Chapitre 6
Le crépitement des flammes emplissait tout l’espace sonore, retentissait, puissant. La chaleur du feu déchaîné s’étendait tout autour des chemins, s’élevait vers le ciel en un brasier tout puissant. Petit à petit, les haies se consumaient, et se consumait avec elles la beauté innocente des lieux. Silencieuse dans sa course, le cœur battant contre sa poitrine, Alice cherchait désespérément son chemin au cœur de ce dédale infini. Le feu venait parfois barrer sa route, l’empêchant de continuer, la faisant reculer, sans cesse. Au sol, parfois, la neige se teintait de rouge ; un contraste saisissant. À certain croisement, des jouets d’une chambre d’enfant entassés brûlaient avec le reste du labyrinthe, se consumant doucement, et ne laissant dans l’air que des cendres.
A bout de souffle, la jeune femme s’arrêta au beau milieu du labyrinthe, regardant la traînée de sa respiration se répandre dans l’air en un petit nuage de buée. Lentement, elle se retourna, et ses yeux se posèrent sur les flammes qui ne cessaient de grandir. Elles lécheraient bientôt le ciel, atteindraient la lune, ne s’arrêtant qu’une fois tout cet univers dévasté. Alice fut tentée, un instant, de se laisser, elle aussi, consumer par le feu grossissant. Après tout ce n’est qu’un rêve, songea-t-elle, je me réveillerai, le cauchemar prendrait fin. Mais prendrait-il vraiment fin ? Le rêve était devenu cauchemar, à l’image de sa réalité. Au fil des années, elle s’y était accoutumée. Sa vie, les meurtres et l’argent. L’hypocrisie, l’amertume et le paraître. Un jeu. Celui des apparences et de la facilité. Celui du danger, aussi, et de l’habileté. La première fois qu’un homme était mort de ses mains encore maladroites, une part d’elle-même s’était évaporée, perdue à jamais, brisée. Ensuite, une froide routine s’était installée. Régulièrement, quelques clients la contactaient ; elle recevait des instructions précises, des détails concernant une cible à abattre. Les règlements se faisaient en avance, et par espèce. Discret, efficace. Mais en vingt-sept ans, qu’avait-elle accompli d’elle-même ? Elle s’était pliée aux désirs de son tuteur, se pliait aux désirs de ses clients, au moule de la société. Elle se croyait libre, indépendante, mais qu’était-elle ? Qui était-elle ? Qu’avait-elle fait ?
J’ai survécu, songea-t-elle.
Alors, sans un regard en arrière, se détournant des flammes dans lesquelles il aurait été si facile de se laisser consumer pour replonger au cœur d’une froide réalité, elle continua sa route.
Trouver le centre. C’était au moins ce qu’elle devait accomplir.
Au fur et à mesure que les flammes gagnaient du terrain, la jeune femme redoublait d’allure. Il n’était plus question de faire demi-tour, à présent, ou le feu s’occuperait de sa chair. Lorsqu’une impasse se dressait devant elle, elle plongeait au cœur de ces arbustes entremêlés afin de passer au travers, se débattant contre les ronces et les branches qui griffaient ses bras et son visage, effilaient son collant, déchiraient sa jupe.
Le chemin lui sembla long, parfois insurmontable mais le crépitement du feu qui ne cessait de grandir lui rappelait sans cesse qu’elle devait avancer, se battre, lutter. Des ombres se mêlèrent au décor, menaçantes, prêtes à bondir sur elle à tout instant.
Et, soudain, le silence tomba, saisissant. Alice se figea, n’osant regarder par-dessus son épaule, se demandant si le feu brûlait encore. Elle n’en ressentait plus la chaleur, et la vive lumière provoquée par l’incendie s’amenuisait. Lentement, elle reprit sa marche d’un pas incertain, se repérant tant bien que mal au milieu de l’obscurité grandissante.
C’est là qu’elle aperçut un petit bosquet où, au centre, avait été bâti un kiosque. Prudemment, Alice s’en approcha, s’arrêtant en bas des marches. La neige tombait à nouveau, irrégulière, par petits flocons cristallins. En haut des escaliers, la jeune femme crut percevoir une silhouette ; prenant son courage à deux mains elle gravit ce dernier obstacle. A son approche, les lanternes éteintes se rallumèrent, éclairant le visage d’une petite fille qui fixait Alice de ses grands yeux noisette. Alice la dévisagea quelques secondes avant de se laisser tomber sur un banc de pierre, sans quitter l’enfant du regard. C'était comme se voir dans un miroir, des années en arrière. Lorsqu’elle reprit contenance, elle s’exprima d’une voix douce :
- Que fais-tu là ?
