reste de son corps. Quand tout lui sembla redevenu normal, elle tenta de se lever. Au prix d’un insoutenable effort, sa poitrine se souleva, et elle parvint à se hisser sur ses jambes tremblotantes comme des roseaux assaillis par le vent. La tête lui tourna quelques secondes, lui brouillant la vision, puis elle vit à nouveau clair.
Du haut de la roche sur laquelle elle se tenait, elle put avoir une meilleure vision des lieux. Tout, de la disposition des cailloux, aux visages de vieillards grincheux formés par les ombres sur les parois de la caverne, semblait surnaturel. Cet endroit était singulier.
Au fond de la grotte, elle remarqua une légère nitescence, qui, se réverbérant sur les murs brillants, offrait le peu de lumière qui lui permettait de voir où elle se trouvait. C’était une chance qu’elle ne fut pas plongée dans le noir complet !
Son être fit marche vers la lueur, et elle vit un passage qui devait mener à une autre cavité. Curieuse, elle s’y engagea, oubliant un instant sa peur.
En s’approchant, elle perçut un léger murmure, sorte de mélange entre un bruissement de feuille, un raclement de pierre et une voix éraillée. Était-ce un animal ? Des chauve-souris, peut-être ?
Au bout du couloir, elle fut stoppée par un renforcement rocheux, qu’elle escalada. Elle découvrit alors en contrebas un immense espace plongé dans une étrange brume hivernale. L’écho provenait de là, elle en était certaine.
Elle tâcha d’imaginer ce que la brume cachait. Une nouvelle alvéole, plus grande que celle où elle était arrivée ? Un lac ? Une rivière de lave ? Non, il faisait froid. Peut-être la sortie était-elle ici ?
Soudain, la brume sembla se dissiper, comme aspirée par des pores enfoncés dans la pierre. Ce qu’elle vit alors tenait d’une vision cauchemardesque.
Il y avait des ombres. Partout. Des milliers. L’espace en-dessous d’elle était peuplé par ces étranges entités, qui semblaient perdues, comme errantes. Mortes. Ensembles, elles formaient cette ésotérique comptine, qui ne semblait pas sortir de leur bouche, mais de leur être tout entier. Le son était comme une plainte corporelle, une souffrance physique telle qu’elle s’exhibait sous la forme d’un hurlement diffus.
Tétanisée par la terreur, incapable de bouger un pouce, la fille fut réduite à regarder le manège des ombres. Les heures passèrent, sans qu’elle ne pût se détacher de leurs mouvements disgracieux, de leurs mimiques théâtrales faites de grimaces inhumaines.
Elle se dit que ces gens n’étaient pas vivants. Mais qu’étaient-ils alors ? Elle se mit à pleurer.
Ses jambes épuisées la menèrent au milieu de l’intangible foule, qui ne parut pas même la remarquer. Elle tenta de parler à ces fantômes, leur demanda où elle se trouvait, mais aucun d’eux ne lui répondit. Certains la regardèrent étrangement, avec un mélange de tristesse et de compassion, mais aucun ne s’attarda sur l’insignifiante petite fille qu’elle était.
Les jours passèrent, et elle se laissa aller, au gré des courants d’air. Elle se transforma peu à peu en ombre erratique, mais sans jamais vraiment en devenir une. C’était comme s’il y avait une barrière invisible entre elle et ces… autres. Souvent, elle songeait à la surface, mais ses souvenirs s’effaçaient tandis qu’elle s’efforçait de se les remémorer. Alors elle oublia. Il n’y eut dans sa tête plus qu’un tendre sourire, celui de sa mère, peut-être, résidu d’un passé oublié.
Un jour, elle cria. Un petit cri faible et fragile, puéril, qui devint un hurlement sauvage après avoir été amplifié par la résonance exercée par la grotte. Puis ses jambes lâchèrent, et elle s’effondra au sol comme une poupée de chiffon, pour ne jamais plus se relever.
Loin, loin de là, dans un monde où le soleil éclairait les arbres de ses rayons de vie, un père et son fils se promenaient. En passant près d’un puits naturel entouré de barrières de sécurité, ils entendirent un petit bruit – le cri d’un animal, certainement. Le fils regarda le trou, comme si le son venait de là-bas, et voulut s’en approcher.
« Non, c’est dangereux, fit le père.
– Pourquoi ? » demanda innocemment l’enfant.
Le père le prit par la main et l’attira vers lui, comme pour l’éloigner de la fosse. Puis il se pencha, et lui murmura, comme on dit un secret :
« Parce que ce trou est un passage vers les enfers, le royaume des morts ! »
Alors le fils se mit à rire joyeusement de cette bonne blague, et ils poursuivirent leur chemin.
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