La carafe (1/3)
On avait vogué dans tout le continent avant de finir ici, échoués sur les grèves de la vie. Un homme peut bien s'énamourer de la route, désirer la prendre toute une vie durant ; c'est pas une existence que de vagabonder sans attache ni but en suivant son long ruban, les pieds portés par le vent. Il y a toujours un moment de fatigue où, las d'être trimbalé, abîmé par les haut-fonds du froid et de la haine de l'autochtone, on tombe en rade de la soif d'aventures qui nous tenait debout. En carafe de l'envie de mettre un pied devant l'autre ; quand on comprend que notre liberté de voyageur, ce sont rien que les fers du dénuement. Freedom is just another word for nothing else to lose. Ouais. C'est ça.
Alors nous y voilà. On avait bringuebalé nos guenilles jusqu'à l'entrée de ce bled mort et paumé dans le désert, Dieu seul sait où. Et encore. À peine dix heures du matin et déjà une chaleur de tous les diables, le grand disque brûlant faisait miroiter l'horizon et nous qui suions dans nos haillons ; une chaleur à vous crever un pauvre type. C'est pourtant pas ce qui manquait dans le coin. Nous, tout ce qu'on voulait, c'était à boire. On verrait bien plus tard pour trouver du boulot, poser nos valises. On avait pas un rond mais comme on voulait pas non plus fondre sur place, Bob, Johnny et moi, on s'est déplacés vers la taverne qui nous tendait les bras. Pas un chat dans la rue pour nous dévisager de son regard torve, ils sont bien tous comme les autres. Les autres, ceux qui étaient encore couchés, ou bien cachés, les lâches, derrière leurs volets décolorés. Sitôt qu'ils nous apercevraient ils nous haïraient, c'était couru d'avance ; alors plus on profite en leur absence... En fait de taverne, on s'est retrouvés plantés devant une vieille bicoque en planches torturées par le vent. Une terrasse nous accueillait, ou plutôt deux tables et quatre chaises. Encore des volets fermés à l'étage, probablement des chambres miteuses, crasseuses. Personne passe jamais dans le coin, à quoi bon nettoyer ? De toute façon, rien n'empêchera la poussière de s'infiltrer là où elle l'aura jugé bon. A l'intérieur, pas mieux. Noir comme dans un four, ou peut-être juste le contraste avec la lumière du dehors. Des chuchotements à l'arrière et le barman apparut. Un vioque, ou la cinquantaine, la quarantaine, je sais pas, la poussière décrépit tout ici. Il était un peu gros et surtout, ridé comme une pomme. Ça lui faisait comme de sales balafres dans visage fermé. Le regard torve, lui aussi. C'était la défiance ajoutée au manque de sommeil ; ou peut-être que sa bourgeoise l'emmerdait. Johnny prit les devants.
"Trois grandes bières, siouplaît.
- T'as de quoi payer ?"
Bob s'avança.
"Non, mais ça c'est pas grave, on va trouver du boulot. On est pas des sales types, on pourra rembourser. C'est juste le temps de s'installer."
Le pauvre, il avait attiré les foudres sur lui.
"Tu veux trouver du boulot, toi ? On veut pas d'emmerdes, par ici."
Bob me regarda.
"Ça veut dire qu'on veut pas d'étrangers.
- Mais on est pas emmerdants, nous, on veut juste boire un coup, poser nos valises, trouver du boulot et on fera chier personne, plaida Johnny."
