Nahorul
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œuvres
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défis réussis
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"J'aime" reçus
Œuvres
L'homme contemplait l'abîme étoilé qui s'ouvrait sous ses pieds.
Le ventre tout entier du vaisseau était fait d'un matériau transparent qu'il ne connaissait pas.
Il était conscient de l'étendue de son ignorance ; c'est probablement ce qui l'empêchait d'être heureux.
Bien sûr, il avait sa place dans la société, comme tous les autres, mais il n'arrivait pas à en concevoir la même satisfaction apparente qu'eux.
L'équilibre de la vie, dans ce monde en vase clos, reposait sur une exploitation optimale des capacités de chacun, et chacun était censé trouver l'épanouissement dans sa certitude de contribuer à cette belle mécanique.
Mais lui passait son temps libre suspendu au-dessus du gouffre, rêvant à d'autres mondes.
L'inconcevable immensité de l'espace sous ses pieds, et tout autour d'eux en vérité, lui apparaissait comme une échappatoire à ce vivarium géant dans lequel il était né, et dans lequel il passerait chaque seconde de sa vie.
Comment pouvaient-ils se contenter de passer leur vie dans une bulle ? Un véritable monde en miniature, certes, mais fermé, fini, connu par cœur ?
Certains jours, l'homme se levait avec entrain, tâchant de faire de son mieux pour apporter sa pierre à l'édifice. Immanquablement, il se couchait avec un trou au cœur et l'impression d'avoir perdu son temps, qu'il était fait pour une vie plus grande, plus vraie. Était-ce de l'arrogance ? S'il avait caressé, plus jeune, l'espoir d'être spécial, promis à un grand destin, il lui avait bien fallu par la suite accepter la réalité : il était tout à fait moyen, et le destin n'existait pas.
Alors pourquoi cette insatisfaction ?
Il s'imaginait parfois flottant entre les étoiles dans son propre vaisseau ailé, explorant des planètes entières à la recherche de civilisations perdues, construisant des empires pour graver son nom dans les siècles. Même quand il se surpassait dans son travail, en y cherchant l'oubli, les commentaires positifs de ses supérieurs le laissaient de marbre; tout cela lui paraissait si fade, à côté des merveilles tapies dans tous les recoins de l'espace, qu'ils traversaient si lentement.
Ses discussions avec les autres habitants du vaisseau ne lui étaient d'aucun secours : ils semblaient tous le considérer avec une sorte de paternalisme, indifférents à ses rêves, quand il osait encore les évoquer. Ils semblaient parfaitement adaptés à cette vie, sans autre ambition que de participer au bon déroulement du voyage; seule l'arrivée à bon port leur importait. Une terre promise depuis des générations. Existait-elle vraiment ?
Il arrivait de plus en plus souvent à l'homme de penser que cet objectif n'était qu'un leurre, qu'ils tournaient dans le vide comme un animal dans sa roue.
Il se sentait perdre pied. Comment continuer à jouer ce rôle, qui plus est dans l'indifférence générale ? Ses efforts ne lui apportaient qu'un sentiment de vacuité. Il arrêta de se rendre à son travail dans l'unité de recyclage. N'obtenant aucune réaction, il commença à braver les interdictions du règlement, à bafouer les règles de la vie en communauté. L'absence de sanction fut pire que tout. Il n'y avait donc rien de solide ? Pourquoi toute cette mascarade ? Il alternait entre l'impression de devenir fou et celle d'être la seule personne saine d'esprit dans ce monde à la dérive.
Il décida d'en finir, ne voyant pas d'autre issue à son questionnement que le néant. Il arracha une découpeuse laser des mains d'un ouvrier, et la retourna contre lui-même. Mais avant que le rayon ne le touche, l'ouvrier se jeta sur lui et fut tranché net au niveau du torse. Sous le choc, il n'en crut pas ses yeux en voyant le corps sans vie de ce pauvre travailleur gisant au sol : c'était un robot.
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Royaume de Naati, an 658 de la dynastie Heribald
Les orgies de Sineus Egbert étaient réputées dans toute la capitale du royaume, et les privilégiés qui se pressaient dans sa riche demeure en ce soir de fête, qu’ils aient ou non une invitation, étaient ravis de se trouver là. Parmi eux, un gobelet de vin épicé à la main, se trouvait Jin, le fils de l’un des plus gros commerçants de la ville. Son père faisait des affaires avec Sineus depuis des années, et Jin était devenu un habitué des réjouissances que celui-ci donnait pour toutes les occasions possibles. Ce soir on fêtait la déesse du vin et des récoltes, et la centaine de convives qui allait et venait dans le jardin était déjà dans un état d’ivresse avancé.