La petite fille s’assit sur le sol glacial, repliant ses genoux contre sa poitrine, les entourant de ses bras.
- Tu m’as abandonnée.
- Oui, je sais… murmura Alice d’une voix triste.
- Pourquoi ? le ton de l’enfant était empli d’une infinie détresse.
- Parce que je devais survivre…
L’enfant secoua la tête, plaquant ses mains contre ses oreilles.
- Mais j’avais le droit de vivre ! J’avais le droit d’exister ! Tu m’as oubliée, tu m’as reniée, tu ne le devais pas ! Tu ne le devais pas !
Alice se laissa tomber à genoux devant la petite fille et lui saisit les poignets.
- Je devais t’oublier, je devais te rejeter, tu ne comprends pas ! Je ne peux plus vivre avec toi, tu es partie en fumée…
- C’est pas vrai… murmura la petite fille en secouant la tête. C’est pas vrai… elle se blottit contre Alice. Tu dois te souvenir. Tu dois te rappeler de qui tu étais.
- C’est trop dur à porter, je me suis construite autrement, murmura Alice en caressant le dos de son homologue miniature, On t’a fait tant de mal, tu devrais disparaître à présent, être heureuse de ne plus exister, de n’être plus qu’un souvenir…
- Mais je fais partie de toi, je ne peux pas mourir, je suis encore là, l’enfant posa sa petite main sur le cœur d’Alice. Ne me tue pas, ne te tue pas.
La petite fille s’accrocha à la veste d’Alice qui l’enveloppa dans une étreinte. Autour d’elles, le feu avait repris sa route, incessant, dévorant. Il anéantissait tout, et toutes choses. Dans un dernier sursaut de désespoir, Alice protégea l’enfant qu’elle tenait dans ses bras en se recroquevillant sur le sol, tenant son paquetage serré contre elle dans son manteau noir.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, le labyrinthe avait disparu, tout comme le kiosque, tout comme la neige, tout comme les flammes. Tout comme l’enfant. Seul demeurait le corps de son mari à côté d’elle dans le lit conjugal, les formes de la chambre plongée dans l’obscurité, et le silence. Alice posa une main sur son cœur battant, la bouche entrouverte pour laisser un soupir s’en échapper. Encore hébétée, elle referma un instant les yeux, reprenant pied dans la réalité qui l’entourait.
* * *
Lorsque Jonathan arriva à l’appartement qu’Alice partageait avec son mari, ce dernier lui annonça, l'air ahuri, qu’il ne savait pas où elle était. Partie à l’aube, sans laisser de traces, ne restait qu’une lettre qui ne fournissait aucune explication. Intrigué, le professeur demanda s’il lui était possible de la voir. Nonchalant, monsieur Davis lui tendit le bout de papier où, d’une écriture ronde, que Jonathan avait toujours trouvé enfantine, apparaissaient ces quelques mots :
« On essaye souvent de retrouver l’enfant qui est en soi. Et ça c’est possible. Mais est morte avec lui la conviction, celle qui nous donne la force de croire, et de croire pour de vrai, qu’on peut tout changer, n’importe quand. *
Je pars à la recherche de cette conviction.
A. D »
Jonathan hocha simplement la tête et déposa la lettre sur la table sous le regard perplexe de l’homme qui lui faisait face.
- Elle ne reviendra pas, lui annonça le professeur, faites une croix sur votre mariage, elle a fait un choix. Un bon choix…
Sans se soucier du chagrin qui semblait animer le mari délaissé, Jonathan le salua d’un hochement de tête et reprit sa route. Dehors, lorsqu’il leva la tête vers le ciel, il se surprit à espérer qu’Alice avait retrouvé ses merveilles.
FIN.
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* Citation de Fabrice Murgia.
Je m'excuse pour la fin sûrement un peu abrupte. Je sais qu'il y a un manque de rythme, et beaucoup de détails qu'il faudrait revoir ; malheureusement prise de cours par le temps, j'ai sacrifié des heures de sommeil pour finir avant ce week-end où, malheureusement, je n'aurais pas pu écrire.
Merci d'avoir lu, en tout cas, ça fait toujours très chaud à mon petit cœur de voir les retours !
Bonne journée. <3
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