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Ecriture & Cie
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de toujours
C’était trop cette lumière qui tombait du ciel à gros flocons, cette clarté qui bourgeonnait sous les quatre horizons, consignait au silence et clouait les yeux dans une gemme native. Partout étaient les lueurs, les feux-follets, les lucioles dont l’éclair agrandi zébrait les nuages de lourdes phosphorescences. Aux cimaises des branches, sur les arêtes des montagnes, dans les corridors des maisons, partout le jour semait ses échardes, partout les nappes coulaient avec la lourdeur de l’airain. Dans l’enclume des têtes, dans le golfe des bassins, dans le pilier des jambes, les murmures gagnaient, les murmures s’étoilaient, gonflaient et les corps devenaient de simples baudruches à la dérive. On flottait longuement parmi les cicatrices blanches de la terre, on longeait les lézardes du sol, on suivait le cours des fleuves asséchés, des fleuves pareils à de grises racines que la poussière lustrait de son éclat de cendre. Partout était l’infinie douleur qui clouait les hommes à la glèbe meurtrie. Dès l’aube, déjà, la rutilance était là, le mercure se dilatait tel un poulpe géant aux lourds tentacules, le feu couvait, les geysers assemblaient leurs colonnes de vapeur, les volcans affûtaient leurs bombes, les meutes de soufre s’aiguisaient dans le jaune, lames de tournesols qui, bientôt, moissonneraient la terre. C’était cela, en ce temps-là, une immense confusion qui gagnait tout, une sourde parole née des entrailles de la glaise, un lexique de stupeur et d’effroi. Bientôt il n’y aurait plus de glaciers, ces seigneurs des hautes solitudes. Bientôt disparaîtraient les lacs aux rives d’argent étincelant. Bientôt les mers ne seraient plus que d’étiques flaques regardées par l’œil sanglant du soleil. Bientôt.
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Vivre, c’était cela, se lever le matin dans la porte étroite du frimas et ne la refermer qu’au soir dans l’indistinction des brumes. Comment donc ce « sentiment du septentrion » s’était-il emparé de moi ? Pareil à une caravane progressant dans un immémorial balancement entre le sable et les mirages. Mais le sable était ce lac infiniment brillant parmi le silence des tourbières. Mais les mirages étaient ces indistinctes silhouettes qui se fondaient dans le murmure des jours. Pas une parole plus haute que l’autre. Pas un chant qui s’élevât au-dessus du frémissement blanc des bouleaux. On m’avait dit : « Vous verrez, la taïga c’est une paix, un ressourcement. Un baume dont l’âme fera sa fête. Plus rien ne paraîtra qu’un vague songe. A Elle, vous ne penserez plus qu’avec « les intermittences du cœur ».
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Dans l’étroite chambre aux murs enduits de chaux, Jeanloup s’éveille bien avant que le jour ne paraisse. En lui, déjà, dans le plissement intime de son corps, il sent les battements de la mer, son halètement pareil au songe d’une bête qui serait de l’autre côté des choses, dans un pays d’outre-vie. Un mystère ne se disant que du bout des lèvres. Dans la haute bâtisse qui donne sur la place il n’y a guère que le soulèvement lent des poitrines. Par la pensée, Jeanloup s’essaie à deviner le souffle long de Jo, son arrivée, bientôt, sur la grève où pâlissent les rêves dans la montée du jour. Sur les allées, en contrebas, seul le bruit de quelques meutes de poussière et le pépiement étouffé d’un oiseau. Le sol de tomettes s’éclaire d’un léger clair-obscur, de quelques lignes tombant des persiennes. Que le jour vienne, que l’espoir de voir l’inaperçu surgisse enfin, il est si long d’attendre lorsque la joie est toute proche, dans les heures bleues qui s’annoncent. De l’autre côté de la cloison, il y a eu comme un grincement, un imperceptible mouvement. Puis des coups frappés à la porte et la voix chaude, rassurante de Jo qui ouvre la conque de l’imaginaire : « C’est l’heure du bout du monde, Jeanloup. Le trésor, on ne le découvre jamais dans la blancheur des draps, seulement à la proue de la barque ! ».
