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LagomorpheFilipendule
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œuvres
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défis réussis
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"J'aime" reçus
Œuvres
Défi
Certains jours, je suis sereine. Et parfois, le nuage revient. C'est ma psy qui m'a conseillé ça, de donner un nom aux choses qui me posent problème. Le nuage, c'est ce flot de pensées malvenues. Des choses qu'il ne faut pas faire, qu'on ne doit pas dire. Des envies inavouables. L'autre côté du masque que je mets au quotidien: dans la vie, je suis une personne normale, enjouée et dynamique, un bon petit soldat d'une entreprise florissante. Je fais ce qu'on me demande, je ne fais jamais d'esclandre, je suis fiable, productive, autonome. L'incarnation parfaite de l'employée modèle.
Ce nuage, c'est une nuée, une sorte de plaie d'Egypte version moderne, un amas de criquets dévastateurs qui attendent que le vent les pousse dans le bon sens pour fondre sur la récolte. C'est une oppression permanente qui brouille mes sens, qui m'empêche de voir loin: je n'ai aucune perspective que cette nuée, cette menace persistante qui réduit mon horizon aux quelques heures suivantes. Demain, peut-être, le vent apportera la nuée, et je me transformerai en ciel rageur pour ravager le terreau fertile de mon existence. Demain peut-être, je céderai aux tentations mauvaises qui s'agitent au fond de mon crâne. Je m'imaginais en déesse tout-puissante, fendant l'ennemi à coup de glaive victorieux, triomphant de l'injustice et de l'oppression. Une Nemesis des temps modernes.
Ce monstre qui sommeillait en moi, d'après ma psy, c'était juste une dépression. "Juste une dépression", elle disait ça comme ça, comme s'il était question d'un tracas mineur du quotidien. Comme elle aurait dit "Il faut juste changer les piles, et c'est reparti!".
Mais ces piles là ne s'usaient jamais. La dépression était un moteur à explosion interne, à combustion perpétuelle, et ses émissions étaient létales. Je rêvais de précipiter ma collègue du haut des escaliers, d'empoisonner ma belle-mère, d'aplatir le voisin raciste et macho avec un engin de chantier. Un jour j'avais même réussi à grimper furtivement dans un rouleau compresseur stationné au coin de ma rue à la pause de midi, et j'avais commencé à sélectionner dans la rue les futures victimes de ma vindicte de voirie.
Mais je ne savais pas piloter un tel engin. Y avait-il une clé de contact? Un code? Même dans mes rêves exaltés de violence déchaînée, je me heurtais à la médiocrité. Je faisais en réalité piètre figure. Je me voulais cavalière de l'apocalypse; je ne savais pas monter à cheval. Recalée à l'examen d'entrée du cours Damoclès parce que je m'étais dès l'échauffement coupée avec l'épée. Ces échecs répétés m'emplissaient de lassitude et je traînais ma mine accablée à travers les rues, justicière incomprise en baskets made in China. C'était d'un pathos sans nom.
Et pourtant chaque nouvelle journée pesait sur le monde, contenant en germe la menace d'une explosion, d'un relâchement de soupape. Peut-être qu'un jour, à la cantine du bureau, je perdrai pied et j'étoufferai un commensal avec une quenelle de brochet? Ces êtres abjects qui m'entouraient, dont la plupart m'étaient même inconnus, ne méritaient-ils pas de finir leur misérable existence par ma main vengeresse? La quenelle de la cantine, en soi, était déjà une punition suffisante pour n'importe quel malfrat, il faudrait trouver une arme dotée de plus d'éclat.
"Laissez-libre cours à vos émotions, me disait la psy. Ne vous restreignez pas! L'expression libre vous permettra de dissoudre cet amas de négativité qui vous obnubile."
