Jay Lavi
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Défi
Elle avait ressenti une telle douleur! Son coeur s'était mis à battre très vite, trop vite, puis plus rien. Elle se retrouvait ici, seule. Les derniers mots qu'elle avait entendus avaient été: "Elle ne respire plus! Elle est morte!" Son maître, qui vivait avec elle depuis dix-sept ans avait été pris de panique, et il avait hurlé. Mais maintenant, elle n'entendait plus, elle ne pouvait pas non plus se manifester. Son corps? Toutes ses sensations avaient disparu. Elle pouvait cependant voir cette lumière blanche, calme, apaisante. Elle se répandait tout autour d'elle. Elle avait beau tendre l'oreille, elle n'entendait rien.
Pourtant elle avait lutté pour ne pas venir ici. Elle ne voulait pas abandonner son humain. Il avait besoin d'elle. Et il faut le dire, elle avait peur de venir ici sans lui. Elle était indépendante, elle sortait souvent de la maison, et parfois passait la nuit dehors, ne rentrant qu'au matin et, quelques fois, le lendemain. Cela faisait déjà trois ans que ce n'était plus arrivé. Elle avait vieilli. Pour un chat, il paraît que c'est déjà un très bel âge. Mais elle aurait voulu vivre encore plus.
Ce soir-là, elle était épuisée. Elle luttait depuis quinze jours. Deux semaines qu'elle ne pouvait plus monter seule à l'étage. Deux semaines qu'elle urinait sur des serviettes que les humains mettaient sur le canapé et qu'ils lui changeaient régulièrement. Deux semaines qu'elle n'avait plus la force de manger, qu'elle avait mal au ventre dès qu'elle ingérait le moindre aliment, et malgré cela ses maîtres avaient voulu la nourrir en changeant la marque des croquettes, en les faisant ramollir dans l'eau et, ce dernier midi, en lui donnant même des morceaux de viande. Elle avait adoré le goût mais quelle douleur dans le ventre une fois que c'était avalé. Elle n'en remangerait pas. Dans l'après-midi, un des humains lui en avait proposé à nouveau. L'odeur l'avait alléchée, pouant elle avait refusé en essayant de détourner la tête. Cette tête qui lui semblait si lourde. Son maître la lui soutenait en lui présentant la gamelle d'eau. La soirée, il l'avait passée auprès d'elle à la caresser, à lui répéter qu'elle était belle, qu'il l'aimait. Elle aussi elle l'aimait. Elle n'avait seulement plus la force de se blottir contre lui. Elle sentait bien que ses forces lui échappaient. Elle avait essayé de ne rien laisser paraître mais son pauvre maître l'avait compris. Elle ressentait la chaleur de son corps, elle entendait ses sanglots. Il avait compris que leurs dix-sept années de vie commune, partagée entre rires et colères, entre agacements et réconforts réciproques, était sur le point de prendre fin. Il avait tenu à l'accompagner. Quand il avait vu qu'elle était complètement à bout, elle se souvient qu'il lui avait dit qu'il l'aimait plus que tout et qu'il l'autorisait à partir, qu'il saurait toujours où la retrouver, qu'il la remerciait pour tous les moments heureux qu'elle lui avait apportés. Elle avait bien senti qu'il était sincère, même s'il était complètement désemparé. De son côté, cela l'avait soulagé: elle pouvait partir sans se soucier de lui. Il disait pouvoir se prendre en main et qu'elle pouvait suivre sa propre destinée. Et quelques minutes après, elle s'était retrouvée ici.
D'ailleurs où était ce ici? Il lui semblait n'être nulle part et pourtant elle s'y sentait bien. C'était un endroit familier et chaleureux. Cela la réconfortait, la rassurait. Elle était bien. Ses pensées et ses souvenirs commençaient à lui échapper. Lentement, très lentement, elle sentait que sa mémoire, loin de diminuer, était en perpétuelle expansion. Elle accédait à des connaissances, à des mémoires d'autres êtres. C'était étrange comme sensation. Elle faisait comme partie d'un grand tout.
Cependant, elle pouvait rester en connexion avec la partie terrestre qu'elle avait quittée. Le lien qui l'unissait n'avait pas été rompu. Elle et son humain ne pouvaient plus se voir, plus se toucher, mais ils étaient en interaction. Elle continuerait à l'accompagner quoi qu'il arrive; et lui, il serait toujours en contact avec elle par delà le temps et l'espace. Il n'en avait seulement pas encore la sensation. Ils devaient apprendre à se connecter à ce lien nouveau, impalpable et immatériel. Une fois encore, elle le guiderait, l'épaulerait.
