2. Prise en main
— Tu n’as pas trop mangé aujourd’hui, s’inquiéta Christophe, le mari d’Agathe. Tu n’as pas aimé mon bourguignon ?
— Si, je me suis régalée, répondit Maelys. Mais je n’ai pas trop d’appétit, aujourd’hui.
— Bon. Tu pourras te faire un tupperware et le congeler.
Maelys hocha la tête et remercia. Christophe aimait qu’on complimente sa cuisine et le bœuf bourguignon était l’une de ses spécialités. Malheureusement pour lui, Agathe n’en raffolait pas, alors que c’était l’un des plats préférés de sa sœur.
Mais pour l’heure, Maelys était incapable de se concentrer sur la nourriture. Ou sur n’importe quoi d’autre, d’ailleurs. Elle n’avait qu’une hâte : pouvoir rentrer chez elle, ouvrir le tiroir, sortir la pochette et contempler le magnifique objet qui s’y trouvait. Mais Agathe faisait durer le supplice.
— Tu veux venir jouer au tennis avec nous ? lui proposa-t-elle après le café.
Maelys était consciente de jouer comme un pied, mais ces séances — même si elles lui demandaient un effort — lui faisaient du bien. Si elle refusait, que ferait-elle, une fois l’objet regardé et rangé ?
— D’accord, concéda-t-elle.
*
Enfin de retour ! Pendant toute la séance, la vision mentale de la chose, qu’elle commençait d’ailleurs à oublier, lui avait fait manquer une balle sur deux. Mais elle avait bien transpiré et se sentait détendue. La nuit tombait vite, et pour une fois, Agathe et Christophe ne s’attardèrent pas. En été, il leur arrivait de jouer jusqu’à tard le soir...
— Fait froid quand on s’arrête ! remarqua Christophe en essuyant son crâne lisse avec son t-shirt. Tu nous feras bien des crêpes et un petit chocolat, Agathe ?
— Du thé, plutôt ! renchérit cette dernière. Maelys, tu nous amènes ton super thé parfumé de la dernière fois ?
Et Maelys les suivit pour le goûter. Lorsque sa mère, puis son frère et sa belle-sœur débarquèrent pour les inviter à manger en face, elle se joignit naturellement au mouvement. De temps en temps, elle dînait seule chez elle. Mais ce soir-là, sa mère avait fait du porc au sucre. Elle pouvait bien endurer un peu de socialisation familiale et les outrances aigües de sa belle-sœur.
Lorsqu’elle rentra enfin chez elle, il faisait nuit noire. Sa petite maison au bout de la cour avait disparu dans les arbres du bosquet derrière, et elle dut s’éclairer à la lampe de poche. Parfois, elle rêvassait en regardant cette forêt, dans laquelle elle imaginait toutes sortes de créatures fantastiques. Mais pas ce soir. La chose l’attendait dans son tiroir.
Là encore, Maelys fit durer le plaisir. Elle enleva ses chaussures, se fit une tisane et nourrit le chat qui ronronnait avant de monter calmement. Elle prit une douche, se mit en pyjama. Savoir l’objet dans le tiroir, prêt à être pris en main, la rassurait. Elle éteignit toutes les lumières sauf la petite lampe étoilée Nature et Découvertes, alluma une bougie parfumée et ouvrit le tiroir.
Le satin noir glissa lentement le long du silicone, comme une gaine. La chose en sortit, vibrante et glorieuse dans toute son intensité. Maelys la caressa lentement. C’est vrai qu’elle était douce : le site n’avait pas menti là-dessus ! Ils faisaient des matières tellement dingues... Et elle semblait chaude, même.
Maelys la regarda de longues minutes, sentant la chaleur familière s’accumuler entre ses cuisses. Alors, elle la rangea hâtivement dans sa pochette, referma le tiroir et se mit au lit. Le chat la rejoignit aussitôt. Elle le laissa au bout du lit et éteignit la lumière. Une fois plongée dans l’obscurité totale, elle bascula dans un autre monde. L’image de la chose était restée imprimée dans sa rétine. Elle la visualisa, dressée et luisante, glissant dans un anneau de chair... mais il manquait quelque chose. Une image plus nette, ou une sensation plus franche. L’un ou l’autre.
*
Le lendemain, Maelys retourna sur le site. Elle lut les commentaires élogieux des utilisateurs sans se reconnaitre dans aucun d’eux.
« Il est si beau et original dans son animalité, j’aime la façon dont il ressort sur mon étagère à dildos. Trop gros pour être enfilé, mais parfait pour être regardé ! »
« Mon copain l’adore. Rien de mieux que cette extrémité effilée pour le pegging. »
Maelys passa ces commentaires incompréhensibles et alla directement à l’onglet « recommandations ». Là, elle trouva ce qu’elle cherchait : le gel intime associé à l’usage de ces objets contondants. L’un deux en particulier attira son attention :
« Une odeur musquée qui évoque à la fois le rut puissant du mâle et la délicatesse vanillée de délicieux bonbons. On en mangerait ! À consommer sans modération pour de glissantes sensations »
Sans réfléchir plus avant, elle cliqua. La petite bouteille acidulée tomba dans son panier virtuel.