Alors qu’il se dirigeait vers l’une des grandes tables chargées de barriques de vin et de nombreux mets alléchants, Jin sentit quelqu’un le tirer par la manche. Il se retourna et se trouva nez à nez avec Lydéric, son ami d’enfance :
- Où étais-tu, vieux frère ? s’exclama-t-il. D’ordinaire tu es toujours le premier servi, mais je ne t’ai pas vu de la soirée !
- J’ai une bonne raison d’être en retard, et je vais te la montrer si tu viens avec moi à l’étage.
- Une femme ? Tu sais que je n’ai pas la tête à ça en ce moment, je pense trop à…
- Non, c’est plus exotique que ça. Viens.
Jin, intrigué, suivit son ami. Sortant du jardin, ils entrèrent dans la vaste demeure et empruntèrent l’escalier de marbre qui menait au premier étage. Ils suivirent un couloir aux murs décorés de tableaux et Lydéric, sortant une clef de sa poche, ouvrit la porte de l’une des chambres.
- J’ai demandé une chambre pour la nuit à Sineus, il sait que j’ai souvent le plus grand mal à rentrer chez moi après ses fêtes, dit-il avec un sourire.
- Où est ta surprise ? Je ne vois rien de particulier dans cette chambre.
- Assieds-toi et regarde.
Jin vida son gobelet, le posa sur une table ouvragée à côté du lit et s’assit sur celui-ci. Son ami prit place à côté de lui, et fouillant dans une poche intérieure de sa longue veste, en sortit ce qui semblait être un fruit.
- Je n’en suis pas encore au dessert, Lydéric.
- Ce n’est pas un fruit ordinaire, bougre d’âne ! Je viens d’en faire l’acquisition auprès d’un marchand ambulant venant tout droit des jungles de l’Ouest ! répondit-il, les yeux brillants d’excitation.
- Et qu’a-t-il de si spécial, ce fruit ?
- Goûtons-le, nous le verrons par nous-mêmes !
Le fruit ressemblait à une sorte de citron présentant des reflets mauves. Jin n’était qu’à moitié surpris de la trouvaille de son ami, car celui-ci était toujours en quête de nouveauté et employait son temps libre, c'est-à-dire sa vie, à chercher de nouvelles sources d’amusement et de plaisir. Tout comme Jin, Lydéric était un fils de la haute bourgeoisie et n’avait pas besoin de travailler pour gagner sa vie. Son père étant le tailleur officiel du roi et de sa cour, Lydéric avait déjà, à l’âge de vingt-et-un ans, un réseau important de connaissances et d’amis dans la capitale. Bon nombre de ceux-ci étaient d’ailleurs présents ce soir, et les cris et chants qui parvenaient jusqu’à cette chambre indiquaient que la fête battait toujours son plein.
Le fruit avait un goût à la fois acidulé et sucré. Après avoir mangé sa moitié, Jin regarda Lydéric à côté de lui et lui dit :
- Ce n’est pas une blague au moins ?
- Mais non, patiente un peu, dans quelques minutes ça devrait faire effet, selon le marchand.
Ils restèrent donc assis, à écouter les bruits de la fête, attendant un quelconque effet particulier.
Jin ferma les yeux pour mieux se concentrer sur ses sensations. Il eut soudain l’impression d’avoir la tête, puis tout le corps, d’une légèreté incroyable. Il se laisse tomber en arrière sur le lit et s’aperçut qu’il voyait des formes dansantes et colorées malgré ses yeux fermés. Il sentit qu’il s’enfonçait dans le lit douillet, comme si son corps avait cessé d’être solide. Les formes tourbillonnantes et aux couleurs changeantes composaient des motifs géométriques qui semblaient bouger indépendamment de toute volonté de sa part. Elles formèrent une pyramide tournoyant sur elle-même et composée d’une multitude de boules colorées. Cette image semblait revêtir une signification particulière qui lui échappait ; chaque boule lui paraissait dotée d’une voix, et il lui semblait entendre une foule de chuchotements, sans parvenir à comprendre un seul mot.
Jin avait l’impression de bouger, ou plutôt d’être déplacé, alors qu’il était étendu immobile sur le lit. Il voyait Lydéric à côté de lui, un sourire béat sur le visage et marmonnant des paroles incompréhensibles. Après quelques heures (ou bien était-ce quelques minutes ? Le temps semblait élastique), il se sentit assez solide pour se relever ; il avait très soif. Il prit son gobelet et sortit de la pièce, laissant son ami qui était maintenant plongé dans un sommeil paisible.
