Caiuspupus
Les plus lues
de toujours
Ceci est un recueil d'histoires très courtes, voire très très courtes, pour faire rire et parfois réflechir.
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Dans la vaste salle carrelée du sol au plafond, Kim-Soon, courbé sur sa paillasse en grès blanc, s’affaire. Vêtu d’une blouse immaculée trop grande pour lui et équipé d’un masque et de lunettes de protection qui lui grossissent les yeux, le scientifique manipule avec précaution des éprouvettes marquées du symbole "Danger Biologique". D’un geste sûr et précis, il mélange des solutés et des réactifs phosphorescents, chauffe des tubes au bec bunsen, observe. Parfois, il s'arrête brusquement, griffonne des notes sur un cahier d’écolier, puis reprend ses complexes et solitaires opérations. De temps à autre, il se déplace sur sa chaise à roulettes jusqu’à un microscope, analyse le contenu des lamelles puis revient à sa paillasse en jetant un coup d'œil sur un écran où des données défilent en continu. Depuis le matin, un chant populaire à la gloire du Commandeur Suprême tourne en boucle, diffusé par trois haut-parleurs placés au plafond, à côté des néons blafards. Kim-Soon sifflote gaiement en travaillant. Soudain, un grincement déchire le fragile hymen de son insouciance. La petite porte blindée, s’ouvre derrière lui sur un nain en livrée et perruque poudrée. Le mini-domestique déroule s
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Il était une fois un jeune garçon qui se prénommait Gurvan. Il vivait à Trec'Horanteg, un village d’une cinquantaine d’âmes niché au creux de la légendaire forêt de Brocéliande.
Un jour où il gelait à menhir fendre, son père malade lui demanda d’aller chercher quelques fagots de bois pour nourrir la cheminée, si gourmande à cette époque de l’année.
En fils obéissant, il enfila son manteau de laine troué et s’engouffra dans l’air piquant. La tête rentrée dans le cou pour éviter les morsures du froid, les dents serrées, il prit le chemin de terre qui menait à la forêt. Son estomac, déja noué par la faim, se contracta de peur : non loin se trouvait le Val Sans Retour.
Le Val Sans Retour et ses effrayantes légendes.
Ici, l’ombre de la sorcière Morgane planait... Quand ce n'était pas celle du Malin en personne !
Ici, été comme hiver, chaque arbre, chaque ruisseau, chaque bruissement, chaque feuille, chaque brindille évoquait la présence de sortilèges.
Ici s’arrêtait le territoire des hommes et commençait celui des korrigans et autres créatures de l’autre monde.
Pourtant, Gurvan n’avait pas le choix, il devait se rendre dans cette forêt pour y récupérer un peu de bois. Comme disaient les anciens : il est préférable de mourir de peur que de froid.
Le jeune garçon marchait d’un pas rapide entre les arbres nus, ses pas résonnaient sur le sol gelé. De temps à autre, il s’arrêtait brusquement, tendait l’oreille, observait autour de lui pour s’assurer qu’il n’était pas suivi. Alors, rasséréné par le silence de l’hiver et la solitude des arbres, il reprenait sa route, non sans lancer des regards inquiets en direction des chênes endormis.
Lorsqu’il arriva enfin à la parcelle de terrain que possédaient ses parents, il se baissa pour ramasser les branchages qui jonchaient le sol. D'un geste précis, il les lia avec de la corde de chanvre et fixa la récolte sur son dos.
Au moment de rentrer à la maison, ses yeux furent attirés par une étrange lueur dans le lointain, derrière les frondaisons des conifères encore verts.
« N’y va pas », lui commanda sa raison. « Rentre vite avant que la nuit tombe, tes parents t’attendent avec un bon bol de soupe chaude, il ne faut pas traîner dans ces lieux hantés ». Son cœur lui souffla exactement le contraire : « Va voir d’où provient cette lumière ! N’aie pas peur ! Une simple lumière n’a jamais fait de mal à personne. Tu auras le temps de fuir si tu sens un quelconque danger ».
Le cœur avait eu le dernier mot, ses arguments avaient fait mouche dans l’esprit du jeune et fougueux garçon : Gurvan devait éclaircir ce mystère coûte que coûte.
Il inspira un grand coup et progressa rapidement en direction de la fascinante clarté, partagé entre l’excitation et la peur. Lorsqu’il fut suffisamment près, il put distinguer l’origine de la lueur : une maison de bois aux fenêtres éclairées, blottie au creux d’une petite clairière gazonnée et fleurie de bruyères. Un mince filet de fumée s’élevait de la cheminée pour se dissoudre dans le ciel gris.
« Voilà, tu sais maintenant, la lumière provient d’une maison, tu peux rentrer chez toi, bien au chaud », lui chuchota sa raison tandis que sa curiosité l’implorait de s’approcher.
Une fois de plus, il céda et courut se poster à la fenêtre pour observer discrètement.
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22 h 30. La nuit venait de tomber sur le port de Concarneau. Il faisait doux, et dans l’atmosphère flottait un air de fin de vacances. D’ailleurs, beaucoup de touristes avaient déjà déserté la région pour revenir à leur quotidien.
Sous une lune parfaitement ronde et blanche, le haut Pont du Moros surplombait le chantier naval désert. Un peu plus bas, des chalutiers, mastodontes immobiles et placides, attendaient d’être carénés.