Sa mort à elle avait été douloureuse, le temps du passage, parce qu'elle avait lutté. Aurait-ce été différent si elle avait accepté d'emblée? et comment pouvait-elle accepter ce grand saut dans l'inconnu? Elle avait l'habitude d'évaluer les hauteurs et les distances avant de sauter. Ici, il avait fallu entrer sans savoir comment, sans savoir par où. Tout en étant convaincue qu'il n'y aurait aucun moyen d'en ressortir. Et pourtant, elle ne se sentait pas prisonnière, elle ne se sentait pas piégée. L'étrange expansion et connexion de son esprit lui laissait entrevoir toutes les possibilités de l'univers. Aucune limite. La mort, pour elle, c'était cela, le retour à la source illimitée d'énergie et cela lui permettait d'être en connexion avec tout et tout le temps.
À un moment, elle l'avait compris, son énergie se séparerait à nouveau du groupe et s'incarnerait à nouveau. À ce moment-là, c'est qu'elle et son maître se seraient retrouvés. Elle l'avait compris, ils étaient intimement liés, leurs énergies s'étaient mutuellement accompagnées depuis toujours et pour toujours. Et ce qu'elle comprenait ici aussi c'est que le toujours n'avait aucune limite. Déjà elle sentait que leurs énergies se rapprochaient sans qu'on eût pu dire s'il s'était écoulé cinq minutes, une heure, un mois, une année, un siècle ou bien bien plus encore. Ils seraient toujours ensemble et reliés à bien d'autres encore.
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Quand un Mage disparaît, ce sont trois sorcières qui viennent veiller sa dépouille. Trois sorcières dont le passé n'est pas toujours très clair, entre rumeur et détournement de la vérité. Cette nuit de veille les aidera-t-elle à comprendre ce qui s'est passé autrefois?
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Défi
On a tous eu peur que ça nous arrive, comme glisser sur plaque de verglas, trébucher sur un trottoir... Et pourtant, quand ça arrive aux autres, ça nous fait rire... Après quelques temps, on en rit aussi. Alors rions.
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« Je t'entends ! Tu es aussi discret qu'un éléphant. Non mais tu es sérieux ? Tu pensais vraiment qu'en arrivant par le chemin principal et en faisant bouger presque toutes les branches des arbres je ne t'entendrais pas ? »
Kalt sortit la tête de derrière l'arbre où il s'était caché. Il avait l'air penaud et il regardait bêtement son ami en souriant. Il avait l'air content de lui. Il était assez grand, et son armure, luisante au soleil de cette fin de journée, ne se camouflait que bien peu dans les branchages dépouillés du printemps. Ses cheveux bruns étaient encore parsemés des brindilles qui s'y étaient accrochées lorsqu'il avait essayé d'approcher en se cachant. Cela faisait plusieurs jours qu'il tentait de surprendre son ami. Il venait le voir dans la fin de l'après-midi, une fois les exercices militaires terminés. Il descendait de la forteresse et longeait la rivière par le sentier jusqu'à la petite cabane de son ancien camarade.
Ils avaient le même âge tous les deux et ils avaient grandi ensemble au sein de la citadelle. Kalt et Direll n'étaient pas issus des mêmes milieux, mais très tôt ils s'étaient pris de sympathie l'un pour l'autre. Direll était le fils d'un militaire de la légion. Il avait grandi dans l'idée de devenir à son tour un soldat et, comme son père, un gradé dans l'armée. Son père était l'un des trois généraux du Duc. Il avait donc très jeune côtoyé l'élite et les autres enfants du palais. Mais ce n'est pas avec eux qu'il s'était senti à l'aise. Il devait être sur le qui-vive pour ne pas commettre d'impair dans le respect des protocoles. Et beaucoup d'enfants, dont les pères enviaient la situation du sien, essayaient de savoir ce qui se passait à la maison. Ils cherchaient des renseignements à transmettre afin d'avoir des éléments à charge contre un des généraux, et avoir l'opportunité de devenir peut-être à leur tour général, après avoir destitué l'un des leurs. Le jeune Direll n'avait que très peu de choses à dire sur son père tant il le voyait peu. Il était même assez régulier que les enfants des autres militaires apprennent à Direll des informations sur la vie de son propre père : la façon dont il avait pu mener une bataille et conduit ses troupes à la victoire, les ordres qu'il transmettait et les relations qu'il pouvait avoir avec les pays étrangers, la façon dont il avait passé sa dernière soirée avant de repartir en campagne.
