11. L'intermédiaire
Le type était tout gris, comme si les fantômes du Père Lachaise situé juste en face du café lui avaient sucé toute son énergie. Répondant au nom étrange de Philippe Félindre, il avait le cheveu long et pauvre, à la manière d’un pirate hollywoodien. Tout de suite, Maelys sentit qu’il cachait quelque chose de pas net.
— Des petites perverses, hein... fit-il lorsqu’Anouschka et son amie s’assirent en face de lui.
La Suissesse réagit immédiatement.
— Je vous demande pardon ?!
— Vous devez être de sacrées perverses, si vous voulez acheter des produits de Pleasure Vault ! Désolé, mais j’dis ce que je pense.
Maelys échangea un regard avec son amie.
— En fait, on ne veut pas en acheter, précisa Anouschka.
— Ah ? M’enfin... tant mieux, ces trucs sont maudits.
La journaliste saisit la balle au bond.
— Maudits ? Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
Le type regarda vaguement autour de lui. Il n’y avait personne d’autre dans le café.
— Je veux dire que... c’est pas des dildos normaux, chuchota-t-il d'un ton de conspirateur. Vous avez dû le voir, déjà.
— Non, pas vraiment, mentit Anouschka.
Les yeux de Félindre s’allumèrent comme des phares.
— Qu’est-ce que vous faites là, alors ?
Anouschka sortit alors son arme fatale : sa carte de presse.
— Le type du GEAR vous l’a dit : je suis journaliste. Je veux écrire un papier sur cette boîte. Et pour ça, j’ai besoin de rencontrer son P.-D.G.
— Hum... Je crains que cela ne soit impossible.
— Pourquoi ?
— Il vit en reclus. Veut jamais voir personne.
Je pouvais sentir l’excitation d’Anouschka. Elle flairait une info importante, comme un chien d’arrêt.
— C’est donc un homme... étonnant. Vous le connaissez ?
— Étonnant ? s’alarma Félindre, piqué au vif. Et pourquoi donc ?
Anouschka soupira.
— Il faut être une femme pour imaginer des godes comme ceux-là. Les femmes ont besoin de s’évader du réel pour fantasmer. Un homme, lui, cherchera à coller le plus près possible au réel. Vous n’avez qu’à voir le nombre de joujous ultra-réalistes qui sont sur ce marché dominé par les hommes : c’est ça, la norme. Des bites veineuses couleur chair. Mais pour une femme qui en a ras la casquette de recevoir des dick pics, il faut autre chose. Des tentacules et des organes sexuels aliens, par exemple.
— Hm... je suis pas sûr de vous suivre, là, objecta le gars d’un air suspicieux.
— C’est pas grave. Dites-nous ce que vous savez sur Pleasure Vault.
Félindre se gratta l’oreille.
— Bah... Pas grand-chose. Lord Kelnor vient une fois par an à Paris, et il m’a choisi moi comme son unique représentant et distributeur en Europe. Un honneur... et un bon complément de revenus.
— Lord Kelnor ? Drôle de blaze ! remarqua Anouschka, le sourire jusqu’aux oreilles. On dirait que ça sort d’un film de vampires des années 90.
Ou d’un Star Wars, pensa Maelys sans le dire à voix haute.
L’informateur se dérida à ce trait d’esprit.
— Eh, sourit-il, c’est exactement ce que j’ai pensé quand je l’ai rencontré... non seulement il a un nom de vampire, mais il ressemble à un vampire.
— Comment ça ?
— Ben, longs cheveux noirs et lisses brossés en arrière... grand, la peau pâle, de grandes mains blanches... un style « gothique romantique », comme disent les jeunes. Il traînait là, au Père Lachaise, juste devant la tombe d’Allan Kardec.
— Mais c’est une caricature ! s’amusa Anouschka. Et ce type serait le président-directeur général de Pleasure Vault ?
— C’est le fondateur, oui. Moi, j’y connaissais rien à ces trucs de cul... mais je me suis dit que ce mec était fan de vampires, alors, je lui ai parlé du musée.
— Le musée ?
Félindre se redressa fièrement.
— Le Musée des Vampires... celui que j’ai fondé ! C’est moi aussi qui organise le tour « Paris vampire », j’ai même déposé la marque ... on passe sur l’île de la Cité, les Catacombes, le théâtre italien, et même le site du cimetière des Innocents... Puis on finit par le Musée, bien évidemment. Vous en avez jamais entendu parler ?
