6. Honte intersidérale
Maelys s’assit dans sa cuisine. Seule. La créature n’était pas réapparue depuis l’intrusion, et Nico était parti peu de temps après avoir découvert son hôtesse en position compromettante, avec un dildo cauchemardesque entre les cuisses. Il ne reviendrait pas : ça au moins, Maelys en était certaine.
— Eh bien... on peut dire que tu as des fantasmes, euh, pour le moins étranges, avait observé Nico pour briser la glace. C’est au moins digne des Cénobites, ça !
Un jour, Maelys avait raconté à un Nico fasciné l’idée de génie derrière le concept du film Hellraiser : depuis, il y faisait souvent référence dans ses blagues. Mais cette fois, il ne rigolait pas. Et sa boutade avait été lancée d’une voix bien plus hésitante que d’habitude. La vision de cette masturbation bestiale et urgente l’avait choquée au-delà des mots. Il n’aurait pas été plus horrifié s’il l’avait découverte en train de se faire prendre par un bouc poilu au milieu d’une église.
En se remémorant l’expression de son visage lorsqu’il avait entrouvert la porte, Maelys cacha le sien dans ses mains. Comme si cela permettait de réparer... si seulement elle pouvait revenir en arrière ! À chaque fois, elle refaisait les mêmes erreurs. Le nombre de hontes qu’elle s’était pris, depuis l’enfance, à cause de son comportement bizarre ! À l’école, les autres gosses l’évitaient, et les rares qui ne le faisaient pas étaient rapidement rappelés à l’ordre par leurs parents. Le pire, c’est que ça continuait à l’âge adulte. Maelys était incapable d’avoir une conversation normale avec quelqu’un, sur un sujet consensuel ou ordinaire. Ce qui plaisait à la majorité la laissait de marbre, et ce qui l’intéressait faisait fuir les gens. Alors, elle avait appris à écouter... quand elle avait assez d’énergie pour ça. Et le reste du temps, elle s’amusait seule, en faisant des choses qui la mettaient au ban de la société.
Si je m’étais masturbée avec un vibro lapin ou un gode imitation Rocco, il aurait sans doute trouvé ça moins dégueu, songea Maelys en s’agitant sur sa chaise. Mais non. Il fallait qu’elle imagine un monstre lui pondre un gros œuf dans le fondement pour pouvoir jouir. Et ce besoin urgent de se la mettre, là, tout de suite, alors que Nico attendait dans le couloir... Qu’est-ce qui avait merdé, au juste, dans la conception de son cerveau ?
— Tu te trompes sur toute la ligne, intervint la chose de sa voix sarcastique. Ce n’est pas ça qui a troublé ton petit pote. Tous les mâles, humains ou non humains, rêvent d’une femelle immédiatement disponible, prête à écarter les cuisses à tout moment ! Mais il a compris qu’il ne faisait pas le poids, alors il est parti.
Maelys releva la tête. La créature était là, adossée contre un mur dans le recoin le plus sombre de la cuisine, juste derrière la chaudière en panne que lui avaient aimablement laissé les Loris. C’était la première fois qu’elle pouvait la voir aussi distinctement. Ses yeux, pareils à des lampes de feu, brillaient comme ceux de la statue de Kali dans Indiana Jones et le temple maudit.
— Comment ça ? Pourquoi ne ferait-il pas le poids ? Par rapport à quoi ?
— À moi, asséna brutalement la créature en décroisant ses longs bras. T’as vu la taille de mon zgeg ? Et je peux faire tout ce que je veux, avec : l’agrandir, le faire grossir, le tourner dans tous les sens... Lui, il serait incapable de te faire jouir, et il le sait.
— Mais tu n’existes pas, répliqua Maelys. Alors que lui, il est réel.
— Je suis tout aussi réel que lui, ricana le monstre. Je te le prouve tous les jours !
Maelys secoua la tête, lentement.