Kalt était un enfant de commerçant. Il avait toujours rêvé d'être soldat et de protéger l'empire. Il vivait dans les maisons du faubourg. Il n'avait jamais manqué de rien, son père étant l'un des commerçants les plus en vue parmi la noblesse. Le jeune enfant avait pu l'accompagner lors de ses livraisons dans les maisons riches et bien décorées. Il avait vu ces femmes dans leurs belles parures, et il s'était dit qu'il lui fallait les défendre de toute attaque des armées étrangères. Il n'avait plus eu que cette idée en tête. Il s'était mis à s'entrainer tôt le matin et il tournait autour de la piste des jeunes recrues de l'école des soldats. Il essayait d'aller aussi vite que les jeunes élèves de son âge sur la piste, mais comme il était à l'extérieur, cela lui était difficile.
C'est à cette période qu'il avait fait la connaissance de Direll. Le fils du général avait remarqué ce jeune garçon qui courait autour du stade depuis une semaine et, à la fin des exercices, il était venu le voir au lieu de monter directement en classe. Ils avaient échangé quelques mots, Kalt avouant son désir d'intégrer l'école un jour, Direll taisant que son père en était un des trois directeurs par son statut de général. Ils s'étaient retrouvés après l'école. Le fils du général aidait le jeune fils du marchand pour passer l'examen d'entrée. À la fin de la première année à l'école militaire, il y avait un test pour savoir qui pouvait prétendre à poursuivre ses études au sein de l'école. Ce test était ouvert à tous le habitants de la ville, mais le programme n'étant que peu accessible à l'extérieur des murs, il n'y avait que peu de recrues hors de l'école qui réussissent à surpasser les enfants des militaires. Direll avait trouvé un intérêt nouveau à suivre les cours : il les prenait dans le but de pouvoir les retransmettre le soir à son nouveau camarade. Afin de pouvoir travailler plus longtemps, Direll aidait Kalt dans ses tâches quotidiennes à la boutique de son père, et il se faisait plaisir en rangeant les étagères. Le père de Kalt avait été surpris de voir ce jeune homme, la première fois, dans sa boutique, mais il avait vite compris que le projet de son fils ne pouvait que s'en trouver plus réalisable. L'entente des deux jeunes garçons lui avait sauté aux yeux. Après le travail, ils se mettaient dans le bureau du père, à côté de la boutique. Direll révisait ses leçons en même temps qu'il en expliquait le contenu à Kalt. Au début, le jeune marchand avait eu des difficultés : les méthodes et le jargon utilisé étaient très rigoureux et ne correspondaient pas tout à fait à son domaine de connaissance. Cependant, une fois compris les grands principes de ce nouveau fonctionnement, il avait été capable de faire des relations très rapides et son esprit pratique lui permettait d'apporter un éclairage différent à certains problèmes qui devenaient insolubles si on les abordait de façon trop scolaire. Peu à peu, Direll s'était fait une place dans la maison. Il restait souvent manger le soir et il partageait le repas de Kalt et de son père. La mère de Kalt était morte, et ni lui ni son père n'en parlaient. Les circonstances restaient confuses pour Direll qui savait juste que Kalt avait quatre ans quand la maladie avait commencé. La mère de Direll ne s'inquiétait que peu des absences de son fils. Elle avait toute confiance en lui, et un domestique l'avait épié durant plusieurs jours et avait rapporté à sa mère que le jeune garçon s'était fait un ami. La mère en était tellement soulagée qu'elle ne se souciait de rien d'autre. D'autant plus que ses résultats scolaires s'étaient améliorés. Il n'y avait donc aucune raison de se mêler de cette relation. Par ailleurs, elle et son mari pensaient que le fait que Direll fréquente des individus d'un autre rang social lui permettrait de mieux comprendre ses hommes une fois qu'il les dirigerait sur le champ de bataille. Cette idée n'avait pas même traversé l'esprit de Direll, ni de son ami, qui partageaient simplement leurs cours, et une partie de leur vie.