*
Il arriva une semaine après. Une semaine de torture, pendant laquelle Maelys s’imagina chaque nuit être pénétrée par l’objet. Juste l’extrémité, et avec beaucoup de lubrifiant. Pour le reste, quelques frottements seulement.
Le parfum du gel était envoûtant. Mieux encore, il était parsemé de petites paillettes iridescentes qui allaient très bien avec la chose. Le soir même, Maelys éteignit son téléphone, ferma sa porte à clé et se fit couler un bain. Elle sortit l’objet et le posa sur le rebord de la baignoire. Avec son socle épais, il tenait tout seul : on aurait même pu s’asseoir dessus, en mode torture de l’inquisition.
Maelys prit son bain avec une petite musique du genre de celles que passait son prof de yoga — le seul homme vivant qu’elle eut trouvé potable, malheureusement, cela n’avait pas été réciproque — et se laissa aller à rêver. L’image qu’elle avait de la chose était devenue plus précise, à force de la contempler. C’était comme ces exercices de visualisation à la méditation... maintenant, elle imaginait un ventre ferme, pourvu de muscles abdominaux à la forme et au nombre légèrement différents de ceux des humains, mais néanmoins proches — pas trop quand même. Son regard descendait le long de ce ventre — arborant ces zébrures aux couleurs impossibles — et se posait sur la chose qui y était rattachée, dressée et turgescente.
L’eau était devenue froide. Elle la vida, sortit de son rêve nébuleux, et enduisit la chose du gel pailleté et odorant. Puis elle la glissa entre ses cuisses. Elle la sentait, ferme et chaude, contre ses chairs. Comme toujours, elle s’imagina que tout cela arrivait à quelqu’un d’autre — surtout pas elle, jamais. Cet avatar inconnu de ses fantasmes était caressé par des mains rayées et griffues, léché par une langue longue et pointue et finalement pénétré par la chose. Elle, elle n’osa pas l’enfoncer. Elle s’arrêta prudemment à l’extrémité, ce qui ne l’empêcha pas de jouir violemment, bien plus fort que d’habitude.
Puis elle resta là, dans l’humidité, la chaleur de son rêve et de ce qui restait des vapeurs du bain.
*
— On te voit plus trop, ces derniers temps !
Sa mère s’inquiétait pour elle. Ces vrai qu’elle avait beaucoup sauté de repas familiaux : axoa de veau, poulet carry, canard aux oranges, bœuf strogonoff, chicken pie et même chili con carne, son plat préféré.
— Et t’as maigri, observa sa mère d’un air concerné. Ça va ? Enfin, ça te va bien, mais bon...
Maelys la rassura comme elle pouvait.
— J’ai du travail, mentit-elle.
— Tu continues à écrire tes histoires ?
— Oui. Cette fois je travaille sur un roman basé sur la réalité, inspiré de nos vies. Fini les histoires d’horreur débiles.
Mieux valait dire ça que la vérité.
— Super ! Tu pourras nous faire lire, cette fois ?
— On verra.
— Au fait, des nouvelles des éditeurs ? Ceux qui devaient te rappeler ?
Maelys haussa les épaules. Son entourage proche s’imaginait bêtement qu’elle allait devenir le nouveau Stephen King.
Sauf que Stephen King n’écrit pas des histoires de créatures au pénis à picots, se dit Maelys en retournant chez elle.
Elle referma la porte et s’y adossa. La maison semblait vivante, comme mue par une pulsation sourde. Ce n’était plus ces murs vides et froids entre lesquels elle retournait s’isoler après une journée à côté, comme un Bernard l’Hermite dans sa coquille. Elle n’était plus seule. Même le chat, jaloux de la chose, avait fini par secouer son lard et passer plus de temps dehors.
*
Comme tous les soirs, Maelys prit son temps pour se préparer. Elle avait l’impression — très agréable — que le propriétaire de la chose l’attendait dans son lit, pénis dressé et prêt à l’emploi, ses bras puissants croisés derrière la tête. Tête qu’elle ne s’imaginait jamais : son esprit ne concevait que certaines parties du corps de la créature, qui prenait tour à tour une forme plus ou moins anthropomorphe, ou plus monstrueuse. Parfois, elle visualisait son avatar violé par un lycanthrope bestial, ou fécondée par un kraken terrestre. Mais, avant d’arriver aux sauvages coups de piston ou à l’intrusion mouillée de mille tentacules, il y avait toute une phase de prise de contact, pendant laquelle la créature lui titillait l’entrejambe sans jamais y entrer. C’était pendant cette phase-là que Maelys utilisait la chose.
Ce soir-là, elle se frotta longtemps dessus, utilisant toute sa longueur. Les protubérances nervurées éveillaient d’agréables sensations, qu’elle devinait plus douloureuses en cas de pénétration effective. Mais elle n’allait jamais jusque-là. Elle s’apprêtait d’ailleurs à le reposer lorsqu’elle entendit comme une voix dans son oreille, tout près :
— Encore.
Surprise, elle se redressa. Mais la sensation d’une main ferme la repoussa dans le lit. Et la chose reprit ses glissades entre ses cuisses, lui arrachant un soupir de plaisir.
L’orgasme arriva rapidement cette nuit-là. Elle se pelotonna dans ses couvertures et s’endormit, s’imaginant dans les bras du propriétaire de la chose qui l’enlaçait par derrière.
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