Quelques oiseaux marins passèrent sans prêter attention à la femme qui venait d’arriver sur le pont, la démarche hésitante et le regard vide. Elle était ivre. Sa main tenait nerveusement un bout de papier griffonné à la hâte, avec ces quelques mots :
« Je n’en peux plus. La vie m’est devenue impossible. Te savoir avec une autre femme, c’est trop pour moi. Je t’aime, et je te pardonne. Ta Marie, pour toujours. »
Elle était convaincue que ce texte, associé à l’acte qu’elle allait commettre, bouleverserait de façon définitive la vie de son époux, le rendrait inconsolable, et détruirait à petit feu ce couple illégitime dans lequel il avait eu le culot de s’engager. En réalité, contrairement à ce qu’elle avait écrit, elle ne l’aimait plus, elle ne lui pardonnait pas ce qu’il avait fait. Pire, elle le haïssait profondément. Mais grâce à ces mots, elle se donnait le beau rôle, celui de la femme trahie mais compréhensive et indulgente, tandis que lui endosserait le costume du véritable salaud. Grâce à ces mots, elle allait instiller en lui un sentiment de culpabilité qui ne le quitterait jamais. Elle était particulièrement fière d’avoir fini son message par “Pour toujours”, ces deux mots qu’ils s’étaient tatoués au poignet, tous les deux, lorsqu’ils croyaient leur amour indestructible. C’était vicieux, mais ça valait le coup. Il allait souffrir ! Elle imagina la tête que ferait son époux face à son corps désarticulé, puis lorsqu’il lirait en silence ce petit bout de papier qui n’était adressé rien qu’à lui, pour son plus grand malheur. Bien sûr, il n’oserait partager ce billet avec personne, il le garderait pour lui, il pleurerait, seul dans le noir, ne parviendrait plus à dormir la nuit, rongé par la culpabilité. Et puis au bout de quelques semaines, quelques mois peut-être, il quitterait son amante, et en fin de compte se suiciderait lui aussi. Décidément, elle avait trouvé une très jolie façon de se venger, même si c’était au prix de sa propre vie.
Elle grimpa difficilement sur le parapet, s’égratigna le genou, et parvint à se mettre debout, sur le rebord. Ses jambes flageolaient.
Le vide se trouvait sous elle à présent. Elle regarda ses pieds et les avança petit à petit. Elle avait le vertige. Une grosse larme coula sur sa joue puis tomba dans le vide, comme si une toute petite partie d’elle-même voulait faire le chemin de la chute mortelle avant que le corps tout entier ne plonge. Une ombre passa derrière elle, lui planta une lame de couteau dans le dos, puis poursuivit son chemin sans se retourner, tandis que le corps de la jeune femme chutait jusqu’à s’écraser sur le sol avec un bruit sec.
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Si vous avez aimé les 100 histoires courtes de "Court mais bon, vous aimerez peut-être la deuxième salve.
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Défi
« Je suis le diable, et je suis venu ici faire le travail du diable. »
Charles Manson
L'inspecteur Plantin frappa à la porte de la maison de Mademoiselle Morisset. Trois coups brefs, comme à son habitude.
Aucune réponse.
Il appela l’habitante des lieux mais seul un silence angoissant lui répondit.
Cela ne présageait rien de bon.
Le matin-même, il avait reçu un appel anonyme indiquant qu’une jeune femme venait d’être assassinée à son domicile. Durant la conversation téléphonique, le « corbeau » avait invité l'inspecteur à se rendre sur les lieux en personne — il avait bien insisté sur ce point. D’une voix semblant venir d’outre-tombe — l’assassin utilisait un simple mouchoir pour étouffer sa voix —, l’inconnu avait précisé le nom de la victime et l’adresse d’un petit pavillon en banlieue parisienne. « N’oubliez pas le serrurier, il faudra forcer la porte » avait-il conseillé, pour finalement conclure l’appel sur des considérations spirituelles : « Dans la vie, les événements importants sont des séparations : la naissance est la séparation de l’enfant et de sa mère. Le jour naît de la séparation avec la nuit. La mort est la séparation du corps et l’esprit ». Cette énigme, le policier l'avait tournée dans tous les sens dans sa cervelle, en vain. La seule conclusion qu'il en avait tirée, c'était que la voix mystérieuse ne plaisantait pas et qu'il fallait se rendre sur place, pour vérifier.
Plantin, constatant que l'entrée était bien vérouillée, demanda au serrurier de procéder à l’ouverture. Ce dernier s’exécuta et en quelques secondes, la porte s’ouvrit sur un long couloir sombre et étroit. Au fond, un rai de lumière blanche se dessinait sur le sol. L'inspecteur demanda au serrurier de rester à sa disposition sur le palier comme le veut la procédure, puis pénétra dans la maison en avançant prudemment le long du corridor. Arrivé au bout, face à une porte close, il fut alors assailli par une odeur pestilentielle. Les flics la connaissent bien, ils sont tous confrontés un jour ou l’autre au parfum aigre de la mort.
De l’autre côté, un cadavre l’attendait.
Il posa sa main sur le bouton de la poignée et le tourna lentement. La porte s’ouvrit en grinçant, offrant un spectacle d’une beauté macabre : face à lui, au milieu de la chambre aux volets clos, une jeune femme gisait sur la moquette gorgée de sang. Coupée en deux. De la tête jusqu’à l’entrejambe. Les deux moitiés de Mademoiselle Morisset étaient bien séparées l’une de l’autre : le corps avait été scié dans la longueur avec un instrument précis et tranchant. Une scie circulaire, supposa l’inspecteur — le médecin légiste, lui, se reconnaîtrait incapable de comprendre par quel prodige le corps avait pu être découpé si proprement sur place. Une chose était certaine : c’était un travail de professionnel. Plus étonnant encore, la scène d’horreur faisait l’objet d’un éclairage très particulier : une lampe halogène illuminait la partie gauche du corps, laissant la moitié droite dans l’ombre. Le judicieux jeu de lumières, appuyé par le rouge vif des organes sanguinolents s’échappant de part et d’autre de Mademoiselle Morisset sublimait la scène en une œuvre d’art torturée — d’un écorché plus précisément — orchestrée avec soin par un meurtrier inspiré. Mais inspiré par quoi ? A quoi rimait cette mise en scène ? Pourquoi ce corps pourfendu et cet éclairage si particulier ? se demandait l’inspecteur, dérouté — seul l’assassin pouvait lui offrir la réponse.
Le policier réprima une envie de vomir. Toute cette scénographie le dépassait complètement, il n'avait jamais été confronté à un crime de cette envergure. Seul, il se sentait désemparé, démuni. Il appela du renfort et attendit sur le palier pour fumer une cigarette, une sale habitude qu’il essayait d’abandonner, en vain. L'assassin, accompagné d’un chien laineux, passa sur le trottoir, les mains dans les poches. L’officier, trop occupé à cogiter sur cette affaire hors norme pour se laisser distraire, le salua machinalement d’un geste de la main. L'autre répondit d’un bref mouvement de la tête.