A l'écouter, j'avais l'impression de visualiser ces bouchons de matière grasse qu'on trouve parfois dans les égoûts des grandes villes. Toute une faune de petits organismes devaient y avoir élu domicile. En y réfléchissant bien, il me semblait injuste de devoir éliminer cette entité au bénéfice de gens que je ne connaissais même pas. Ma nuée de criquets ,après tout, bénéficiait du même droit à l'existence que n'importe quelle autre créature terrienne. Pourquoi faudrait-il exterminer un groupe pour le salut de l'autre? Qui pouvait certifier que mon voisin macho, ma collègue exaspérante, ou ce quidam agaçant qui laissait toujours le trottoir jonché de papiers sales et de mégots de cigarette après son passage étaient plus innocents que ces sauterelles infernales? Après des années de cohabitation, ce nuage d'élytres bruissant était devenu une sorte de compagnon indéfectible. On ne pouvait pas lui reprocher de m'avoir jamais laissé tomber! Allait-on m'inoculer un insecticide mental pour m'en défaire? Fallait-il effacer cette part de moi-même pour protéger autrui d'un éventuel passage à l'acte?
Si bien qu'un dilemme cruel finissait par se présenter à mes yeux: qui, de mes congénères ou de mes insectes mentaux, faudrait-il faire triompher, puisqu'il ne devait en rester qu'un?
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Défi
Les polars islandais sont ceux qu'elle préfère. Des meurtres à l'ancienne, sans effusion de sang inutile, sans détails morbides, noyés par la grandeur des paysages. Le dernier Indridasson, tiens, il est de nouveau sur le rayonnage. Elle le guettait depuis des semaines, le lecteur précédent n'avait pas été très scrupuleux sur la date de restitution. Elle s'en empara et le glissa dans son fourre-tout. La bibliothèque était le seul endroit qu'elle appréciait dans cette ville détestable, comme un îlot de calme et de silence au milieu d'une jungle hideuse de béton, de graffiti et de vacarme urbain incessant. Elle parcourut le rayonnage du bas, à l'affût d'autres auteurs convoités, réticente à l'idée de devoir quitter son sanctuaire pour retourner à l'appartement. Elle avait vécu son arrivée dans cette ville de banlieue comme un arrachement, les lignes imperturbablement droites des tours et des barres comme autant d'épieux plantés dans sa tranquille existence rurale. Ici tout n'était que grisaille, efficacité, vitesse, saleté, minéralité.
L'Islande, ce serait vraiment un beau voyage, si elle avait la chance d'y aller un jour. Ou bien l'Irlande, peut-être, du moment qu'il y avait encore de la terre, de l'eau et des lichens. Même la Normandie, la Creuse, n'importe où pourvu que ce ne soit pas ici. Quels souvenirs y avait-il à conserver de ce cube posé sur un bord d'autoroute, ces portes qu'il fallait double-verrouiller et digicodifier, ces boites aux lettres vandalisées, cet appartement sans âme? Aux quelques connaissances qu'elle avait acquises ici, elle disait toujours qu'elle rentrait "à l'appartement". Ce n'était pas chez elle.
Elle soupira et se dirigea vers le comptoir pour faire enregistrer ses livres. Il allait bien falloir rentrer, on ne pouvait pas vivre en permanence dans une bibliothèque, ce qui à son sens était bien dommage. Les étagères à elles seules apportaient toute l'expérience dont on avait besoin dans le monde: Voyage, développement personnel, sciences, romance, humour.
Elle remercia la bibliothécaire, rangea sa carte dans son sac, leva les yeux vers la sortie.
Ses poumons semblèrent dysfonctionner, le sang afflua à ses joues avant de les déserter à nouveau. Elle se sentit vaciller, chaud, froid, stupeur, tremblement. Voilà, il était là, et elle réagissait comme dans un livre de gare. Exactement le genre d'héroïne qu'elle méprisait. Il était là, son seul souvenir en trois dimension dans cette ville en quadrillage, et elle se dissolvait comme une petite chose fragile. Impossible de l'éviter dans ce couloir étroit, sa haute silhouette barrait toute la lumière. Il l'avait vue aussi, bien sûr, que faire? Partir en courant? Faire comme si de rien n'était? Non évidemment, bien sûr que non. C'était quand même fou d'avoir acquis une telle masse d'expérience livresque et d'être infoutue de réagir en croisant son ex, enfin l'était-il, d'ailleurs? Comment appelle-t-on une relation qui a à peine commencé, qui se trame dans l'ombre d'une autre qui peine à s'éteindre? Etait-ce même une relation, d'ailleurs, autrement que dans sa tête à elle?