— Non. Je t’ai imaginé. À partir d’un dildo acheté sur internet... Il y avait même une petite notice avec. Le flagellateur mental est un monstre de l’outre-monde qui...
— Tu te prêtes beaucoup de crédit ! J’existais déjà avant. Quant à ces fabricants de verges en plastique, ils manquent d’imagination. C’est mon membre que tu sens dans ton ventre lorsque je te prends, pas du silicone !
Maelys fit la moue.
— C’est pourtant quand je sors la chose que tu apparais...
— Maintenant, j’apparais quand je veux. Tu n’as fait que m’invoquer, en te servant de cette chose, comme tu l’appelles, comme support.
— Où étais-tu, avant ?
— Dans les rêves d’une autre femme.
Dans les rêves d’une autre femme. C’était donc ça.
— Je préfère que tu me laisses, décida Maelys. Repars d’où tu viens.
La créature haussa les épaules.
— Comme tu veux. Mais je sais que tu me rappelleras. Tu le sais aussi.
Et elle disparut derrière la chaudière.
Maelys regarda autour d’elle comme une bête traquée. Soudain, la maison lui parut oppressante, avec ses recoins sombres. C’était devenu le territoire de chasse de la créature. Et la chose était toujours là, palpitante, à attendre d’être enfilée dans les replis humides de son intimité... Maelys ne pouvait pas rester là.
*
Officiellement, elle prétexta un problème de chauffage. Agathe et son mari habitant trop près, elle décida donc de partir chez ses grands-parents, à plus de 600 kms de distance. Là, elle pourrait se sevrer de la chose, qui resterait bien sagement à la maison. Maelys avait peur que la créature enrage de rester à l’écart, privée de sexe. Mais elle ne se manifesta pas. Maelys put faire ses bagages en toute tranquillité. Elle hésita en voyant la chose, bien emballée dans son sachet de soie... mais elle la laissa dans le tiroir. Ses grands-parents étaient des petits vieux tout à fait respectables, qui n’avaient pas à subir ces honteuses diableries.
*
— Maelys ! Téléphone !
Maelys émergea des draps glacés du lit où elle s’était réfugiée, uniquement alimentée par la chaleur naturelle du chat. Depuis qu’elle n’avait plus la chose, les siestes étaient nettement moins fun. Elle chercha son portable sur la table de nuit, avant de se rappeler qu’elle l’avait laissé en bas. C’était pour ça que sa grand-mère l’appelait.
En descendant l’escalier, elle fut accueillie par une chaleureuse odeur de crêpes. Sa grand-mère habitait peut-être à la montagne, mais elle restait irrémédiablement Bretonne. Il pleuvait autant en Haute-Savoie qu’en Bretagne, et le lac restait dissimulé dans la brume depuis son arrivée. Mais au moins, il faisait chaud dans l’appart’ : sans se soucier des restrictions, ses grands-parents poussaient le chauffage à 25°.
— Ton téléphone. Il a sonné.
Maelys l’attrapa. Et, au moment où elle faisait le code, il se remit à sonner. Sa grand-mère la regardait : elle était obligée de répondre.
— Maelys, je te dérange pas ?
— Tiens, salut Hichem. Ça faisait longtemps !
Maelys était sortie avec son ami d’enfance au cours d’un été où, jeunes et désœuvrés, ils n’avaient rien eu d’autre à se mettre sous la dent. Avec ses yeux verts et son sourire de loup, Hichem était séduisant, mais il avait trop les pieds sur terre pour faire bouillir le sang de reptile de Maelys. Cela avait été simple de transformer cette amitié en intimité, et encore plus simple de la faire revenir à la normale deux mois après, une fois l’été terminé. Tous les deux entraient alors à la fac, dans deux villes différentes.
— Je suis descendu voir mes parents à Carca, alors je suis passé chez toi. J’ai vu ta mère et ta sœur. Elle m’ont dit que tu avais fui ta maison.