La police scientifique arriva sur les lieux quelques temps plus tard pour procéder aux analyses, récupérer les indices, photographier chaque élément susceptible d’éclairer l’enchaînement des événements qui avait conduit à cette boucherie. Et qui permettraient de trouver l’auteur de ce crime si spectaculaire.
Le criminel — doté d'un talent certain — avait focalisé l’attention des enquêteurs sur le tableau magistral laissé derrière lui. Il s'offrait ainsi un petit plaisir coupable en laissant un livre recouvert de peau de chamois, bien en évidence sur la table de nuit et qui passa pourtant inaperçu. Sa véritable signature, la preuve de sa toute-puissance.
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Il pensa d'abord à une nouvelle plaisanterie, mais déchanta vite après un tour rapide du bateau : aucune trace de Marie. A bord, il n'y avait pas de cachette possible en dehors de la cabine. Or, elle ne pouvait y être allée sans qu’il s’en rende compte. Tout autour, un mur gris que Loïc pouvait presque effleurer du doigt, il n’y avait rien que le gris, il ne distinguait même plus la côte. Qu’avait-il bien pu se passer ? Etait-elle tombée à l'eau ? En proie à la panique, il se dressa sur la plage arrière et hurla le nom de son épouse jusqu’à en perdre la voix, mais ses mots se perdirent dans l’épais manteau de grisaille. “Surtout, ne pas s'affoler” se raisonnait-il. Il fila à la cabine, saisit la VHF, la mit sous tension, sélectionna le canal de communication, appuya sur la pédale d’émission puis lança son message de détresse. En retour, il ne reçut que d'horribles grésillements. Il régla la fréquence, mais rien n’y fit. Il n’était pourtant pas si loin des côtes ! Et son téléphone qui avait disparu, lui aussi ! Il répéta plusieurs fois sa position, espérant que la S.N.S.M capterait l’information, quand une réponse se fit entendre, des mots étranges, dans une autre langue, puis une c
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28 Septembre 1918 - Marcoing - Nord de la France
Le 5ème Régiment du Duc de Wellington compte un nouveau membre ce matin, et pas des moindres : moi.
J’ai rejoint le bivouac aux petites heures du jour. Une brume froide et collante recouvre le camp britannique, le soleil naissant peine à la dissiper. Au loin se dresse la petite ville nordiste de Marcoing et son clocher éventré. Les Allemands se sont retranchés là-bas, ils nous attendent de pied ferme.
Un silence quasi-religieux règne ici, bien loin de l’image que l’on pourrait se faire d’une zone de guerre.
Dans ce moment d'attente, celui qui précède l'assaut et son cortège d'horreur, les hommes tentent de tuer leur ennuis avant de s'occuper de leurs ennemis. Certain jouent aux carte, d'autres nettoient frénétiquement leur fusil ou rient trop fort aux blagues du comique de la troupe, mais tous essayent de ne pas penser que la plupart d'entre eux sera mort avant la fin de cette journée.
Le calme avant la tempête.
Les mines sont sombres, les visages sont fermés lorsque j’entre au milieu des hommes. Personne ne m’adresse la parole, c’est à peine si on jette un oeil vers moi. Comme accueil, j’ai connu plus chaleureux. Qu’importe, je ne suis pas ici pour me faire des amis. A vrai dire, ce n’est pas tout à fait correct. Pour la réussite de mon entreprise, je dois me rapprocher de cet homme assis seul dans un coin, une gamelle dans la main. Je l’ai repéré dès que je suis arrivé. Il est exactement comme je l’imaginais : grand, mince, le nez droit, les lèvres minces et pincées, le casque Brodie vissé sur le crâne, une mitrailleuse légère Lewis à ses côtés. Il semble beaucoup plus vieux que moi alors que nous avons tous les deux la trentaine.
Le Private Henry Tandey plante son regard clair dans le mien et lance sèchement :
« Nouveau ? Oui, je suis arrivé ce matin. Private Edwin Williamson, réponds-je avec le plus d'assurance possible. Connais pas. Faits d’armes ? »
Je m’étais préparé à ce type d’interrogatoire. Je connais sa biographie par coeur. Les héros comme Tandey aiment se définir au travers de leurs exploits, ils ont une mémoire stupéfiante concernant tous les faits de guerre et se rappellent du moindre soldat qu’ils ont côtoyés. Je joue serré, le moindre impair et il s’apercevra de la supercherie. Surtout, ne pas affirmer que j’ai fréquenté les mêmes champs de bataille que lui, ce serait trop bête que ma couverture tombe maintenant.
« Ce n’est pas très honorable, vous savez. Une blessure à la bataille de Mons, 1914, 4e bataillon du Régiment de Middlesex, j'ai failli perdre un bras. Après ma convalescence me suis battu à Cambrai en 1917 et j’ai reçu un éclat de Schrapnel dans la jambe gauche. Je suis opérationnel à présent. Je ne suis qu’un simple soldat plusieurs fois blessé au combat, monsieur Tandey. » Tu connais mon nom ?
La boulette. Je me rattrape par une pirouette. Quand j’étais à l’arrière, en attendant de venir ici, on ne parlait que de vos exploits lors de la bataille de Cambrai, vingt prisonniers, des dizaines de boches tués, vous avez fait preuve d’un courage incroyable ! Je veux être comme vous, je suis prêt à en découdre.
Tandey semble gêné, mais se reprend. Ca tombe bien, nous allons en découdre aujourd’hui. Nous allons donner l’assaut ? Affirmatif. On prend Marcoing aujourd’hui. Tiens, prends ma gamelle, tu auras besoin de forces.
Je le remercie chaleureusement. Le ragoût est infect, à mi-chemin entre du corned beef et de la terre bouillie, mais j’ai réussi la première partie de ma mission : prendre contact avec le soldat Tandey. Dorénavant, il n’y a plus qu’à le suivre et à frapper au bon moment.
Car aujourd’hui, je vais changer le cours de l’Histoire.
Car aujourd'hui, je vais tuer Hitler.
