Don de soi
“Amen ! termina-t-il d’une voix tonitruante.
— Amen !” reprit la foule massée dans la grande salle ronde, dont les hauts murs tremblèrent sous le tonnerre de leur foi.
Le prêtre de l’ordre promena autour de lui un regard satisfait. Personne ne se plaignait. Ils se sentaient tous prêts à sauter le pas, flattés de leur propre courage. Comme pour mieux lui donner raison, tous les disciples entonnèrent une psalmodie à la gloire de Jésus, se balançant d’avant en arrière et les yeux mi-clos. Les mains croisées sur la poitrine, d’où tombait en couperet la longue tunique rituelle, ils faisaient enfin et feraient bientôt corps avec le Seigneur. Tous avaient disparu. Ne restait plus qu’un gigantesque organisme palpitant, vibrant à l’unisson dans l’Univers. Le grand prêtre sourit et caressa machinalement son crâne luisant. Le voilà enfin. L’aboutissement d’une carrière, d’une vie entière vouée au service de Dieu. Il les avait transformés. Lui ! Il songea en cet instant, comme cela lui arrivait parfois, à l’état dans lequel il les avait trouvés. Un vulgaire tas de mécréants, d’incorrigibles pécheurs, égocentriques et matérialistes, dépravés par une société dont ils étaient la lie. Drogués, dépressifs, en quête de repères ou d’affection, la fange de l’humanité. Jusqu’à le trouver. Il les avait transformés, jusqu’à devenir des humains meilleurs. Il leur avait ouvert les yeux, jusqu’à comprendre le monde et la place qu’ils y méritaient, loin de toutes ces attaches matérielles qui les maintenaient dans leur médiocrité. Il les avait éduqués, jusqu’à en faire des chevaliers du Seigneur. Et tous ensemble, main dans la main, avaient construit, pierre à pierre, le royaume de Jésus sur Terre. Il observa de nouveau le champ de crânes lustrés, oscillant sous la houle des alléluia, tout au bout des tiges carmin. Tous ont trouvé leur place ici, unis par-delà leurs différences dans l’amour le plus pur, le plus fraternel, sans distinction de sexe ni de couleur.
Une seule ombre, une unique ombre, obscurcissait encore le tableau. Puis tout serait parfait, enfin ; et Son œuvre, parachevée. Le royaume de Dieu allait s’écrouler. Les légions feraient irruption d’une minute à l’autre. Vendus au Malin par défaut, les hommes ne pouvaient supporter la lumière. Il faut qu’ils se complaisent dans les ténèbres, par confort, ou paresse ; fuyant le Soleil pour s’émerveiller de ces néons qui bernent les touristes. La société ne peut admettre son échec: elle ne peut supporter que les brebis perdues de ses valeurs illusoires trouvent le Salut. Alors elle décrète: il faut les tuer. Tous ces papillons sortis de leur chrysalide pour embrasser la vérité de Dieu, les tuer tous pour qu’ils redeviennent chenille et puissent ramper de nouveau. Le grand prêtre n’avait pas eu à y réfléchir beaucoup. Seule compte la gloire de Dieu. Si Son royaume ne peut advenir sur Terre, au moins il existera aux cieux. Et tous pourront se tenir à sa droite, libres enfin pour jamais.
Les quelques disciples affectés à la cuisine avaient déjà commencé à faire passer les coupes. De simples gobelets en plastique blanc, mais pleins d’espoir, largement assez pour chacun. Tous se servaient patiemment, se saisissant en silence d’un verre pendant que les plateaux défilaient encore de leur cadence impassible. Le grand prêtre se pencha, tout sourire, lorsqu’un commis au regard pétillant s’approcha de l’estrade et lui tendit le sien.
Puis se redressa, contemplant les premières convulsions. Convaincus de leur vérité, nul ne bronchait et portait à ses lèvres le liquide quand il se sentait prêt. Ils en buvaient d’abord une timide gorgée, de peur peut-être de la suite, on ne se refait pas totalement, ou pour s’assurer du goût. Comment leur en vouloir ? Il y a sans aucun doute quelque chose d’impressionnant, de terrifiant, même, à sauter le pas pour se livrer tout entier à Dieu. C’est une marche importante que de choisir d’abandonner le confort pourtant si matérialiste d’un corps. L’effet doit être celui d’une chute inopinée. Le contact du sol est un tel gage de sécurité que, même voyant le Salut tout en bas, on ne peut s’empêcher de mouliner des bras, cherchant la moindre prise. Non, la première seconde est parfaitement excusable. Mais ils s’enhardissaient toujours jusqu’à la dernière goutte, d’un seul trait. De toute façon, qu’est-ce que ça change ? Une fois qu’on a commencé, autant finir son verre, pour le même résultat. C’est plus poli. La dose était étudiée pour que l ‘effet ne se fît pas attendre. Et bientôt l’on convulsait vainement, se tordant en tous sens pour tenter d’échapper aux crampes violentes qui naissaient au creux du ventre avant de brûler tout le reste. Tous s’écroulaient alors peu à peu, repliés à qui mieux mieux. De l’écume jaillissait ensuite à petit flot de la bouche suffoquée, juste avant que la dernière étincelle de vie ne quittât leurs yeux pour rejoindre la droite de Dieu.