La situation était ridiculement absurde: voilà qu'elle était paralysée de surprise dans le hall d'entrée d'une bibliothèque de banlieue parce qu'elle avait posé les yeux sur un type qui avait disparu comme ça du jour au lendemain, sans explication. Elle avait envoyé un, deux, vingt messages, avait appelé une fois ou deux, ou peut-être dix, elle ne savait plus. En tempêtant, en suppliant, en réclamant des explications: la déchance ultime de dignité affective. Evidemment, elle avait compris un peu tard que des deux hommes, c'était lui, pas l'autre, qu'il fallait garder. Par contraste, l'officiel, c'était l'ennui, la médiocrité, mais c'était trop tard, elle n'avait pas choisi, et contrairement au dicton ne pas choisir, c'est renoncer aussi. Devant ses scrupules et ses atermoiements, comme elle s'était fossilisée dans un statu quo rassurant, il avait choisi la fuite, ce qui pouvait se comprendre. Et voilà: il était là, vif et plein de charme, alors qu'elle semblait seulement sortir la tête du marasme où son départ l'avait plongée. S'évanouir n'était pas possible, pourtant, c'était ostensiblement le seul choix viable de l'alternative, au moins elle ne serait plus consciente de son état de délabrement affectif et du ridicule de sa réaction. Elle s'aperçut qu'elle avait oublié de respirer, et le temps reprit son cours en accéléré, comme pour reprendre le pas sur la seconde où son système avait figé. Elle trébucha.
Il fit les trois pas qui les séparaient, lui adressa un petit sourire et un bonjour, et continua son chemin vers la bibliothèque.
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Défi
Des glaciers, du silence et du sel. Sur l'horizon, des icebergs suspendus dans des mirages. Au dessus du camp, une petite éminence pour surveiller les alentours. Tout le monde dort, j'ai pris le troisième tour de garde. Il est quatre heures du matin, peut-être. Je suis comme seule au monde, sur ma colline, veillant sur le sommeil de mes douze compagnons. Nous avons abandonné nos montres et nous sommes dépouillés des encombrements de la civilisation: le temps ici échappe à notre contrôle -- le soleil ne se couche jamais, il n'y a pas d'heure, pas de rythme autre que celui des marées et des changements du vent. Les choses se font quand elles sont prêtes, ou bien pas du tout. Nous sommes hors du temps humain. L'océan est calme, son miroir parfois brisé par le plongeon d'une sterne. Quelques blocs de glace sont venus s'échouer sur le sable noir, en contrebas. Un renard argenté curieux tourne autour du matériel. A quelques kilomètres, au fond du fjord, le glacier craque; parfois de grands seracs s'effondrent dans un grondement qui résonne comme un coup de tonnerre entre les montagnes. La houle atteint parfois notre plage. Quelques oiseaux de mer rasent les flots en ponctuant l'air de leurs cris perçants. Les fulmars, curieux oiseaux planeurs ronds comme des avions-cargo, viennent parfois frôler les kayaks lorsque nous naviguons. Hier, un phoque intrigué nous a suivi de loin. Il y a des traces ici, beaucoup d'empreintes de renne, la touche feutrée, presque indécelable, des petits renards qui viennent régulièrement rôder près des stocks de nourriture, et des empreintes d'ours, aussi, un peu à l'écart du tracé de la ronde, une piste assez vieille -- comme fossilisée, les contours estompés par l'alternance de pluie et de sécheresse, le gel et le dégel -- qui mène droit sur ma tente. Je profite du calme des heures solitaires de la ronde pour noter dans mon carnet. "Traces"; "iceberg bleu, glace pure", "vent catabatique". Les noms des oiseaux, labbes, sternes, plongeons. Des plantes: pavot arctique, cassiope, saxifrage.