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Un trait de lumière rouge frappa la paupière de Bréanne. La jeune princesse grimaça dans son sommeil, fronça les sourcils, puis se résolut à ouvrir un oeil timide. Les rayons du soleil traversaient les motifs du vitrail coloré et arrivaient pile sur sa tête.
Bréanne grommela. La journée commençait mal, mais pas question de renoncer à sa grasse matinée !
Elle tira la couverture sur sa tête et s’apprêtait à planter le nez dans son oreiller, lorsqu’elle avisa, sous les draps, une boule.
Une boule de la taille d’un melon.
Une boule lisse, bronzée et brillante.
Intriguée, Bréanne tendit une main hésitante, posa la paume à sa surface… et la retira aussitôt en poussant un cri strident : c'était plus brûlant qu'un pain tout juste sorti du four !
La princesse bondit hors du lit, emporta les draps avec elle et se plaqua contre le mur, le plus loin possible. Paniquée et fascinée à la fois.
Au milieu du matelas trônait la sphère, qui rougissait à vue d’oeil, menaçante. L’air vibrait autour d’elle et bientôt, une chaleur étouffante envahit la pièce.
Bréanne ne parvenait pas à détacher ses yeux de l'objet maléfique. Elle voulait quitter sa chambre, mais une force supérieure l’en empêchait.
Soudain, craac ! Une fissure incandescente se dessina sur la boule. Puis une autre, craac ! plus large que la première ! Bréanne mit la main à la bouche, inquiète. Au même moment, le sommet se détacha et le haut d’une tête apparut.
Une tête rouge, rugueuse, couverte d’écailles. Avec sur le dessus, deux petites cornes émoussées.
Au milieu de ses yeux jaunes se trouvaient des grosses pupilles rondes. Au bout de son museau, deux naseaux crachaient une fumée noire.
“Oh ! Un dragon ! Comme il est mignon ! “ s’exclama Bréanne en frappant des mains d’excitation.
Elle n’en croyait pas ses yeux. Depuis toute petite, elle avait entendu parler de ces monstres gardiens de trésors et cracheurs de feu et bien sûr de ces chevaliers qui les combattaient sans relâche, par monts et par vaux. Mais jamais elle n’en avait vu passer un seul à l’horizon et ce n’était pas faute d’avoir patienté, à la fenêtre de sa chambre. Elle avait fini par se faire une raison : les dragons n’étaient qu’une fable pour les enfants, comme le croque-mitaine ou les loups-garous.
Mais voilà qu’aujourd’hui, ses certitudes volaient en éclat. Un dragon venait de naître dans sa chambre, sous ses yeux ! Que faisait-il ici ? Qui l'avait déposé ? Où étaient ses parents et quand avaient-ils pu venir dans sa chambre ?
L’animal acheva de s’extraire de sa coquille et déploya ses deux petites ailes fripées.
“Bonjour, princesse ! ”, souffla-t-il d’une petite voix. “Veux-tu être mon amie ? “
Bréanne hésita. Dans les contes, les dragons ne jouissaient pas d’une bonne réputation. On les disait cupides, voleurs, cruels et menteurs. Dangereux aussi. Mais celui-ci était si mignon, avec ses grands yeux humides ! C’était un bébé !
“Je veux bien”, répondit-elle en grimpant sur le lit.
Le dragon s’avança vers elle et se laissa caresser. Bréanne sentit sa chaleur au bout des doigts, une douce chaleur qui monta en elle et l’envahit toute entière. Le dragon ferma les yeux de plaisir et ronronna comme un chat.
“Comment t’appelles-tu ? Moi, c’est Bréanne “
“Donne-moi le nom que tu souhaites, je suis à toi, je suis ton dragon”
La jeune princesse leva les yeux et réfléchit quelques instants. Quel nom original donner à cet animal ? Il fallait un nom qui sonne bien. Rubis ? Trop féminin. Tomate ? Pas assez sérieux pour un dragon. Sang ? Un peu court. Tout à coup, son visage s’illumina.
“J’ai trouvé ! Tu t’appelleras Sang-Peur”
“Ca me plait beaucoup !”
Le dragon se dressa fièrement sur ses ergots comme un coq dans sa basse-cour et accueillit son nouveau nom en soufflant de la fumée en forme de coeur.
“ Formidable ! Comment as-tu fait ça ?”
Au même moment, on frappa à la porte. Bréanne et le dragon se figèrent.
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En se réveillant un matin après des rêves agités, Grégoire ne trouva pas la force de se lever. Malgré ses efforts, ses paupières se refermaient toutes seules, comme des stores au mécanisme cassé.
Il soupira et fit comme d'habitude lorsqu’il se retrouvait face à un choix cornélien : il traça dans son esprit une ligne verticale. A gauche, il plaça mentalement les inconvénients d'aller au boulot, à droite, les avantages. La première colonne se remplit rapidement (embouteillages du matin, café et collègues imbuvables, travail routinier, réunions interminables, patron grossier, embouteillages du soir), tandis que la seconde ne contenait aucune ligne.
Cette fois, la décision fut facile à prendre, la balance penchait nettement du côté de la flemme. Son boulot attendrait, le patron aussi, le monde ne s’arrêterait pas de tourner pour autant.
Grégoire désactiva la sonnerie de son téléphone, s’enroula dans sa couette comme un saumon en papillote, inspira profondément et replongea dans son sommeil, un sourire béat aux lèvres.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, le réveil indiquait vingt heures. « Ouah, j’ai fait une grosse sieste ! J’avais du sommeil en retard » , pensa-t-il, avant de constater, dépité « Pourtant, c'est bizarre, je me sens toujours aussi fatigué. »
D’un revers de manche, il essuya un filet de bave séchée au coin de ses lèvres. Il se sentait un peu vaseux et se demanda si les ours éprouvaient la même sensation à la fin de l’hibernation. D’un geste lent et maladroit, il tendit le bras vers son téléphone, alluma l’écran. Aucun appel manqué. Aucun message, personnel ou professionnel. Son absence était passée aussi inaperçue qu’une tache sur un pantalon Desigual.