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Défi
Depuis mon Causse en cet hiver finissant
Très chère Sol,
Je t’imagine, toi la Nordique, encore enveloppée dans tes pelisses, près d’un foyer où rougeoient quelques braises, dans cette froidure du septentrion qui doit désespérer hommes et bêtes, tant il y a de rigueur partout répandue. Aujourd’hui, je vais t’entretenir d’écriture, puisque tu sais combien les mots me préoccupent en même temps qu’ils me rassurent et tressent la toile de mon ordinaire. Vois-tu, dès le matin levé, je n’ai de cesse d’aller parcourir cette belle étendue du Causse qui est un peu mon double, le miroir où j’aime à me retrouver. Comme tu dois t’en douter, sur ces aires désolées mon cheminement est solitaire, seulement quelques faucilles d’oiseaux qui traversent rapidement le ciel, seulement une pluie de feuilles mortes que le vent essaime à l’horizon des yeux. Marchant, méditant, rêvant le plus souvent, déjà je suis au plein de ma tâche d’écriture. Les bouquets de genévriers écrivent leurs mots de minuscules baies, les pierres du chemin sèment leur poésie blanche, les chênes agitent doucement leurs lexiques de branches et il n’est jusqu’aux racines qui ne disent leur souterrain trajet, leur sublime avancée dans le tissu nocturne de la glaise. Tu t’en douteras, tout pour moi est écriture qui pose ici sa comptine ininterrompue, là son ode à la si belle Nature. Se disposer à l’écriture revient simplement à se disposer aux choses, à les interroger en leur faveur de choses. Être vivant est déjà écrire le roman de sa vie. Certes, le plus souvent se dit-il en rencontres, en actes divers, en minces événements. Et tout pourrait en rester là, l’événement plié au sein de sa coque et n’en nullement sortir. Oui, il pourrait. Mais combien il est plus heureux de se saisir de cet événement, de le désoperculer de son mystère en quelque sorte, de lui faire rendre sa pulpe intime, d’extraire les sucs qu’il contient en puissance. Or, ceci, seule l’écriture le peut, elle qui fore au plus profond, qui interroge le vaste lexique humain, qui débusque, sous le futile et l’inapparent, la pépite rare qui s’y trouve contenue. Oui, tout fait sens jusqu’à l’extrême lorsqu’on se donne la peine d’interroger et de dépasser le mur têtu des apparences. Peux-tu au moins imaginer un instant les moments de grand bonheur qui ont dû se donner à Henri-Frédéric Amiel, lequel écrivait parmi les 17000 pages de son « Journal intime », aux alentours de minuit, ce samedi 5 février 1853, sur son manuscrit :
« C’est à l’habitude du journal intime que je dois cette délicatesse de perception que l’on veut bien me reconnaître, et qui étonne les quelques femmes de ma connaissance qui la mettent ordinairement à l’épreuve – Je ne dois donc pas la négliger. Je dirais qu’il me paie de ma peine, si ce journal ne faisait pas mon plaisir. »
Oui, écrire est d’abord un travail sur soi, des coups de sonde dans sa propre obscurité, parfois quelque révélation à l’épilogue de cette introspection. Ce que l’oral ne saurait faire, nous mettre à l’épreuve de nous-même, l’écrit le permet lui qui crée du temps, qui installe de la distance et ouvre ce monde discret, dissimulé, notre moi intérieur, y allumant de rapides étincelles, parfois un feu de plus longue durée, de plus évidente joie. Car, Solveig, tu n’es nullement sans savoir qu’il n’y a guère de plus grande félicité que d’interroger « l’inquiétante étrangeté » que nous sommes et d’y déceler, ici et là, des esquisses signifiantes, d’y faire fleurir les bouquets d’une compréhension qui, jusqu’ici, demeurait en son assidu cèlement. C’est la distance de soi à soi qu’il faut poser en tant que le lieu de notre propre inquiétude. Tant de zones d’ombre, tant de phénomènes occultés dont l’écriture interroge l’être, définit les contours, trace les limites. Parfois, au prix d’une intuition, ce qui était menaçant ou simplement confus, qui obérait notre conduite, voici que cela s’éclaire, voici que cela surgit au grand jour et, d’une peine, se transmue en calme, se déplie en douceur et trace un chemin de lumière.