Le patron nous dévisagea longuement, de ses petits yeux enfoncés dans les balafres dégoulinantes. C'était peut-être pour ça, les rides. Le soleil l'asséchait et le vidait de tout son liquide. Un peu comme s'il avait autant d'yeux que de pores et qu'ils pleuraient tous comme une madeleine. Il dut se dire que personne passait jamais et que ça ferait de l'occupation, parce qu'il finit par sortir les bières et on est allés s'asseoir. On commençait à tâter doucement l'ambiance du coin en sirotant péniblement notre boisson tiède. On était que de sales étrangers, comme partout. Pendant que Johnny et Bob finissaient de boire, j'ai trouvé le courage de retourner voir l'autre vieux. A force de négociations et contre un paquet de clopes et mon beau briquet, j'ai obtenu une chambre pour trois. Il y avait qu'un petit lit alors on tournerait et les deux autres dormiraient par terre, sur des vêtements. Comme je m'y attendais, c'était vide, miteux, ça puait le renfermé et il y avait de la poussière partout. Mais vu qu'on avait pas mieux, on a posé nos valises et on a discuté. On était tous d'avis qu'il fallait qu'on aille voir les environs, rencontrer les gens pour prendre nos marques, préparer le terrain. Mais vu l'accueil au bar, j'avais la petite boule au creux du ventre, le sentiment qu'on serait pas les bienvenus. Alors on a mis nos vêtements les plus légers, les moins sales et troués, on s'est couvert la tête et on a tenté une sortie. Maintenant, il y avait quelques pékins dans les rues, ou plutôt des silhouettes furtives passant dans l'ombre des maisons en planches. Quand ils levaient la tête et nous remarquaient pour la première fois, plantés sur la terrasse, ils s'arrêtaient tous un temps, tant surpris que haineux déjà ; défiants au mieux. Et puis ils repartaient, tous ces rats de poussière, on valait pas le détour, ils savaient bien qu'on survivrait pas à leur soleil, ni à leur bled mort. On a décidé de les imiter et nous voilà partis, suant, soufflant et assommés par cette main invisible qui nous enserrait le crâne. La chaleur bourdonnant dans les oreilles, on s'est mis à déambuler dans notre nouveau chez nous, ou ce qu'on croyait tel.
En réalité, tout le bourg était fait des mêmes bâtiments pourris, craquant sous le vent et les inlassables assauts répétés de la poussière. Il n'y avait presque que des maisons et quelques commerces peu avenants. Il étaient réservés aux habitués, c'est-à-dire aux autres habitants. Une caravane devait s'arrêter de temps en temps pour ravitailler, mais je parierais qu'elle repartait aussitôt. Les types du coin auraient été capables de lyncher la main nourricière sous prétexte que les doigts étaient étrangers. Tout ça était organisé très sommairement autour de «l'avenue» par où l'on était arrivés. Les rues étaient assez anarchiques et s'orientaient simplement autour des puits qu'on trouvait ici et là. Sur les extérieurs, il y avait des ranchs et corrals qui n'en avaient que le nom. Les vaches faméliques attroupées autour des maigres mangeoires constituaient sans doute la base de l'alimentation locale. Leur allure triste faisait peine à voir ; c'était peut-être dû à leur couleur de poussière. C'est en plongeant dans leur regard vide que je compris qu'elles étaient les seuls êtres vivants ici à accepter notre présence. Ou plutôt qu'elles n'en avaient rien à foutre. Notre tour fini, on a préféré pas tarder pour rentrer s'abriter enfin dans la chaleur moite du four de la taverne. Nous voilà donc de retour à la même table, devant la même bière tiède, sous la même indifférence défiante du patron. On parlait peu ; ça fatigue. Et puis, on préférait pas l'ouvrir devant les oreilles inamicales qui nous guettaient. On laissait pas sortir plus de quelques mots d'une affligeante banalité sur la chaleur ou sur le paysage, enfin, ces quelques collines basse qui fermaient l'horizon. Il valait mieux la boucler, alors on buvait. Chaque bière entraîne la suivante et on s'est même permis le luxe de fumer l'une des dernières cigarettes taxées au gros camion rouge, il y a deux semaines. On sentait peu à peu un changement d'atmosphère. D'irrespirable, la chaleur devenait étouffante. Le soleil tombait derrière le paysage et nous abandonnait dans le noir devant cette énième bière. La taverne se remplissait, aussi. Des types patibulaires du coin qui venaient finir de se crever devant l'alcool dégueulasse qu'on avait absorbé des heures durant. Eux non plus parlaient pas ; ou pas assez fort pour qu'on s'invite. On osait pas trop les approcher, tous ces hommes durcis par la croûte qui les enveloppait et par la rupture séculaire de tout contact avec la civilisation. On s'est alors trouvés dans cette posture étrange de ceux qui dérangent. Certains nous dévisageaient comme des bêtes sauvages, les autres ne nous voyaient même pas. Drôlement gênés, on osait même plus bouger la tête ni parler de la chaleur qu'il fera. C'était comme si la Terre entière attendait le moindre signe pour se jeter sur notre petit groupe et le déchiqueter, le réduire en morceaux et l'enterrer nulle part, par ici.
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