Il sentit monter en lui une déception amère. Quand il pensait que le boulot attendrait, il n’espérait pas qu’il ferait preuve d’autant de patience ! Quant à son patron, il aurait pu au moins manifester ne serait-ce qu’une pointe d’inquiétude, voire d’agacement. Même une insulte, ou un blâme aurait été préférable à cette froide indifférence.
Vexé, Grégoire rumina longuement, le téléphone dans la main, le doigt au-dessus du surnom de son patron, il hésitait à appuyer sur "Connard". Devait-il l’appeler pour s’excuser ? Lui reprocher de ne pas avoir remarqué son absence ? Ou présenter carrément sa démission ? Il avait la flemme d’établir une nouvelle liste d’avantages et d’inconvénients, alors il reposa son téléphone.
C’est à ce moment que son ventre choisit de gargouiller. Grégoire décida enfin de s’extirper du lit pour chercher de quoi alimenter la machine.
Sauf que la machine ne répondit pas.
Son corps demeurait inerte comme un bout de bois.
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Elle se poste à la fenêtre et regarde en contrebas, côté cour. Penchée, la jeune fille dévoile sa silhouette harmonieuse, les fesses galbées par un jean slim. La voix des parents s'élève jusqu'à la chambre. « Bonne soirée, Victoria ! ». Elle se tourne légèrement, une partie du visage dans la pénombre, l’autre étant éclairée par la lumière rasante du jour déclinant. Un joli brin de fille. Elle adresse un petit salut de la main. Les portières claquent et le ronronnement puissant d'un moteur de berline s'éloigne dans la nuit, suivi par le bruit d’une sonnette accompagné d’un crissement de graviers qui se rapproche. Joli chassé-croisé, timing impeccable. Le visage de Victoria s’illumine d’un sourire radieux. Sans attendre, elle court vers les escaliers qu’elle dévale un peu vite. Impatience et insouciance de la jeunesse. Victoria ouvre la porte. Une jeune fille apparaît. D’un geste rapide, elle dégrafe la sangle de son casque de vélo et libère une crinière de longs cheveux blonds qu’elle secoue avec une grâce nonchalante, comme au ralenti. Les deux jeunes filles s'étreignent. Un long hug. Image pleine de sincérité d’une belle amitié adolescente. Victoria prend la parole, visiblement soulagée. Ah, Clare, je suis tellement contente que tu aies pu venir me tenir compagnie ce soir, je t’attendais avec impatience, j’avais peur que tu te décommandes au dernier moment ! Je raterais pour rien au monde un soirée avec toi, Vic, tu le sais bien ! répond Clare, surjouant le reproche.
Elles se lancent un regard complice et remontent les escaliers quatre-à-quatre en faisant vibrer toute la maison, puis pénètrent dans la chambre de Victoria, même pas essoufflées. Sans prendre la peine de se déchausser, elles sautent sur le lit et s’assoient en tailleur sur la couette rose bonbon. Bon, on a la maison pour nous toutes seules ce soir. On se mate une petite série sur BBC 1 et on commande des pizzas, ça te dit Clare? Pour les pizzas, parfait. Mais attends, j’ai une meilleure idée que de regarder la télé. Regarde ce que j’ai apporté. J’avais hâte de te le montrer.
La jeune blonde aux cheveux fous pose sur le lit le grand sac de cuir qu’elle portait en bandoulière. Elle en sort une planche en bois verni recouverte de lettres, de chiffres et de symboles ésotériques. Un bien bel objet. Un petit sourire espiègle naît sur son visage. C’est quoi ce truc ? s'étonne Victoria C’est un Ouija. Grâce à cette planche, on peut communiquer avec les morts. Genre, comme du spiritisme ? Oui, c’est ça. J’ai découvert ça dans un film d’horreur il y a deux semaines. Une histoire d’enfants qui s’amusaient avec un Ouija sans savoir qu’ils allaient réveiller des esprits maléfiques. C’était vachement freaky, j’ai passé une bonne partie du film cachée sous la couette pour pas voir ce qui se passait. En parlant de ça, je comprendrai jamais comment on peut laisser des enfants jouer dans des films interdits aux moins de dix-huit ans, ça doit les traumatiser à vie… Moi, déjà, j’ai 17 ans et ça m’a bien fait baliser. Enfin bref, j’ai eu envie de tenter l’expérience, j’ai acheté un Ouija sur Internet, et je voulais le tester avec toi. Tu sais que nous aussi on a moins de dix-huit ans ? J’ai pas envie de me retrouver au milieu d’un film d’horreur, moi...C’est un peu flippant, ton Ouija, là... Tu sais, je ne suis pas d’une nature très aventureuse, moi... T’inquiète, je me suis renseignée. Au pire, ça marche pas du tout et j’aurai perdu 20 £ dans l’affaire. Au mieux, on va vivre une expérience trop stylée ! Je sais pas, ce genre de choses ça me plait moyen, les fantômes, les esprits… Tu préfères pas qu’on regarde un petit film tranquillou, une comédie romantique bien gnangnan en mangeant des chamallows ? Allez, fais pas ta chochotte, Vic ! On est pas dans un film… On risque rien si on s’y prend bien, je me suis renseignée sur Internet. Et puis, si ça commence à déraper, on remballe le Ouija et on le fout à la poubelle, t’inquiète ! En plus, tu as vu la baraque dans laquelle tu vis ? On dirait un manoir hanté, c’est obligé que ça fonctionne !
Clare affiche un large sourire. Elle doit souvent l’utiliser comme argument, ce sourire, il pourrait faire craquer n’importe qui. Décidément, cette fille dégage une fraîcheur et une insouciance renversantes.