L'Arctique règne en maître ici, nous sommes sous sa coupe: l'humain semble annihilé, réduit à moins que rien, un organisme vulnérable face à la puissante nature qui l'entoure. Retour à un stade primitif, minimaliste, vulnérable, à l'expérience profonde du présent, de la morsure du froid, de l'inquiétude de croiser l'ours, de l'angoisse sourde qui survient, parfois, face à cet environnement sans merci, à l'idée de rester piégé ici -- une sorte de claustrophobie de l'infiniment grand. Les distances sont trompeuses, les repères fluctuants, les sens faillibles. Hier, le vent s'est levé, en pleine navigation. Le ciel limpide s'est chargé de noir, d'un coup. Le flanc montagne au pied duquel nous campons a disparu sous un nuage bas. Les embruns se sont abattus sur nous, le glacier s'est réveillé, projetant ses tonnes de glaces derrière nous, soulevant les vagues autour de nous. Le groupe s'est délité, les autres kayaks, de couleur vive, ont disparu de notre vue, chaque équipage s'échinant à pagayer en ligne droite pour sortir du coup de vent, vers un vague repère, vers la sécurité toute relative du campement. Ce soir-là, j'ai noté "ai fait l'expérience du Sublime."
Je dois aller réveiller F., le guide, qui prendra le dernier tour de garde. F. a des yeux d'un bleu-vert changeant et un regard perçant, capable de voir un point sur la grève à des distances impossibles. Il parle peu, ses gestes sont précis et efficaces. Il parcourt la moraine avec une vigilance confiante, le visage serein, comme si marcher était une sorte de méditation. Parfois il s'arrête et me fait signe, me signale à voix basse un oiseau, une fleur, une formation géologique avec dans les yeux un émerveillement toujours renouvelé face à cet environnement unique. Parfois deux femmes du groupe, caquetante comme des oies, débarquent bruyamment, faisant fuir l'oiseau local, oubliant les noms des plantes et des roches. Alors F. me jette un regard amusé de conspirateur, comme si nous avions partagé des bribes de connaissances arcanes, avant de se remettre en route. Sous nos pas, la nature s'éclaire de ses explications et de ses anecdotes; l'Arctique nous devient presque compréhensible, familière. C'est un meneur, un compteur né -- il a le don rare de mettre le monde en mots; nous sommes silencieux, attentifs, envoûtés par sa voix chaude et son timbre calme. L'ordre s'impose de lui même, sans qu'il n'ait à nous le rappeler, sans qu'il n'existe de hiérarchie. C'est une personnalité atypique, qui semble rayonner de la confiance de savoir ce qu'il fait et où il va.
F. se réveille dès que j'appelle son nom, à voix basse, auprès de sa tente. Il se lève, ébouriffé, l'air encore endormi, écoute mon compte rendu, hoche la tête, récupère le pistolet d'alerte, les jumelles. Je retourne dormir pour deux heures, jusqu'à la fin de la garde: c'est la dernière, nous partirons ce soir. Sur la plage, alors que nous attendons le zodiac sous le soleil de minuit -- il est 1h38, il a bien fallu réapprendre l'heure, l'avion part à 7h -- l'ambiance est étrange, nous empilons le matériel avant de prendre le temps de dire au revoir à F., que n'avons vraisemblablement que peu de chances de croiser à nouveau.
"J'espère que vous avez trouvé ici ce que vous étiez venus chercher", nous dit-il, en ajoutant un mot pour chacun. Le zodiac est là, nous chargeons tout pour la première rotation. Un autre groupe doit arriver pour nous remplacer, tout va soudain vite, et nous avons oublié comment nous dépêcher. Soudain je suis de retour sur un bateau, il y a de la musique, le bruit des moteurs, et une dizaine de personnes de l'autre groupe, que nous croisons. Ils ont l'air un peu désorientés, fatigués après une longue journée de voyage, encore empêtrés dans les habits de ville. Je vois mon reflet dans la vitre du bateau, les cheveux hirsutes, les yeux rougis par le vent, emmitouflée dans une parka. Que cherchais-je en venant ici? Sur le bateau, je m'endors en cinq minutes, bercée par le ronronnement du moteur et la chaleur de la cabine. Sur la grève, en m'aidant à passer mon gilet de sauvetage, F. m'a dit, d'un air faussement solennel, comme s'il s'agissait d'une cérémonie: "Je te nomme ornithologue en chef de ce groupe! Va, et répands la Connaissance!". Je quitte l'archipel du Svalbard avec son sourire léger dans le cœur, l'indicible grandeur des paysages du Nord et la nostalgie étrange de quitter un foyer jusqu'alors inconnu.
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