Jin était à présent d’humeur pensive, aussi se dirigea-t-il vers un balcon désert à l’opposé de la cour bruyante. La lumière des deux lunes éclairait agréablement la vue sur la baie, avec ses douces pentes verdoyantes devenant rochers avant de se perdre dans la mer. Jin pensait à Enimia, la fille qui le hantait depuis le printemps dernier, lorsque leurs chemins s’étaient croisés, trop brièvement hélas ! Il revoyait parfaitement son visage malicieux, ses yeux à l’expression douce et intelligente et ses longs cheveux noirs tombant jusqu’au creux de ses reins.
Elle avait disparu sans qu’il puisse en savoir plus sur elle. Par quel caprice le destin lui avait-il permis de rencontrer cette fille idéale, avant de la faire disparaître de sa vie si rapidement ?
Mars, an 2908
Les opérations de terraformation de Mars avaient commencé bien avant que la Terre soit devenue inhabitable à cause du dérèglement total du climat causé par l’effet de serre. Aussi quand il fut décidé d’abandonner le berceau de l’humanité, la planète rouge présentait-elle déjà un environnement propre à la vie humaine, les plantes absorbant le dioxyde de carbone et fournissant de l’oxygène, qui se mélangeant avec l’hydrogène de l’atmosphère formait de l’eau, recréant ainsi peu à peu le cycle de la vie tel qu’il avait existé sur Terre.
Si le besoin de s’échapper de la vie quotidienne était aussi intense, c’est parce que les habitants de Mars, bien que ne manquant d’aucun des agréments fournis par les dernières technologies, n’arrivaient tout simplement pas à s’adapter à leur nouvelle planète, c’était une sensation de rejet fondamental, génétique. Ils étaient donc de plus en plus nombreux à passer le plus clair de leur temps dans les univers virtuels du Jeu, vivant des aventures merveilleuses pour oublier leur situation d’extra-terrestres.
Chaque personne participant au Jeu était plongée dans un univers de son choix parmi une sélection proposée, et pouvait interagir librement avec les autres joueurs. La nanodrogue psycholudique était la découverte majeure du XXVIe siècle, ayant enrayé le taux de suicide de plus en plus spectaculaire sur le nouveau lieu de vie de l’humanité. Elle permettait, par une stimulation interne et maîtrisée du cerveau, de donner l’illusion au consommateur-joueur d’une réalité tangible et indifférenciable du monde réel ; la réalité étant définie par les humains comme la somme des stimuli perceptibles et interprétés par le cerveau. Bien sûr dans les premiers temps il y eut des cas de joueurs perdus à jamais dans leur univers virtuel, mais les progrès de conception et de dosage évitèrent progressivement ce genre d’accident.
Jin avala la pilule de NanoPsylu, et immédiatement les millions de minuscules robots envahirent son système sanguin à travers ses parois digestives et affluèrent vers son cerveau, saturant ses récepteurs de sérotonine. Les implants sur ses tempes captaient ses ondes cérébrales et les transmettaient à la borne de jeu située dans le mur en face de lui dans la cabine isolante. Sa conscience du monde réel s’effaça et il se retrouva dans son monde familier, le Royaume de Naati. Il percevait le souffle du vent chargé d’eau de mer, la chaleur du soleil sur sa peau, le contact de la terre sous ses pieds bottés. Aujourd’hui, il le sentait, il découvrirait la vérité sur l’identité de la mystérieuse Enimia, la fille dont il rêvait constamment.
Tokyo, an 2008
Jin sauvegarda son fichier texte, vérifia une dernière fois la mise en page et lança l’impression. Il avait enfin terminé son roman, et était empli de la satisfaction du travail accompli ; il lui tenait à cœur depuis si longtemps d’écrire cette histoire ! Il avait la sensation d’avoir enfin réussi à transcrire ses influences et ses idées sur l’avenir de façon cohérente. Cette histoire de Terre abandonnée à la pollution, de fuite sur Mars terraformée et d’habitants accros à la réalité virtuelle allait être un succès, il en était sûr.