Victoria semble hésiter, puis demande, avec une frayeur largement surjouée, semblant déjà convaincue : Tu es sûre qu’on ne risque rien ? Certaine. Et si ça tourne mal, on arrête l’expérience ? Promis. Bon, OK, je te fais confiance. On s’y prend comment ? Super, je savais que t’allais accepter, tu vas voir ça va être fun ! On va d’abord s’agenouiller face à face en pliant les jambes sous les cuisses, il est indispensable que nos genoux se touchent. Et on va mettre la planche de Ouija entre nous. Je t'explique comment ça fonctionne : à gauche, on a toutes les lettres de l’alphabet, de A à Z. Et à droite les chiffres de 0 à 9. En haut à gauche, le symbole du soleil, qui veut dire “oui”. En haut à droite, celui de la Lune, qui veut dire “non”, et en bas, le mot “Goodbye”, pour dire qu’on arrête la séance. Puis tu as une planchette mobile. On va la tenir toutes les deux. Lorsque le fantôme voudra communiquer avec nous, elle va bouger de lettre en lettre pour nous faire passer un message, on aura juste à suivre le mouvement. Si le pointeur va toujours vers le 8, c’est que l’esprit est en colère, et qu’il faut arrêter. Et comment on les invoque, tes fantômes ? Ah, ça c’est la partie délicate. Je vais te montrer.
Clare sort de son sac un long cierge blanc comme on en voit dans les églises, et l’allume en précisant que le blanc est symbole de pureté et de protection. La flamme commence petite, mais au bout de quelques secondes, prend une belle vigueur. Puis d’un bond, elle laisse en plan son amie pour aller actionner l’interrupteur de la chambre qui se retrouve subitement dans la pénombre, avec pour tout éclairage la lumière vacillante de la bougie. La jeune blonde revient s’installer sur le lit, juste en face de Victoria. Clare prend un air sérieux, inspire longuement, et regarde son amie droit dans les yeux. Victoria esquisse un petit sourire, elle a envie de pouffer, mais Clare lui lance un léger regard de reproche et une moue boudeuse, puis reprend, solennellement. Maintenant, donne-moi la main, et dis avec moi : “Qu’il n’y ait ni démon ni force démoniaque”.
Les deux filles prononcent la formule magique de protection, puis ferment les yeux et attendent en silence.
La grande fenêtre à meneaux s’ouvre alors en grand, d’un seul coup. Un vent violent détache du mur les posters de films qui s’égaillent dans toutes la pièce. Par terre, les affiches de Birdman, Time Code, Silent House, Gravity... Spectaculaire et surprenant. Les deux filles se regardent avec inquiétude d’un air entendu. Je crois que ça y est, dit Clare, il est là.
La jeune fille regarde le Ouija et interpelle le fantôme, d’une voix qui se veut confiante, mais qui au fond transpire d’angoisse refoulée. Esprit, es-tu là ?
Immédiatement, la planchette mobile se dirige vers le soleil. Oui, l’esprit est bien là. Victoria est tétanisée, elle ne quitte pas la planche des yeux, elle ne semble pas réaliser. Clare, elle, est excitée, mais essaye de ne pas trop le montrer. On entend un bruit de tonnerre, au dehors, le temps se gâte, ajoutant à la tension qui se met en place. Ca marche, ça marche ! Combien y a-t-il d’esprits dans la pièce ? continue Clare.
La planchette se dirige vers le chiffre 2. Un couple d’esprits. Êtes-vous de bons esprits ? insiste Clare.
La planchette va de lettre en lettre à toute vitesse sous le regard médusé des deux adolescentes pour former le message : “PEUT-ETRE”. Et qui êtes-vous exactement ? demande Victoria, d’une voix blanche.
La réponse ne se fait pas attendre, et Victoria pousse un cri en la découvrant : TES PARENTS.
Victoria panique totalement. Elle se lève, ne se contrôle plus... Elle est bouleversée … Bascule le Ouija… éjecte la girafe ! l'éléphant et l'ours en peluche de son lit ! Une vraie crise d'hystérie ! Clare tend les bras vers elle, pour la calmer, mais Victoria ne peut s’empêcher de hurler comme une vraie furie, debout sur son lit, hors d'elle. Mes parents ? Mes parents ? Attends, il se passe quoi, là ? C'était pas du tout prévu ! C'est pas possible ! Je les appelle de suite, hurle-t-elle en sortant son mobile de sa poche.
Elle n’a pas le temps de composer le numéro que son téléphone sonne. Victoria regarde l’écran et dit d'une voix étranglée : “C’est Maman”. Elle décroche fébrile. “Maman, c’est bien toi ?” . Au bout du fil, on entend la mère répondre : “Oui ma chérie, qui veux-tu que ce soit ? Qu’y a-t-il ? Ca n’a pas l’air d’aller ? J’appelle juste pour savoir si tout se passe bien.”
Victoria se calme, rassure sa mère puis raccroche et part d’un grand rire nerveux, relâchant l’émotion qu’elle avait accumulée. Tu t’es bien fichue de moi, toi ! C’est toi qui bougeait la planchette depuis le début et tu voulais me jouer une mauvaise farce, c’est ça ?
Clare se défend avec véhémence, elle semble sincèrement surprise, ouvre de grands yeux ronds. Je te jure que non, je n’ai rien fait ! Je comprends pas ce qui se passe non plus ! Je suis aussi surprise que toi ! Il faut qu’on réessaye pour comprendre ce qui s’est passé. D’accord, mais cette fois, il n’y a que moi qui tiendrai la planchette, on va voir ce qu’on va voir ! lance Victoria d’un air bravache. OK, on va voir si ça fonctionne.
Les deux amies s’installent une nouvelle fois sur le lit, la planche entre elles, puis reprennent le rituel du début. La planchette bouge dès qu’elle pose la première question, et donne la même réponse que précédemment. L’esprit est bien là, il ne s’agit pas d’une blague. Clare lance un regard à son amie qui semble vouloir dire : “Tu vois, je l’avais bien dit”. Que voulez-vous ? demande Victoria, impatiente et légèrement courroucée.
La planchette mobile bouge de nouveau, pour former la phrase suivante : “VIENS AVEC NOUS ” Où ? demande Victoria en essayant de rester sérieuse. DANS L’AU-DELA.
Victoria devient blanche comme un linge. Clare s’agite et lui intime d’arrêter l’expérience : “les choses commençent à mal tourner, il s’agit peut-être de démons menteurs qui cherchaient à nous manipuler”, tente-t-elle d’argumenter. Mais Victoria ne l’écoute pas et continue à s’adresser aux esprits, sur un ton de reproche. Mes parents, je viens de les avoir au téléphone et ils vont bien. Pourquoi vous vous faites passer pour eux ?