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Voici ce qui avait lieu, allumait sa flamme dans l’aurore de sang. Le jour butait contre la persienne, éclaboussures vermeil qui faisaient leur trajet dans l’ombre de la chambre. C’est à peine si la nuit avait reflué, laissant ici et là ses diagonales d’encre. Des pliures dans lesquelles la mémoire se diluait. C’était une telle pesanteur que d’émerger sur les rives d’ennui et de s’en remettre, presque malgré soi, à cette fulgurance dans laquelle la conscience s’immolait comme remise à son dernier repos. Ô ouverture, ô déchirement, que ne renonciez-vous à surgir, à entailler ? Les chairs se divisaient en ruisseaux pourpres, les pelotes de nerfs faisaient leur tissage gris, les os cliquetaient leur blancheur et la peau faisait gonfler son outre jusqu’à la limite du réel. Pourquoi l’arrachement, pourquoi le décollement du pied-ventouse du socle de la nuit ? Bernique soudée au rocher-siamois et alors il n’y avait plus de différence et l’on était au monde avec la sérénité de la gemme, sa densité, sa fermeture à toute profération venue du dehors. Rien alors qui entaillait, lacérait et prononçait la mort pareille à une confondante effusion au-travers d’un rideau de larmes.
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Défi
C’est le soir d’une ère nouvelle. Le bleu est partout. Dans les yeux des femmes, sur le bord des collines, dans la courbe des anses marines, l’âme apaisée des hommes. C’est une vibration qui vient de loin, qui part loin, peut-être au-delà des étoiles, dans un monde inconnu que les yeux ne voient pas. C’est une musique en sourdine, un à peine ébruitement du monde, une lueur de margelle, un reflet sur le plomb d’un vitrail, un souple ricochet sur la face immobile d’une lagune, l’amorce du temps inscrivant son hiéroglyphe sur l’échine d’un galet. C’est une lueur diffuse, un chant des abysses, une pliure d’algue dans la beauté intouchable des vagues, une écume marine vivant de sa pure présence, une caresse de gemme dans le secret de la terre. Partout l’encre a inscrit son règne, l’imaginaire déposé son sceau, le rêve imprimé la couleur de l’illimité. Plus rien n’existe que le bleu. La plage est bleue, l’eau est bleue, le ciel est bleu, l’esprit est bleu qui dérive dans l’espace infini. Partout où surgit le bleu, les choses s’effacent. Il n’y a plus la mer, il n’y a plus l’horizon, il n’y a plus les hommes. Partout est la couleur profonde, immatérielle, transparente, celle qui annexe les formes et les confond dans une même harmonie, un même langage tissé de poésie, si près du vide qu’on pourrait penser à une disparition de ce qui est. L’autre côté du miroir est là, devant soi, qui nous prend dans l’inaccessible et nous y dépose sans que nous y prenions garde. Fascination du bleu, infinité de déclinaisons : gorge du pigeon, plumes d’acier du paon, transparence de l’aigue-marine, densité du saphir, camaïeu du zircon, eau indolente de la turquoise. Dans le bleu on se perd, dans le bleu on disparaît en même temps que l’on s’accomplit. On n’a jamais été aussi près du vide alors même que se déploie un sentiment de plénitude jusque là inapproché.