— Fallait que je parte, lâcha Maelys, laconique.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Rien ne va dans cette baraque. Le toit fuit, on se les caille. Les Loris me l’ont louée sans chauffage, avec une vieille chaudière reliée à un poêle qui ne marche pas... Je passe ma journée à couper du bois pour rien et je me ruine en allume-feu. J’ai beau nourrir ce foutu Calcifer ras-la-gueule, ça ne prend pas... De toute façon, il s’éteint pendant la nuit. Le matin, je me réveille dans une maison glaciale avec du givre sur le nez et de la buée qui sort de la bouche, comme le gamin dans Sixième Sens !
Maelys avait espéré faire rire Hichem — avec Agathe, ils partageaient le même type d’humour et avaient même eu le projet de faire un trio de stand up comédie, au lycée. Mais cette fois, il ne releva pas la boutade.
— T’es pas sérieuse ?
— Totalement sérieuse. Les Loris sont bien sympas de laisser une chômeuse célibataire habiter cette bicoque, mais bon, ils n’ont pas la même conception du confort que nous...
— Je parlais pas de tes proprios royalistes, mais de ton histoire de froid intense, là. Je trouve ça bizarre, tu vois.
Maelys acquiesça. Oui, c’était bizarre.
— Il fait assez froid dans la montagne noire...
— Rien à voir avec la région parisienne ! Je peux te dire qu’à 5 heures du mat’ à Rungis, la buée c’est normal. Mais pas ici, alors que tu te lèves à midi — ta mère me l’a dit. Et ta sœur m’a dit que t’avais un comportement étrange, ces derniers temps. Que tu t’isolais, que tu parlais plus à personne...
— Ouais, j’ai un genre de dépression saisonnière. Le chômage, tout ça...
— Je comprends. Mais y a pas que ça, on dirait.
Maelys garda un silence prudent. Devait-elle tout raconter à Hichem ? Elle était sûre qu’il ne comprendrait pas, mais au moins, il l’écouterait.
— Écoute, je... Je me suis acheté un sex toy sur internet, lâcha-t-elle tout de go.
— Tu as quoi ?
— Merde, Hichem, tu sais que cela fait plus de dix ans que je suis célibataire... La dernière fois que j’ai touché un homme, c’était en 2012 ! Et encore, il a fait son coming-out juste après.
Cette fois, c’est lui qui ne trouva rien à dire. Elle lui avait coupé la chique. Tant mieux : cela changeait de Nico qui avait explosé de rire lorsqu’elle avait cru pouvoir se confier à lui.
— Bref. Je me suis acheté ça, pour voir... Tous les magazines féminins en parlent, la télé, les stars, Lady Gaga, tu sais ce que c’est... Ils font passer ça pour un truc cool et inoffensif, bon pour la santé même. Il parait qu’il faut connaitre son corps pour être sexy, c’est Gwyneth Paltrow qui le dit !
— Je n’aurais jamais cru que tu étais le genre de femme à être influencée — et même à écouter ! — Lady Gaga, objecta sombrement Hichem. Ou à prendre au sérieux les délires de Gwyneth Paltrow.
En temps normal, il aurait rigolé : Maelys le savait.
— Oui bah voilà, c’est dans ce monde-là qu’on vit ! Donc j’ai acheté ce truc, et je l’ai essayé, comme ça, pour voir, un soir d’ennui... J’ai trouvé ça nul, mais depuis, il se passe des choses étranges chez moi.
— Du genre ?
— Du genre, tout ce que je viens de te dire : la buée, la dépression... et surtout, j’ai l’impression qu’il y a quelqu’un dans la maison. Quelqu’un qui m’observe dans le noir, me chuchote à l’oreille, me touche, même... c’est pour le fuir que je suis partie.
Un silence pesant s’installa entre eux. Maelys n’avait jamais senti Hichem aussi grave.
— Je pense que t’es hantée par un djinn, lui asséna-t-il enfin.
— Un djinn ?