Le Ouija entre subitement en lévitation, contourne Victoria puis fonce se fracasser sur le mur, renversant au passage le bocal du poisson rouge. Au même instant, des éclairs zèbrent la pièce d’une lumière crue et bleutée, instaurant le jour en pleine obscurité, à l'inverse d'une nuit américaine. Un coup de tonnerre retentit, suivi d'un autre qui fait vibrer toute la chambre, trembler les meubles et le lustre. C’est le chaos, la furie, des objets volent dans la pièce, les deux adolescentes semblent toutes les deux au milieu d’un tourbillon, l’effet est stupéfiant, elles sont si petites et si perdues...
Victoria perd totalement ses moyens et hurle, toujours perchée sur le lit : Il se passe quoi, là ? Il faut qu’on se barre d’ici !
Mais Clare ne réagit pas. Quelque chose vient de changer en elle. Elle s’est raidie, ses yeux sont clos. Victoria se penche sur elle et la secoue brutalement, lui intimant de se lever. Clare rouvre alors les paupières. Ses yeux sont recouverts d’un voile laiteux. Comme ceux d’un aveugle. Puis elle ouvre la bouche, et se met à parler d’une voix caverneuse, qui jure avec le physique si doux de la jeune fille. Nous sommes entrés dans le corps de ton amie. Nous ne lui voulons pas de mal, ne t’inquiète pas. Nous avons envoyé valser ce Ouija archaïque car nous avons trop de choses à dire et si peu de temps à perdre avec le lettre-à-lettre… Ecoute-nous bien… Nous nous appelons Peter et Mary. Nous nous sommes rencontrés en 1991, nous étions tous les deux ce que la société appelle des “marginaux”... Nous avons emménagé rapidement dans un squat de Nottingham où nous vivions bien, en communauté. Un jour, Mary a appris qu’elle était enceinte de toi et est allée à l’hôpital. Les services sociaux l'ont appris et ont débarqué lors du sixième mois de grossesse pour vérifier que nous serions en mesure de t’élever, comme le prévoyait cette foutue loi de Thatcher. Après quelques questions et une visite rapide du squat, ils ont décrété que les garanties n’étaient pas suffisantes et que nous ne pourrions pas t’élever. Ils t'ont enlevée dès ta naissance afin de te placer dans une famille qui saurait s’occuper de toi convenablement. Tu nous as été volée, et tu n’es pas la seule dans ce cas, c’est un scandale dont on ne parle pas. Par la suite, Mary a fait une lourde dépression, tandis que moi, j’ai tout tenté pour retrouver ta trace, sans succès. De désespoir, nous avons mis fin à nos jours ensemble, nous ne pouvions pas vivre sans toi. Depuis, nous errons sous forme d’esprits, car nous n’avons pas trouvé la paix intérieure, nos tourments nous poursuivent. Et par miracle, tu nous as appelé aujourd’hui. C’est un miracle, tu nous entends ? Ta place est avec nous. Nous t’attendons depuis si longtemps, nous saurons te rendre heureuse. Il faut que tu nous rejoignes. Sache que ce choix sera irréversible, mais que nous t’aimons… choisis vite, nous avons très peu de temps.
Victoria est en larmes, visiblement bouleversée par le récit des deux revenants, qui sort de la bouche de son amie aux yeux de lait. Son regard à elle est rougi par la peine, son innocence et sa candeur se sont évanouies, elle tremble de partout, tandis que tout s’est calmé autour d’elle. L’émotion est intense, vraie, sincère. Victoria est touchante de fragilité, elle semble hésiter. Puis elle ferme les yeux, sourit. Quelque chose vient de changer en elle, elle s’est détendue. Elle respire un grand coup et s’effondre sur le lit comme une poupée de chiffon. Au même moment, Clare semble reprendre conscience, et regarde son amie allongée, hébétée. Ses yeux sont redevenus bleus.
COUPEZ !
Le réalisateur se lève de son siège l'air ravi, et applaudit à tout rompre, suivi par les assistants. “Vous avez été FOR-MI-DABLES, les filles ! Quelle émotion ! On tient là un grand moment de cinéma, un plan-séquence d'une grande qualité ! Et cette improvisation au milieu, je vous tire mon chapeau ! quelle imagination, vous avez su sortir du scénario pour en faire quelque chose de très fort ! Ah, le coup du "Tes parents", puis l'appel impromptu de la mère, et ensuite la voix caverneuse, les yeux blancs - faudra m'expliquer le truc ! - et enfin la révélation finale des revenants, quel réalisme ! Tenez, ça me donne de nouvelles idées pour le développement de l’intrigue ! Et bravo à tous les techniciens pour vos effets spéciaux du tonnerre, c'est le cas de le dire, vous avez assuré vous aussi dans l'improvisation ! Bon, allez, c’est fini pour aujourd’hui, on remballe, je vais encore travailler le script toute la nuit s’il le faut, et on reprend demain.”
Les techniciens se regardent d'un air ahuri.
Moi, je continue à filmer... L'actrice aux cheveux blonds est toujours penchée sur le corps de sa partenaire. Tout comme moi, elle a compris que ce n’était pas du cinéma.
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Je vais vous raconter une histoire étrange, qui s’est déroulée ici-même, il y a dix ans de cela...
Charly avait volontairement chuchoté cette phrase. Il marqua un temps, et prit un air mystérieux en fixant tour à tour les trois enfants assis en demi-cercle devant lui. Même assis, il était très grand, massif, impressionnant. Ses yeux grands ouverts laissaient apparaître l’entièreté de son iris sombre, ce qui lui donnait l’aspect d’un illuminé. Et ce, d’autant plus que ses longs cheveux noirs partaient dans tous les sens et que ses grandes mains étaient crispées en permanence. Toute sa personne dégageait une énorme tension qui inspirait sinon le respect, du moins la crainte ou la prudence.
Dans la touffeur de la nuit étoilée - on était en été - il flottait un doux parfum d’ajoncs en fleurs. La mer léchait les rochers en contrebas, doucement. Au loin, un tanker suivait silencieusement la ligne d’horizon, tous feux allumés.