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Cette belle photographie sous les yeux, nous pourrions disserter longuement sur sa similitude avec les peintures de l’Ecole Flamande, dire le nécessaire clair-obscur, l’équilibre des formes, la densité de la matière, la nébulosité de l’air, la grâce subtile de cette lumière cendrée, l’enchevêtrement harmonieux des massifs, manière de jardin à l’anglaise qu’aurait ordonné la rigueur d’une vision géométrique. Tout cela nous pourrions le dire et encore nous n’aurions rien dit des arbres en leur essence. Car, si essence il y a, quelque chose anime ce végétal de l’intérieur, comme le feu produit l’éclair et s’y consume le temps d’une brève vision.
Mais quel est donc ce principe qui produit les bourgeons, fait croître l’arbre, le porte au-devant de nos yeux éblouis, en étale les ramures, l’élève dans l’éther dans le registre majestueux du pachydermique baobab ou bien dans la lutte enflammée du cyprès ? Combien sont précieuses ces images tutélaires que nous portons en nous comme une faveur. En nous, toujours le bourgeon, la larme de résine, le trajet de la sève et les racines, les sublimes racines qui disent en hiéroglyphes métaphysiques notre appartenance au sol, notre adhésion à la terre fondatrice. A simplement évoquer l’arbre et aussitôt surgit l’arche magique d’une géopoétique. Nous voyons le cèdre du Liban, ses branches basses, ses longues aiguilles couleur de mousse éteinte. Nous voyons les immenses séquoias de Californie plonger dans l’eau grise du ciel, loin, là-bas où ne sont plus les hommes. Nous voyons les vénérables oliviers de Crète, leurs troncs séculaires semés de tubercules, leurs rhizomes apparents, leurs cheveux fous que traverse le Meltem. Nous voyons tout cela et encore bien davantage et nous fermons les yeux sur les beautés du monde et nous confions notre voyage à l’encre nocturne qui fait ses lacs alentour des demeures et le sommeil nous fauche comme un blé trop fragile que l’âge de raison n’aurait pas encore atteint.
Nous dormons, les poings fermés, en forme de spirale, la truffe humide comme de jeunes chiots. Au-dessus de nos têtes étonnées se balancent les meutes de la canopée, tanguent les fleuves verts des forêts équatoriales, vrombissent, tel un essaim d’abeilles, les grands eucalyptus où l’air joue sa multiple symphonie.
Que font les arbres lorsque nous dormons ? Un pandémonium ? Une ronde ? Une grande farandole pour dire aux hommes la beauté de la Terre baignée par les rayons de la Lune ? Les arbres dorment-ils ? Dansent-ils ? Cela, l’essence des arbres, leur nature intime, jamais nous ne la saurons. Seuls les arbres la savent. Les arbres à la grande sagesse !
