Un conte de banlieue (1/2)
Old Josh sortit de sa maison à 8 heures exactement et tourna à gauche. Cependant, quand il y pensait et cela le préoccupait particulièrement, il n'osait plus se mentir et appeler ce taudis une maison. L'ensemble tombait en effet en décrépitude : les murs en bois commençant à pourrir et le toit partiellement effondré, condamnant l'accès au grenier, n'en étaient que deux symptômes parmi tant d'autres. Il devait quitter cet endroit dangereux. Mais cela non plus, il ne pouvait s'y résoudre. Cette ruine était ce qu'il avait de plus cher et tout ce qu'il avait, d'ailleurs. Cette maison avait vu naître toute sa famille depuis des temps immémoriaux. Ce fier, mais branlant emblème d'époques meilleures était si imprégné de souvenirs qu'ils en devenaient son âme. Avant qu'ils ne soient expulsés et envoyés en résidence, les anciens du quartier racontaient le soir sur le seuil qu'en écoutant le vent, on pouvait saisir des cris, des voix, des bruits de l'âge glorieux ; on disait même qu'à qui savait observer était parfois offert le spectacle de ces lieux en d'autres temps. Ceux de l'extérieur s'en fichaient, bien sûr.
Mais même cela appartenait au passé, à présent : la maison d'Old Josh était la seule qui ne fût pas encore rasée. Elle était la seule survivante de cette ancienne rue peuplée des personnes les plus hétéroclites qui soient : les ouvriers de l'usine automobile. Peu de temps après le passage des machines destructrices, Old Josh était allé explorer les décombres des lieux qu'il avait bien connu. Pendant plusieurs jours, il avait trouvé divers témoin d'une activité humaine intense : souvenirs de famille, photos, fragments de meubles, jouets, qu'il avait soigneusement entreposés chez lui, pour faire vivre la mémoire de ces gens simples, mais qu'il avait tant aimés.
Old Josh s'engagea dans une succession de rues dont le tracé subsistait comme autant de cicatrices faites au tapis d'herbes folles, uniquement grâce aux fondations des bâtiments, qui perçaient çà et là la terre depuis des siècles stérile. Il se dirigeait vers un monstre dont le cadavre même surplombait encore et à jamais les environs, comme pour narguer la dernière étincelle de vie qui subsistait en ces lieux. Old Josh ne pouvait pas arriver devant la carcasse imposante, la carcasse en béton et fer rouillé de l'ancienne usine automobile sans frissonner. Il ne se souvenait que trop bien de ce monstre à son apogée ; lorsqu'il engloutissait 3 fois par jour sa copieuse ration d'êtres humains éreintés. Old Josh pénétra cependant une fois de plus à l'intérieur. Celui-ci était vide depuis bien longtemps mais plein encore de l'odeur de sueur et du bruit assourdissant des machines auxquelles se greffaient les êtres humains avalés ; bien que la végétation, les graffitis et les poutrelles effondrées en aient pris la place depuis des décennies.
Bien que le souvenir vivace qu'éveillait le ventre du monstre en Old Josh n'eût rien d'agréable, il se contraignait à l'affronter car cela constituait également un raccourci notable sur le chemin de son lieu de travail.
Old Josh travaillait depuis des années dans le secteur du cuivre. Il n'était pas ramasseur, cependant. Après avoir travaillé dès tout jeune à la chaîne de montage des automobiles, il était bien trop usé pour ce genre de sacerdoce. Lui s'occupait simplement du recel : recevoir les clients et récupérer l'argent. La demande ne faiblissait jamais et ainsi il gardait le contact avec la Banlieue, sa Banlieue, désormais.
Old Josh sortit de sa maison à 8 heures exactement et tourna à gauche. Sa maison était aujourd'hui la seule qui ne fût pas rasée. Souvent, il se disait qu'ils arriveraient un soir avec leurs machines et démoliraient sa tanière comme ils avaient démoli les autres, l'ensevelissant à l'intérieur. Il deviendrait ainsi partie intégrante de la Banlieue, avec laquelle il finirait par ne plus faire qu'un, absorbé par le temps, comme il avait fait un avec ses autres hôtes. Peut-être était-il préférable que tout s'achève de cette façon.
Old Josh s'engagea dans une succession de rues dont le tracé subsistait comme autant de cicatrices faites au tapis d'herbes folles, uniquement grâce aux fondations des bâtiments, qui perçaient çà et là la terre depuis des siècles stérile. Il se dirigeait vers un monstre dont le cadavre même surplombait encore et à jamais les environs, comme pour narguer la dernière étincelle de vie qui subsistait en ces lieux. Old Josh pénétra cependant une fois de plus à l'intérieur. Mais aujourd'hui, quelque chose de taille s'était ajouté à la végétation, aux graffitis et aux poutrelles effondrées du toit. La partie valide de celui-ci, vaincue par la rouille, était tombée à son tour, obstruant le raccourci qu'empruntait d'habitude Old Josh.