Charly se leva d’un coup, fit quelques pas puis se plaça judicieusement dans le cercle de lumière bleutée que la pleine lune dessinait sur le sol. Il était encore plus intimidant debout, et sa posture théâtrale donnait à la scène quelque chose d’inquiétant, de terrifiant, même. Il prit une longue inspiration, se tourna vers l’océan, dos à ses jeunes auditeurs, et croisa les mains dans son dos : C’était une nuit de pleine lune, comme ce soir d’ailleurs. Et comme cette nuit, j’étais venu ici pour regarder les étoiles filantes, sur la côte. J’avais invité mon ami d’enfance, Perig, un gars en or avec qui je m’entendais vraiment bien, un de ces amis à qui l’on peut tout confier sans avoir peur d’être jugé. La mer était calme, noire avec à sa surface des petits moutons blancs qui sautaient en formant de jolies crêtes, il faisait bon, c’était la fin de l’été. Nous étions assis sur ce rocher, là-bas, et nous tuions le temps, à discuter de choses et d’autres devant cette vue imprenable, profitant de la beauté de ce lieu pour refaire le monde. C’est un bel endroit, vous ne trouvez pas ?
Les enfants hésitèrent en peu, et voyant que Charly souhaitait d’eux une réponse, ils tentèrent un timide : “Ouiiiii”
Charly esquissa un sourire, puis son regard se figea sur la lande. Ses lèvres formèrent un horrible rictus. Il fit de grands mouvements saccadés avec ses bras, et reprit, en faisant trembler sa voix et en espaçant les mots volontairement, pour insuffler plus de gravité à son propos : Et pourtant...Pourtant, derrière l’aspect paisible et la majesté de ce paysage de lande et de mer, il se passe… des choses effrayantes… des choses qui dépassent l’entendement… des choses que l’on ne peut pas expliquer… du moins, de manière rationnelle… Car ici, nous sommes sur un territoire qui nous est interdit, à nous, les humains...
Hasard ou coïncidence, un souffle de vent frais en provenance de la mer tourbillonna sur la lande et coucha la maigre végétation en soulevant des petits grains de pollen doré. Une sensation de froid (ou d’effroi ?) parcourut les trois enfants assis en tailleur et blottis, malgré la chaleur, sous une grande couverture de laine épaisse qui laissait dans l’ombre une grande partie de leur visage et la totalité de leur corps.
Yoann, six ans, le visage enlaidi par un nez en forme de radis, posa une question timidement, comme s’il craignait que l’on se moque de lui. Chez qui sommes-nous, alors, tonton ? Nous sommes sur le territoire...des esprits malins ! fit Charly en pointant la lande de son index tendu.
Charly avait volontairement chuchoté cette phrase. Il marqua un temps, et prit un air mystérieux en fixant tour à tour les trois enfants assis en demi-cercle devant lui. Même assis, il était très grand, massif, impressionnant. Ses yeux grands ouverts laissaient apparaître l’entièreté de son iris sombre, ce qui lui donnait l’aspect d’un illuminé. Et ce, d’autant plus que ses longs cheveux noirs partaient dans tous les sens et que ses grandes mains étaient crispées en permanence. Toute sa personne dégageait une énorme tension qui inspirait sinon le respect, du moins la crainte ou la prudence.
Dans la touffeur de la nuit étoilée - on était en été - il flottait un doux parfum d’ajoncs en fleurs. La mer léchait les rochers en contrebas, doucement. Au loin, un tanker suivait silencieusement la ligne d’horizon, tous feux allumés.
Charly se leva d’un coup, fit quelques pas puis se plaça judicieusement dans le cercle de lumière bleutée que la pleine lune dessinait sur le sol. Il était encore plus intimidant debout, et sa posture théâtrale donnait à la scène quelque chose d’inquiétant, de terrifiant, même. Il prit une longue inspiration, se tourna vers l’océan, dos à ses jeunes auditeurs, et croisa les mains dans son dos : C’était une nuit de pleine lune, comme ce soir d’ailleurs. Et comme cette nuit, j’étais venu ici pour regarder les étoiles filantes, sur la côte. J’avais invité mon ami d’enfance, Perig, un gars en or avec qui je m’entendais vraiment bien, un de ces amis à qui l’on peut tout confier sans avoir peur d’être jugé. La mer était calme, noire avec à sa surface des petits moutons blancs qui sautaient en formant de jolies crêtes, il faisait bon, c’était la fin de l’été. Nous étions assis sur ce rocher, là-bas, et nous tuions le temps, à discuter de choses et d’autres devant cette vue imprenable, profitant de la beauté de ce lieu pour refaire le monde. C’est un bel endroit, vous ne trouvez pas ?
Les enfants hésitèrent en peu, et voyant que Charly souhaitait d’eux une réponse, ils tentèrent un timide : “Ouiiiii”
Charly esquissa un sourire, puis son regard se figea sur la lande. Ses lèvres formèrent un horrible rictus. Il fit de grands mouvements saccadés avec ses bras, et reprit, en faisant trembler sa voix et en espaçant les mots volontairement, pour insuffler plus de gravité à son propos : Et pourtant...Pourtant, derrière l’aspect paisible et la majesté de ce paysage de lande et de mer, il se passe… des choses effrayantes… des choses qui dépassent l’entendement… des choses que l’on ne peut pas expliquer… du moins, de manière rationnelle… Car ici, nous sommes sur un territoire qui nous est interdit, à nous, les humains...
Hasard ou coïncidence, un souffle de vent frais en provenance de la mer tourbillonna sur la lande et coucha la maigre végétation en soulevant des petits grains de pollen doré. Une sensation de froid (ou d’effroi ?) parcourut les trois enfants assis en tailleur et blottis, malgré la chaleur, sous une grande couverture de laine épaisse qui laissait dans l’ombre une grande partie de leur visage et la totalité de leur corps.
Yoann, six ans, le visage enlaidi par un nez en forme de radis, posa une question timidement, comme s’il craignait que l’on se moque de lui. Chez qui sommes-nous, alors, tonton ? Nous sommes sur le territoire...des esprits malins ! fit Charly en pointant la lande de son index tendu.
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