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Callipyge est là devant nous, dans l’orbe étroit de notre regard, dans l’aire désirante de notre territoire charnel. Fruit infiniment disponible, sublimes rotondités évoquant les collines de Toscane, la belle lumière qui coule comme un miel, la limpidité de cristal de l’air. C’est comme un vertige en nous, une onde qui fore son chemin à l’entour de l’ombilic, une source claire faisant son ébruitement dans la nécessité des reins à paraître, dans la proche turgescence disant l’arche plénière de la vie, la douloureuse volonté d’exister, la puissance à mettre en œuvre, l’arc à bander afin que quelque chose comme une pulsation ait lieu, une cible atteinte, un dépassement de soi dans la conque ouverte de ce qui est quintessence, retrait de l’immanence, déboulement dans la lumière de l’art. Oui, de l’art, ce qu’est toute relation portée à son acmé, cette fusion, cette osmose par laquelle nous reconstruisons une unité perdue, cette amplitude qui fait de notre corps une outre pleine, une corne d’abondance, la plénitude n’a d’autre savoir que ceci, nous combler et donner la joie pareille au souvenir heureux, à la rencontre productrice de sens. Oui, de sens. Toujours en quête d’un mot qui complètera notre fable, nous rendra existants parmi les tourbillons du monde. La posture est belle qui symbolise le désir en même temps que la provocation. « Jeu de l’amour et du hasard ». Jeu immémorial du chat et de la souris. Destin du prédateur s’immisçant dans l’ombre attirante de la proie. Tout est contenu dans cette alternative-là dans laquelle chacun, chacune, inscrit le domaine de sa propre liberté. Le prédateur n’est qu’en raison de la proie. La proie ne vit qu’à être surprise, d’abord, prise ensuite de manière à ce que s’accomplisse le cercle complet de la signification. Tant que celui-ci demeure ouvert, disponible, rien n’arrive, rien ne se produit qu’une longue attente ourlée d’une insoutenable angoisse. Si rien n’avait lieu, alors l’être demeurerait scindé, inaccompli, pareil à une main s’essayant à saisir un fruit mais ne happant que le vide. C’est ainsi, nous ne sommes qu’une partie du puzzle dont l’autre est la pièce absente, le médiateur par lequel la révélation peut survenir et combler le manque nécessairement douloureux.
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En ce temps-là qui n’était nullement antique, pas plus que moderne, on longeait les rues avec des ADIDAS aux pieds, dans des tuniques phosphorescentes et acidulées, on vissait sur sa tête des casques pareils à celui que le brave Saint-Exupéry arborait dans « Vol de nuit », sauf que le dernier modèle avait des antennes et qu’on pouvait écouter de la musique et communiquer avec tous les Sociorésophiles de la Terre. Certains avaient même des bocaux sur la tête et ils ressemblaient à Tintin et Milou dans « On a marché sur la lune » avec leurs aquariums autour du visage, sauf qu’ils étaient souriants comme la Castafiore et qu’ils faisaient penser au personnage homonyme du « Cabinet du Docteur Caligari ». Dans la plupart des jardins publics et des squares, dans les rues des villes, dans les métros et les bus, dans les salles d’attente des gares et des aéroports officiaient des Tabloïdes, des Homo-Cyber dont on pensait qu’ils se sustentaient d’électrons et d’images fouettant les écrans de leurs éclairs polychromes.
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Nous sommes tout au bout du monde. La lumière est crépusculaire, pareille à une pluie de flocons, à la chute de plumes dans le grisé du jour. Une onde si évanescente qu’on croirait à un décor de théâtre alors que les projecteurs ne sont pas encore allumés, que les acteurs sont dans les plis d’ombre et les spectateurs en attente de cela qui va arriver, qui les emportera loin d’eux, dans ce lieu sans espace ni temps qui est le sceau le plus apparent de l’art, de ses manifestations mondaines, à peine un souffle, une haleine, l’exhalaison d’un frimas dans le poudroiement de la saison. Une aventure sans pareille qui fait l’âme belle et le corps diaphane. Au bout du monde où tout se confond dans une si douce harmonie que le paysage est une femme et la femme un paysage sans même que se laisse deviner une césure, une ligne de partage, un adret s’opposant à un ubac. Les cheveux sont des filets d’eau, de minces ruisselets qui courent, dévalent avec bonheur la pente d’une montagne dont le sommet se confond avec la pureté de l’air. Visage blanc, poudré, pareil aux masques des tragédies antiques, confluence des dieux et des hommes d’où devait naître la signification du destin, sa justification parmi la turbulence du quotidien et la finitude en tant qu’essentielle condition des Errants sur Terre. Puis les deux traits des sourcils comme une mince broussaille, un discret taillis en surplomb du lac des yeux. Les yeux, l’eau y est si pure, la forme étirée si parfaite qu’il ne peut s’agir que d’une onde matricielle d’où tout surgit, où tout s’abîme pour dire la nécessité du regard juste, du dessillement, de l’exactitude de l’être lorsqu’il se met en devoir de paraître mais dans la douceur native, l’à-peine insistance, le pli sur soi qui est le gage de sa sincérité en même temps que le signe de son ouverture au monde.