Anouschka secoua la tête lentement. Elle regarda Maelys, qui restait silencieuse.
— Pff, c’est parce que vous êtes Suisse... !
Il était vexé.
— N’oubliez pas que Polidori a écrit son roman au bord du lac Léman, contrattaqua Anouschka. Mais parlez-nous de ce Kelnor. Vous lui avez proposé de visiter votre musée, et en échange, il vous a parlé de ses dildos ?
— C’est à peu près ça, ouais. Mais c’est pas arrivé d’entrée de jeu, hein... enfin très vite, on s’est trouvé des atomes crochus. Je lui ai montré quelques posters des femmes de Dracula, de Vampira...
— Des vampiresses assoiffées à gros seins, donc, compléta Anouschka. Et ça lui plaisait ?
— On a parlé des vampires. Et de sexe. Il disait que la mort et le sexe étaient liés, que les pulsions les plus profondes réveillaient des choses qui, habituellement, sommeillaient dans les ténèbres...
Cette dernière phrase éveilla l’attention de Maelys. Des choses qui sommeillaient dans les ténèbres... oui, c’était bien de cela dont il s’agissait.
— Enfin bref, au cours de la conversation, il m’a révélé qu’il était concepteur de jouets sexuels d'un nouveau genre, continua Félindre. Au début, je pensais qu’il parlait de poupées gonflables, des trucs comme ça...
— Des love dolls, corrigea Anouschka.
— Ouais, voilà. Mais à ma grande surprise, il m’a dit qu’il fabriquait des bites en silicone. Et qu’il cherchait quelqu’un pour les vendre ici, en France.
— Et vous avez accepté.
— C’est ça. Sauf quej me suis très vite heurté à un problème : Kelnor voulait que je les vende à des femmes exclusivement. Mais y a pas de sex-shops pour femmes, ici, alors je suis allé démarcher les officines gay pour ne pas me retrouver avec le stock sur les bras... Kelnor comptait sur moi. Je suis allé au GEAR, et ils m’ont introduit auprès d’autres magasins du même genre. Ah ça, je peux vous dire que je serrais les fesses quand j’y entrais, dans ces endroits-là !
— Oh, je doute que vous soyez leur genre, ironisa Anouschka.
Félindre ne décela pas le ton moqueur.
— Quand Kelnor m’a appelé pour un premier bilan, il n’était pas content. Pas du tout, même ! Je l’entends encore. On avait dit des femmes, insista-t-il. Des femmes en âge de procréer. Qu’est-ce que j’en savais, moi... enfin voilà, il m’a demandé de retourner au GEAR et de leur retirer le stock. Il voulait que je le lui renvoie aux Etats-Unis.
Maelys vit les ongles d’Anouschka s’enfoncer discrètement dans la table.
— Et vous l’avez fait ?
— Ouaip. Pas le choix. Le mec du GEAR était furieux. J’avais fini par bien m’entendre avec lui, ça m’a fait chier de les planter comme ça... Beaucoup de mecs avaient pris goût à ces bites démoniaques. Ils disaient qu’elles étaient spéciales, plus vraies que nature... un des clients, adepte de pratiques particulièrement extrêmes, prétendait même qu’un de ces godes contenait une espèce de graine parasite, qui a grossi dans son rectum jusqu’à devenir aussi grosse qu’un petit melon. Il disait que ça lui procurait un plaisir intense... jusqu’à ce qu’il l’expulse et se retrouve aux urgences gastriques. Un autre s’est mis à entendre des voix qui murmuraient dans une langue inconnue dans son oreille, à toute heure du jour et de la nuit... Enfin voilà : c’est comme ça que les godes furent retirés de la vente.
— Où les avez-vous renvoyés ?
— Dans un bled perdu de l’Indiana... Attendez, vous voulez savoir l’adresse, c’est ça ?
— On aimerait bien, oui, avoua Anouschka.
— C’est que j’ai pas le droit de la divulguer, officiellement...
Anouschka sortit son portefeuille, qu’elle posa entre Félindre et elle, au milieu de la table tâchée de bière à la grenadine.
— Et officieusement ?
Les yeux de Félindre brillèrent.
— On peut toujours s’arranger...
Annotations
Versions