Il avait toujours été sceptique quant à la réalité du monde autour de lui, ayant toujours cette sensation de vacuité, ce questionnement sur la nature de la réalité, influencé par de nombreuses lectures et visionnages de films, par l’existentialisme et la science-fiction. Mais la véritable révélation datait d’il y a six mois, lorsqu’il avait eu l’opportunité de participer à une cérémonie shamanique au Pérou, consommant de l’ayahuasca, la plante sacrée aux pouvoirs illimités pour l’esprit.
Il comprit alors que ce que l’on nomme réalité n’est qu’un château de cartes, une construction humaine, une convention. La « vraie » réalité, elle, est hors de portée de la conceptualisation humaine, et ne peut être appréhendée que par la méditation ou sa forme accélérée avec la prise de plantes psychoactives. En effet, nous percevons le monde à travers nos sens limités, qui fournissent des informations à notre cerveau lui aussi limité, pour former une image mentale du monde qui nous entoure. De même, la conscience de nos propres processus mentaux est elle aussi limitée ; nous ne pouvons pas nous connaître parfaitement nous-mêmes.
Jin était persuadé que les recherches actuelles aboutiraient à terme à l’apparition d’intelligences artificielles, conscientes d’elles-mêmes, capables d’apprendre et de se développer mentalement. Elles seraient alors égales aux humains, voire supérieures puisque non limitées par les défauts organiques de ces derniers. L’interconnexion de plus en plus poussée de tous les systèmes informatiques donnait à ce sujet des craintes à certains ; des intelligences artificielles existant sous forme numérique dans des serveurs, et s'améliorant elles-mêmes constamment, ne disposeraient-elles pas d’un pouvoir immense, d’une forme d’immortalité ?
?, an 8475
Le Vaisseau-Monde Gaïa IV dérivait dans l’espace glacé et noir. Il était de forme tétraédrique, comme les pyramides de l’ancienne Egypte sur Terre. À bord, un milliard de boules colorées, représentant l’apogée de la technologie humaine ; représentant même l’humanité tout entière. En effet chaque boule était un système neuronal artificiel auto conscient, en d’autres termes l’esprit d’une personne. Après des millénaires d’évolution physiologique et technologique, l’humanité avait atteint l’un de ses rêves : l’immortalité.
Alimenté par l’énergie stellaire, le vaisseau traversait le vide abyssal de l’univers, renfermant les meilleures âmes de la race humaine.
Chaque boule était connectée aux autres telles des neurones dans un cerveau organique, créant un univers interne au vaisseau, dans lequel chaque esprit se mouvait, dans l’incarnation de son choix. Ils avaient des éons pour interagir, chacun d’entre eux étant parvenu après des vies de méditation à l’éveil spirituel ultime, la libération du cycle des renaissances.
Parmi eux, il y avait Jin et Enimia.
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Cette nuit, la pluie de sang a été plus terrible que jamais. Le rêve n'a jamais été aussi net, aussi cru. Je marchais une nouvelle fois dans le désert aux monolithes innombrables et noirs. Leurs reliefs étaient toujours incompréhensibles, mais c'est leur nature qui m'inspirait le plus de crainte. Ils semblaient disposés selon un motif précis, dont le sens m'échappait. Je courais entre eux, sans parvenir à trouver refuge contre la pluie sanglante qui s'abattait sur tout le désert comme une malédiction divine. J'ai ressenti du soulagement lorsque le sable s'est ouvert sous mes pieds pour m'engloutir.
Ce matin, j'ai du mal à m’acquitter des tâches les plus simples ; je délègue la supervision des travaux à mon subordonné. Nous sommes pourtant sur le point de réussir. La plupart des habitants de l'arche ne comprennent pas l'intérêt de créer un écosystème virtuel, pour un monde qui n'existera que dans la mémoire de la conscience centrale. Ils sont encore pleins d'espoir. Mais ce que je vois chaque nuit a définitivement éteint cette lueur en moi. Et pourtant... Comment la planète pourrait-elle être à l'origine de ces visions ? Elle est encore à plus de huit années-lumière, invisible à l’œil nu depuis les baies immenses de l'arche.
J'aimerais tant pouvoir en parler à Mela, mais elle n'est plus là. Quand avons-nous perdu notre complicité ? Repenser à son départ me remplit de frustration et de regret, comme toujours. J'ai l'impression que je n'arriverai jamais à mettre le doigt sur ce qui m'a échappé.