Ils avaient travaillé sérieusement et efficacement. Direll avait obtenu des notes satisfaisantes pour intégrer la deuxième année, et au grand étonnement de tous, Kalt avait pu se hisser dans le classement, une quinzaine de places avant le dernier. Les familles des derniers candidats s'étaient trouvées humiliées de cet échec de leur chérubin, mais ils n'avaient rien laissé paraître en public. Leurs rejetons n'avaient pas remis le nez dehors pendant près d'une semaine, le temps que les traces des coups qu'ils avaient reçus se soient quelque peu atténuées. Kalt avait dû faire ses preuves, mais son bon caractère et son niveau de maitrise rapide des exercices lui avaient attiré la sympathie de la plupart des écoliers, ainsi que des professeurs. Les deux amis avaient suivi leur formation jusqu'à son terme. Direll se montrait passable, mais il satisfaisait aux exigences demandées, et en tant que fils d'un des généraux, certains professeurs se montraient bienveillants à son égard, d'autres au contraire essayaient de le lui faire payer assez cher. Kalt avait subi lui aussi les remarques acerbes de certains professeurs, mais il ne laissait que peu de place aux critiques tant il se montrait appliqué et exemplaire. Lors des épreuves terminales, Kalt avait surpassé d'assez loin son camarade et il se hissait parmi les premières places dans le classement. Le général était venu le féliciter en personne alors qu'il adressait un regard méprisant à son propre fils. Direll n'en avait eu que peu de chose à faire étant donné les relations assez distantes qu'il entretenait avec son père. Il avait bien compris qu'il l'avait déçu, mais cela faisait déjà plusieurs années qu'il avait aussi compris que son père vivait pour sa carrière et que lui, en tant que fils de général, il voulait surtout vivre pour lui. Et c'est ce qu'il avait fait depuis.
Lors de leur première bataille, Direll avait perçu comme une évidence qu'il ne ferait pas sa carrière comme celle de son père. Il avait obtenu de diriger un petit groupe d'hommes. Mais tous ces hommes, il les connaissait, il avait été à l'école avec eux, soit dans leur classe, soit ils étaient plus vieux d'un an. Il lui était impossible de leur donner l'ordre de se diriger sur l'adversaire. Il ne pouvait pas concevoir qu'ils se fassent tuer pour une mission dont il ne comprenait pas véritablement les enjeux. Lors des exercices à l'école tout était plus simple puisqu'il ne s'agissait que de simulations. Ici, il risquait d'engager réellement la vie de ses camarades. Cette pensée lui avait été odieuse et lui avait provoqué un haut le cœur, rien qu'à l'idée de prononcer l'ordre. Son père, qui était près de lui, l'avait rudoyé sans ménagement, et c'est Kalt qui avait pris l'initiative de mener ce groupe au combat. Et avec quel panache il l'avait fait ! Il avait réussi en une seule manœuvre à isoler un petit groupe d'ennemis et à les encercler. Le combat avait été rapide et personne n'avait été tué. Les ennemis avaient été faits prisonniers et ils s'étaient montrés presque admiratifs de la façon dont cela s'était passé. Direll avait rejoint la tente médicale. Il s'y était senti bien plus à son aise. Il était capable de panser une blessure, d'étancher une hémorragie, tout en continuant à garder le soldat éveillé en lui rappelant les souvenirs heureux de sa famille. Il avait aussi pu accompagner un homme dans la mort. Celui-ci avait reçu une blessure au niveau du ventre, et plusieurs organes avaient dû être perforés tant le sang coulait. Direll avait comprimé la blessure comme il pouvait, au moins pour que l'homme ne souffre plus de se voir se vider. Il lui avait ensuite parlé, le plus calmement du monde, comme s'il lui racontait une histoire pour l'endormir. Près de lui, le soldat le regardait et avait arrêté de hurler. Il répondait tout aussi calmement aux questions qui lui étaient posées sur ce qu'il aimait faire, sur ce qu'il voulait changer dans sa maison... Et au moment de partir pour un autre monde, il avait regardé le jeune homme en lui adressant un « Merci », il s'était éteint le sourire aux lèvres. Le général n'entendait pas en rester là. La désobéissance à l'un de ses ordres lui était déjà insupportable par un autre homme, alors raison de plus s'il s'agissait de son fils. Direll en avait entendu parler pendant des jours et des jours. Son père ne s'était d'ailleurs que rarement montré aussi assidu à la maison. Puis un soir, après quelques mois relégués dans les tentes médicales, le jeune homme avait annoncé qu'il quittait l'armée. Sa décision était prise depuis plusieurs jours et il était hors de question qu'il change d'avis. Sa mère avait été très surprise ne comprenant pas vraiment l'animosité qui régnait entre le père et le fils. Mais son père avait explosé dans une rage folle. Il avait passé son fils à la porte et lui avait dit qu'il ne voulait plus jamais le revoir.