Après l'avoir constaté, il ne jura pas, alors qu'il avait eu l'habitude de le faire, dans une autre vie. Il était trop vieux pour cela. Tout ce qu'il avait à faire était d'accepter la volonté de la Banlieue et d'emprunter un autre chemin. Il ressortit donc du cadavre massif et poursuivit sa route dans l'ancienne avenue qui longeait l'usine, de sa démarche lente et chaloupée que tous lui avaient toujours connu, comme si rien ne venait de bouleverser des habitudes de plusieurs décennies.
Il se retrouva, quelques temps plus tard, à l'entrée d'un nouveau quartier d'habitation. Les endroits de ce type entouraient l'usine. Il hésita. Non pas qu'il ait peur, bien au contraire, il connaissait tous les secteurs de la Banlieue comme sa poche. Il ressentait plutôt un sentiment de déranger : voilà des années qu'il n'était plus venu ici, depuis sa collecte rituelle de souvenirs après le passage des machines, en fait. Il se demandait si entrer à nouveau en ces lieux morts et qu'il avait enterrés ne détruirait pas en un instant l'atmosphère calme et irréelle, où le temps se trouvait suspendu et qui avait mis si longtemps à se constituer. Mais c'était le seul chemin ; et puis, la Banlieue l'avait voulu ainsi. Il fallait donc qu'il soit admis en ces lieux, car Elle le connaissait bien, depuis tout ce temps. Old Josh, le plus fidèle de Ses enfants, qui n'avait jamais renié ses origines et accueillait de bon cœur le souvenir des générations précédentes. Il se différenciait ainsi de tous ces traîtres, de tous ces lâches, qui, sous prétexte d'un avenir meilleur, fuyaient bien vite leur Mère nourricière, la livrant ainsi en pâture au Temps, cette incurable gangrène qui la condamnait. Ainsi raisonnait-il et avait toujours raisonné.
Old Josh s'engagea donc parmi les ruines envahies par une végétation luxuriante et par la rouille, qui constituait maintenant la peste de la Banlieue. Cela la tuerait à terme, Old Josh le savait et s'en attristait, mais n'y pouvait rien. Au bout d'un moment de marche monotone, dans un silence lugubre pour certains mais habituel pour lui, il arriva à un carrefour. A sa droite, un coin de maison, le plus proche du croisement, était resté debout, dans un état de conservation remarquable, comme pour protester contre la déchéance du lieu. La route qui coupait celle qu'il empruntait longeait, en tournant à droite, le vieux temple. Old Josh éprouvait une certaine réticence à passer devant, mais c'était le chemin. Il trouvait que le clocher pourrissant au pied de l'édifice et les portes défoncées béantes, donnant sur un intérieur plus noir que la nuit lui donnaient une aura malsaine, inquiétante.
Alors qu'il s'apprêtait à tourner le coin, Old Josh sursauta. Des voix ! Voilà des années qu'aucun bruit ne s'était fait entendre dans cette partie de la Banlieue. Qu'est-ce que ça pouvait bien être ? Surpris, quasiment effrayé par cette intrusion sacrilège sur ce territoire endormi, Old Josh se précipita derrière le pan de maison restant. Là où celui-ci s'arrêtait, il pouvait en penchant la tête apercevoir tout ce qui se passait devant le temple. Ce qu'il vit le pétrifia.
Quatre ou cinq êtres, apparemment jeunes, debout, en entouraient un autre, à terre. Vêtus de diverses tenues de sport, les membres du groupe sur pieds se déplaçaient en riant autour de leur victime, se moquant, l'insultant à plusieurs reprises. L'autre était recroquevillé, rejeté à terre par ses bourreaux quand il faisait un mouvement. Il sanglotait, parfois, provoquant l'hilarité générale et un redoublement des moqueries. Puis, l'un des agresseurs décocha un violent coup dans les côtes de sa victime. Semblant être l'alpha de la meute, il fut rapidement imité. Les coups pleuvaient, à présent et le meneur encourageait leur ardeur en participant quand elle faiblissait. Les rires et les cris déments se mêlaient maintenant aux gémissements inarticulés. Tout à coup, un éclair brilla : un agresseur avait dégainé une lame avec laquelle il s'employa consciencieusement à frapper l'autre en de multiples points non vitaux. Puis encore des coups. Des cris. Des pleurs. Des coups. Encore. Encore. Soudain, plus rien. Le chef de meute avait décidé que c'en était assez. Ils reprirent alors avec la même méticulosité leurs rires et moqueries, tournant régulièrement autour de la chose à terre, agonisante. Old Josh n'avait jamais assisté à une telle barbarie. Pour lui, c'en était trop. Choqué, terrifié, et comme dans un état second, il s'enfuit.
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