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Grises étaient les heures. Blanche ma solitude. Pourquoi fallait-il que tu aies élu cette ville d’eau pour dernier refuge ? Car, après, il n’y aurait plus rien que le vide et l’absence. Le jour était une poussière sale, une chute de pluie sans fin, la perte du jour dans une faille si étroite qu’on eût dit l’extrémité d’une île, la pointe avancée de quelque septentrion qui, bientôt, serait pris de glace. Etonnante la dérive des êtres, leur soudain éloignement quand la césure a eu lieu. Tu sais, comme dans les alexandrins. Mais eux l’appellent, la césure, comme une pause, une respiration, le point d’équilibre de leur rythme. « Hémistiche », tel était le nom qui m’accompagnait, battant mon flanc avec la régularité de l’heure à s’écouler, entaillant mon âme de son scalpel. Pour moi, la césure était devenue abîme et, sur ses flancs, plus rien ne paraissait qu’un morne paysage privé de sons et de couleurs. L’exact contraire de la joie, l’amplitude de la tristesse lorsqu’elle confine à la mélancolie. Et, sous la pluie si fine qu’elle noyait en elle toute volonté de parution, aussi bien du ciel, aussi bien de la terre, voici que surgissait dans l’aire libre de ma tête le vers entêtant, le bourdon aux ailes mordorées avec son bruissement d’étoupe :
« La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres. »
Oui, tous les livres, je les avais lus, depuis les Antiques, depuis Sappho la poétesse jusqu’à Proust le moderne, en passant par les romantiques, les réalistes, les naturalistes. Mais, de cela, que demeurait-il, sinon une phrase, une mélodie, un titre, l’évocation d’un paysage, le goût d’une « Petite Madeleine ». Que restait-il ? C’était, étrangement, Mallarmé qui survivait au naufrage. C’étaient ses vers si musicaux, son invitation au poème, son effroi de ne plus le voir paraître, cet « Ennui » majuscule qui appelait l’exil vers cette terre d’outre-poésie que, sans doute, l’âme du poète habitait lorsque le corps se serait absenté. Existe-t-il une lointaine Thulé où l’on se sustente de mots, où le vent est une ode, l’eau une cantilène, les nuages une prose légère ? Existe-t-il ?
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En ce temps-là qui n’était nullement antique, on ne s’inquiétait que de soi et l’égoïsme faisait ses boules denses à l’entour des corps comme pour les protéger de sournoises attaques. On se caparaçonnait, on se vêtait de lourdes cuirasses, on faisait de sa peau l’ultime enceinte à ne pas franchir, sauf pour l’amant, le précieux ami, la famille immédiate avec son bruit d’essaim. Du monde on n’avait cure, du monde on ne prenait de nouvelles qu’à l’aune de ce qu’il pouvait vous apporter de confort, on n’accueillait dans la densité de sa chair que le plaisir proche et saisissable dans l’instant. On passait de longues heures devant le sublime miroir à lisser son image, à farder ses yeux de rimmel, à les bleuir de khôl, à peindre ses ongles de la couleur du rubis, à oindre la moindre parcelle de sa peau de quelque onguent censé vous rendre enviable aux yeux des autres, lesquels, du reste, n’étaient que vos propres phares que vous retourniez contre vous afin que votre statue d’albâtre pût s’éclairer et éblouir la galerie. Car c’était l’aire du paraître, l’époque du semblant, l’empire de l’illusion. Votre silhouette, il fallait qu’elle pût être reflétée par mille psychés comme dans un palais des glaces et que l’univers ne pût ignorer la sublimité de votre présence. L’enflure de l’ego avait atteint une telle taille que la baudruche la plus dilatée, à côté, n’aurait paru qu’une simple bulle promise à la prochaine disparition.
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