Je suis né sur l'arche et j'ai grandi au sein d'une société tournée vers le rêve de ce nouveau départ ; mais je me suis souvent senti seul au milieu de cette multitude enthousiaste. Mela était mon point d'ancrage, ma source de sérénité au milieu de cet optimisme vaguement inquiétant. Etais-je le fruit d'une erreur du programme génétique de l'arche ? En grandissant, et en me spécialisant en biologie, je suis arrivé à la conclusion que rien n'était dû hasard dans ce programme. Je suis simplement né à l’extrémité du spectre, pour créer juste ce qu'il fallait de remous à l'intérieur de cette société qui ne devait en aucun cas se scléroser avant notre arrivée.
J'ai foi en la vision des fondateurs de notre mouvement, et en la capacité de l'arche à nous conduire à bon port. Mais je ne comprends pas le rôle qui m'a été attribué dans cette aventure. Pourquoi dois-je supporter ces visions d'horreur, quand tant d'autres vivent leur vie en toute insouciance, heureux d'être simplement des rouages efficaces au service d'un rêve ?
Je plonge une nouvelle fois dans la cuve d'immersion. La culpabilité de fuir mon travail disparaît à l'instant où ma conscience est matérialisée au centre de ce monde pur, synthétique, serein. J'arpente les allées interminables du jardin que j'ai créé à l'image des mondes antiques, sous un ciel d'un bleu impossible. Le chant de la nature, célébré par les poètes, est ici absent, remplacé par une mélodie pseudo-aléatoire aux fréquences destinées à calmer mon subconscient. Mais cette technique n'est qu'un cataplasme sur une plaie purulente, car mon esprit semble à présent trop affecté pour en bénéficier. Le fleuve indolent qui accompagne mes pas se fige soudainement. La terre meuble et grasse sous mes pieds devient lisse et dure comme du verre. Les ramifications des allées du jardin, jadis le symbole de possibilités infinies, deviennent un dédale oppressant. Mes efforts mentaux pour ramener la simulation à la normale ne font que la déformer ; je me déconnecte.
Je sors de la cuve aussi vite que si elle contenait de l'acide, et reste étendu sur le sol, dont la douce température me réconforte un peu. J'ai désespérément besoin de me raccrocher à une réalité tangible. Après m'être rhabillé, je me dirige vers le bassin d'observation, au niveau inférieur de l'arche. Là, sous nos pieds, s'étend l'océan d'étoiles dans lequel nous naviguons depuis des générations. Entre ces étoiles se trouve une poussière qui accueillera un jour nos descendants.
J'essaie de percevoir ce que j'ai commencé à appeler le chant de la planète, dans l'espoir qu'il contienne un message qui donnerait un sens à mes visions. Après un moment de gêne devant le ridicule de la situation, je parviens à me perdre dans l’abîme noir de l'espace et à atteindre graduellement une forme de sérénité. Je dois prendre du recul. Il y a forcément une explication rationnelle. J'interroge l'arche, qui m'incite à plonger en moi-même. Intelligence artificielle ou simple miroir ?
Le soir venu, encouragé par cette expérience, je décide de méditer avant de dormir, avec l'objectif d'avoir l'esprit clair pour analyser mon cauchemar en temps réel. Un instant, cette idée me parait absurde et je suis prêt à jeter l'éponge et m'abrutir une nouvelle fois dans les jeux à sensation et les vapeurs nocturnes ; mais je sais très bien que c'est un cercle vicieux qui me mènera au néant. Je ferme les yeux et focalise mon esprit sur l'inconcevable immensité de l'espace. Après un temps indéterminé, je m'endors.
Le désert s'étend à perte de vue autour de moi, constellé de monolithes noirs. Ils semblent vibrer de façon à peine perceptible. Le motif qui orne leurs faces échappe à mon entendement, se reconfigure sans cesse. La panique commence à m'envahir et j'entends avant de le sentir le crépitement des premières gouttes de sang qui tombent du ciel. Mais une vague de révolte monte en moi, froide et puissante. Je lève les yeux et la pluie s'arrête. Je décide de changer le désert en jardin, et le sable devient plaine verdoyante. Les monolithes perdent leur solidité si désespérante, et se désagrègent en monticules de terre vite absorbés par le sol. La jubilation m'envahit. Devant moi, un arbre sort de terre à une vitesse surnaturelle. L'écorce de son tronc massif se creuse de profondes cicatrices, qui forment bientôt un visage. C'est celui de Mela.
Soudain les souvenirs affluent : nos moments de bonheur partagé, à imaginer des projets farfelus, à se perdre sans un mot dans l'espace de nos corps. Je la vois s'immerger dans la cuve pour essayer la nouvelle version de mon écosystème virtuel. Le programme semble interférer avec sa respiration. Elle se noie. J'ai tué ma femme.
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