Direll était allé naturellement chez Kalt qui ne connaissait rien des projets de son ami, mais qui n'en avait pas été surpris. Il était resté quelques temps chez le marchand qu'il aidait au magasin et lors de ses livraisons. Le soir, il étudiait quelques rudiments dans le traitement par les plantes et il connaissait les propriétés de nombre d'entre elles. Il avait ensuite pris la route en compagnie de quelque sorcier qui allait de village en village et qui maîtrisait une certaine science concernant les plantes, mais aussi des éléments. Direll était devenu son élève et, après une petite année, il était revenu vers la forteresse. Il s'était installé une petite cabane en contrebas de la colline que la citadelle dominait. Il était près de la rivière, dans la forêt. Kalt avait appris le retour de son ami par des habitants des faubourgs qui parlaient d'un nouveau guérisseur qui venait de s'établir dans les bois et qui faisait des miracles. Il avait été intrigué et il était venu rendre visite à cet « inconnu ». Les deux amis s'étaient retrouvés avec beaucoup de joie. Depuis, Kalt venait rendre visite à Direll aussi souvent que cela lui était possible.
« Tu maîtrises donc aussi le vent pour qu'il te dise à chaque fois que je suis en train de venir ? demanda naïvement Kalt en s'approchant de son ami.
– Non. Il s'agit simplement du bruit que tu fais en te déplaçant. Je n'arrive pas à concevoir qu'en faisant un tel vacarme lors de tes expéditions, les ennemis n'en aient pas profité pour te tuer, entre ton armure qui est lourde et le fait que tu négliges de ne pas effleurer les branchages, je n'ai pas besoin de demander d'aide au vent pour porter le bruit de ta venue.
– Et que me conseilles-tu dans ce cas ? Je n'ai pas vraiment envie de me faire tuer si je tombe sur des ennemis sorciers dans ton genre ?
Le jeune homme se mit à rire. Cela lui faisait toujours un drôle d'effet de se faire traiter de sorcier. Selon lui, il n'avait aucun pouvoir. Il avait simplement appris des rudiments de la nature pour la respecter et entrer en communion avec elle.
– Tu devrais déjà essayer de te mouvoir sans ton armure et tes grosses bottes. Ce genre d'équipement est pratique sur le champ de bataille lors d'une guerre pour se protéger, mais pour se déplacer dans les bois, il vaut mieux adopter une autre tenue qui te permette de bouger plus à ton aise.
– Bien ma jeune demoiselle, je me déferais de mon armure avant de venir vous rendre visite au clair de lune, répondit le jeune soldat en parodiant le discours d'un homme à sa belle.
– Mais que tu es bête. Tu me compares à un sorcier et ensuite à ta donzelle. Fais attention, il n'y a pas si longtemps que l'on brûlait les sorcières. Je risquerais de prendre tes réflexions pour des menaces et je vais oser déchainer les éléments contre toi en commandant aux foudres et aux tempêtes, ironisa Direll.
– Je crois que je ne crains rien dans la mesure où tu n'es déjà pas vraiment capable de te battre sur le champ de bataille.
Les deux jeunes hommes avaient dépassé ce qui s'était passé lors de la première véritable bataille qu'ils avaient vécue, et ils se permettaient même d'en rire. Si Direll en avait éprouvé de la honte, il l'avait vite laissée de côté. Il ne pouvait pas se résoudre à ôter la vie, que ce soit celle d'un ennemi ou celle d'un de ses camarades. Mais il comprenait les raisons que son ami avait de rester dans l'armée. Pendant les mois où Direll était resté chez le marchand, ils en avaient beaucoup parlé. Chacun essayait de comprendre les motivations de l'autre. À force d'échange, ils s'étaient entendus, mais ils avaient aussi intégré qu'ils ne changeraient pas l'opinion de l'autre.