— Un démon, si tu préfères. Un sheitan. Un esprit qui habite l’autre monde, juste à côté de nous. Ils se cachent dans les recoins, la tuyauterie... dans les chaudières qui déconnent. Là où ils sont, il y a un problème avec l’eau, le chauffage, le téléphone ou l’électricité.
— Je croyais que tu étais athée ? rappela Maelys.
— Je le suis. Ça ne m’empêche pas de savoir que les jnoun existent. Cela n’a rien à voir avec Dieu, c’est autre chose. Quand j’habitais en Algérie, j’ai connu une tante qui était mariée à l’un d’eux.
— Tu veux dire, pour de vrai ?
— C’est le djinn qui l’avait prise pour femme. Elle n’avait pas eu le choix... à cause de lui, elle ne pouvait pas se marier avec un humain, un homme normal. Mais comme c’était un djinn musulman, la famille n’a rien dit.
— Un djinn musulman...
— Les jnoun vivent dans un monde parallèle au nôtre, mais ils nous ressemblent. Ils peuvent être musulmans, juifs, chrétiens... ou sans religion. Ceux-là sont les pires. Tu connais la religion du tien ?
— Je crois qu’il est athée, murmura Maelys, abasourdie.
— C’est pas terrible, alors. Parce que tu ne pourras pas le convaincre de partir avec l’aide de la religion... cela n’aura aucune prise sur lui.
— C’est bien ce qu’il me semblait. C’est plutôt le genre à ricaner si je brandis une croix devant lui ou que je lui jette de l’eau bénite...
— Bon. Au moins, il ne t’a pas suivie ?
— Je crois que non. Il ne s’est pas manifesté depuis que je suis ici...
Mais je sais qu’il m’attend à la maison, continua Maelys dans sa tête.
— Il semble que ton djinn soit attaché à cet objet. Il faut que tu t’en débarrasses.
— Je l’ai payé 76 dollars, sans compter les frais de port, et de douane...
— Oui, mais là, c’est une question de santé mentale ! Ce djinn va te couper du monde, comme il l’a fait avec la cousine de mon père.
— Ça devait bien l’arranger non, cette femme, de ne pas se marier, et d’avoir la paix à la maison ?
— Pas du tout, car elle était mariée au djinn. Il la forçait à avoir des rapports sexuels si nombreux qu’elle avait mal à ses parties le lendemain : elle nous le disait en pleurant, c’était triste à voir, miskina ! Et il lui a fait douze enfants. Douze, t’imagines ?
— Mais... comment ? Je ne comprends pas ?
— Les jnoun peuvent se reproduire avec les femmes. C’est même pour ça qu’ils s’intéressent à nous : pour mettre leurs rejetons démoniaques dans notre monde.
— Tu les as vus, toi, les enfants du djinn ?
— Non. Mes parents m’interdisaient d’y aller, et elle ne les montrait à personne, jamais. Ils ne supportaient pas la lumière du soleil.
Maelys s’assit. Cette histoire était aberrante.
— Je suis espantée... tu ne m’as jamais raconté cette histoire, Hichem !
— Je pouvais pas te le dire avant de savoir que tu étais hantée par l’un d’eux. Tu m’aurais pris pour un bledard arriéré ! Et ne le dis pas à ma mère, si tu la vois. C’était une grande honte pour ma famille, un stigmate.
— Je dirais rien, promit Maelys.
— Je vais essayer de voir autour de moi si je peux trouver une solution pour t’aider. En attendant, fais attention ! Mieux vaut que tu restes encore un peu chez tes grands-parents, loin de cet objet maléfique.
— D’accord. Merci, Hichem.
— De rien. Prends soin de toi.
Et il raccrocha.
Maelys se retrouva de nouveau seule, mais pas longtemps : sa grand-mère arrivait avec les crêpes et un plateau de thé. En trempant ses lèvres dans le Lapsang Souchong brûlant, Maelys se surprit à espérer : Hichem pouvait-il vraiment l’aider ?
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