Fasciné par ce spectacle splendide, le grand prêtre les avait tous vus partir, un par un, son propre verre en main, soutenant leurs suppliques muettes sans broncher. Ainsi donc tous étaient morts, acheminés vers le meilleur des mondes à grande vitesse. Il resta planté un instant, le regard vide plongé dans l’amoncellement des corps flasques, avant de baisser la tête, fixant son attention au fond de son propre gobelet. Le liquide clair semblait lui retourner son regard d’un air concupiscent. Bon… À mon tour, maintenant. La fixant encore, il souleva la coupe d’un geste vif. Puis s’arrêta à hauteur de poitrine, sans savoir pourquoi. Ce nectar le captivait. L’empêchait d’achever son geste. Alors il restait là, indécis, entre deux poses, se perdant sans les voir dans les profondeurs du petit gobelet. Il finit par remarquer les vaguelettes qui léchaient tranquillement les parois, déposant quelques gouttes au passage sur les murs crénelés. Fasciné par le sempiternel ressac, dont il ne comprenait pas l’origine par temps calme, il ne pouvait s’arracher à cet effort ultime de procrastination. Enfin il comprit que ses doigts voulaient lui parler. Qu’est-ce que ça veut dire ? De la peur ? Mais pourquoi ? Pourquoi craindre l’accueil du Seigneur ? Pourquoi craindre l’avènement de Son royaume, où il serait parmi les premiers ? Que pouvait-il y avoir de si effrayant dans une simple gorgée ? Sinon la perspective délicieuse du Salut… Pourquoi maintenant ?
Son regard se détacha du liquide pour tomber sur ces doigts impies qui osaient le priver de sa liberté. Mais ce faisant, le sortilège se rompit et il releva la tête, vide et détaché. De gauche à droite, et retour, il imprima la vision de toutes ces fleurs coupées, mûries pour finir fauchées, puis stockées dans un immense silo souterrain. Débarrassé de toute pensée, il se contentait de les fixer tous et de faire corps avec ce carnage bienheureux. Lentement, il se replongea dans son verre. Pourquoi ? Alors que tout est si simple ? Si évident ? Pourquoi maintenant ? Alors que la bonne décision est si claire ? Alors qu’elle a déjà été prise ? Alors qu’ils l’ont tous acceptée ? Il sentit ses muscles se raidir, infusés peu à peu de cette inexplicable paralysie que vous empêche d’aller au bout. On passe des jours à y penser. Des nuits entières à peser le pour, le contre. A se demander si c’est la bonne façon, à retourner tous les mots dans sa tête, encore et toujours, jusqu’à les vider de leur sens. Puis on réussit à se convaincre, on admet qu’il le faut. On se donne du courage: demain, sans faute. Mais l’heure venue, alors qu’on s’est réveillé ragaillardi de sa résolution, voilà le doute qui s’insinue. Chassez le naturel, il revient au galop ; et vous pénètre par tous les pores.
Alors voilà où ça vous mène, une vie. Nulle part. Toute cette étude, muée en certitudes, pour rien. Parce qu’au jour du jugement ça pèse que du vent ; seul compte en fait le courage de l’instant. Une existence entière vouée à Dieu, à faire vivre Jésus ici-bas. A transmettre sa parole, à éduquer les pécheurs. A sauver son royaume, à le porter à bout de bras. Pour en finir là, sans aucune raison. Ils ont fait le bon choix, eux, le seul ! Mais la foi n’éclipse jamais totalement le primate.
Et Lui, alors ? Lui, Il en a rien à foutre, Lui ! Lui, Il est content, avec ça ! Il vous met à l’épreuve, ce salaud, juste quand ça Lui chante, et Il s’en lave les mains ! Toute une carrière pour Sa gloire et vous voilà remercié ! Mais quel enfoiré ! Quel faux-cul, quel hypocrite ! Une larme de rage troubla le liquide clair. Le grand prêtre parvint à soulever ses yeux brouillés sur le plafond immobile.
“Pourquoi ? bredouilla-t-il, Pourquoi m’abandonner ? “
Quelques sanglots déchirèrent le silence des spectateurs muets.
“Reviens, souffla-t-il, les épaules grelottantes… Par pitié, reviens… Où es-Tu ? Je ne Te vois plus…”
Figé sur place, plus tremblant que jamais, il souffrait. Seul il souffrait, sans personne autour pour lui redonner courage, pour le rassurer, pour lui répéter que c’est bien la bonne décision. Il pleurait maintenant à chaudes larmes, comme il avait pleuré en Le trouvant. Le doute n’appelle que le doute et la colère se mêlait à la peur. Alors voilà tout ce que je suis: un lâche. Un infidèle, qui n’arrive même plus à Te faire confiance. Donne-moi la force, s’il Te plaît, Tu le sais pourtant, je ne suis rien, je n’ai jamais rien réussi sans Toi…
S’il Te plaît…
Reviens…
Je suis désolé, je ne peux pas, pas ça, pas sans Toi. Il n’y a plus rien d’autre, en face, que le néant. Tous les autres ont suivi Ta lumière, alors pourquoi moi ?
Il entendit tout à coup les sirènes surgir dans le lointain. Le gobelet lui échappa.
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