Direll savait bien qu'il passait aussi pour un sorcier aux yeux de pas mal des habitants de la cité. C'est d'ailleurs pour cela qu'il s'était établi à l'extérieur de l'enceinte de la ville. Lors de ses voyages dans les diverses contrées, il avait pu remarquer que les hommes qui étaient proches de la nature et qui en maîtrisaient certains aspects pouvaient rapidement être considérés comme des menaces. Dans certaines villes, son maitre et lui avaient risqué la prison. Dans une autre, ils avaient réussi à s'échapper avant que l'on mette le feu à leur habitation. Par contre, les mêmes qui étaient venus incendier le logis avaient été bien contents de les trouver pour être libérés d'un mal qui les rongeait et contre lequel les baumes médicinaux s'étaient montrés inefficaces. Il avait appris beaucoup lors de ce voyage sur les plantes et leur maniement, sur l'activation de l'énergie d'un être vivant, sur l'imprégnation par les éléments, mais aussi, et peut-être surtout, sur la nature humaine. Tant que les hommes ont besoin d'aide, ils peuvent se montrer accueillants et souriants, mais il suffit qu'une fois leur besoin dépassé on leur montre qu'ils sont assujettis à un danger pour qu'ils deviennent le pire ennemi de ce qu'ils avaient auparavant encensés. Le jeune homme en avait pris son parti : la vie qu'il avait choisie était d'être en adéquation avec lui-même, en évitant de se soucier de ce que les autres pouvaient penser. Tant qu'il apportait du bien être, il le faisait. Quand on ne voulait plus de lui, il s'éclipsait et partait refaire un bout de vie ailleurs. Il était revenu dans l'entourage de sa cité parce qu'il y avait ses racines et qu'il souhaitait régler ce qu'il avait pu laisser en suspens. Il n'avait pas revu ses parents pour le moment, mais le père de Kalt et son ami étaient venus le voir. Ils lui avaient même fait une assez bonne réputation dans la ville.
– J'ai réussi à parler de toi et de ta façon de soigner à partir des plantes et des énergies à dame Sidoine, et elle est très intéressée pour en apprendre davantage sur le processus. Elle te convie donc à la rejoindre demain après-midi dans la petite cour du château. Elle sera accompagnée de son chirurgien. Lui-aussi veut comprendre ta pratique plus en détail.
La curiosité de dame Sidoine n'était plus à démontrer. Direll savait qu'il lui ferait plaisir en lui faisant une démonstration de ses pratiques. Quant à la présence du chirurgien, il avait vu cela dans suffisamment de villages et de cours pour savoir ce que cela signifiait. La médecine d'état en place se sentait menacée et ne voulait pas partager sa suprématie. L'exercice qui lui était imposé le lendemain était des plus périlleux. Il devrait tout à la fois réussir à contenter la jeune duchesse en lui dévoilant une partie de ses talents et de ses pratiques, sans toutefois effrayer le chirurgien qui serait là. Il ne voulait pas faire de sa science un spectacle de foire, mais il ne pourrait pas non plus donner toute l'importance à son savoir, s'il ne voulait pas risquer un malheureux accident dans les bois, dans les jours qui suivraient. Heureusement, sa formation militaire lui avait été déjà utile pour éviter des accidents de ce genre dans le passé.
– Je m'y rendrai avec plaisir. Je ne sais pas trop quelle tenue je devrais mettre, répondit le jeune sorcier en plaisantant.
– Mets ta plus belle robe avec un chapeau pointu. Et si tu peux arriver sur ton balai ce serait parfait. Par contre, pas sûr que cela soit du goût de ton père...
Le jeune soldat n'avait pas réussi à annoncer moins abruptement la présence de ce père qui avait chassé son fils. Il regardait le visage de son jeune ami. Il avait eu une crispation et son sourire avait comme changé de nature : d'un sourire franc à une plaisanterie d'un compagnon, il s'était mué en une forme de rictus figé qui témoignait de l'effet de cette annonce.
– Je me doute qu'il est bien normal que le général en chef assiste lui-aussi à ce genre de spectacle. D'autant plus quand il s'agit de son fils en tant que saltimbanque...
– Je me suis laissé dire que c'était lui qui avait insisté pour être présent. Il veut sans doute se rapprocher de cette manière et voir ce que tu es devenu.
Les deux amis continuèrent à discuter et à échanger toute la fin d'après-midi. Le soir venu, ils se quittèrent. Kalt dit qu'il se trouverait dans les couloirs du palais le lendemain avant la grande démonstration pour redonner du courage à son camarade.
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