11. Śimrod : le devoir du vainqueur
— Comment as-tu fait pour disparaître ainsi ?
Arwynn fixait Śimrod d’un air soupçonneux. On l’avait chargé d’accueillir le vainqueur à sa sortie de l’arène : il s’était précipité à sa rencontre, visiblement avide de le confronter pour lui tirer les vers du nez.
Śimrod releva son œil écarlate sur lui. Son pagne était lambeaux, et ses cheveux noircis de suie grasse. Il sentait la viande grillée. Surtout, il avait soif.
— Je n’ai pas disparu. J’ai occupé l’attention de l’as sidhe et j’ai gagné le dernier pilier encore debout, juste avant qu’il ne soit englouti.
— C’est impossible. Il t’aurait vu !
— Je devais être trop rapide pour lui, alors, grinça Śimrod avec un demi-sourire. C’est pour ça qu’il ne m’a pas vu gagner le pilier. De là, j’ai pris mon élan pour un dernier assaut.
— L’assaut de la dernière chance, assurément.
— L’assaut gagnant, corrigea Śimrod.
Arwynn hocha pensivement la tête, mais laissa le bénéfice du doute à Śimrod. Il s’écarta pour laisser passer la Gardienne des Prix, une elleth lourdement apprêtée. Dehors, la foule en liesse hurlait encore son excitation.
— Félicitations, as sidhe, fit-elle d’une voix chaleureuse alors que les mâles – Śimrod y compris – baissaient la tête en signe de soumission. Vous avez livré un très beau combat. Sa Majesté regrette de ne pas avoir pu y assister.
Śimrod releva la tête.
— La Haute Reine n’était pas présente ?
Arwynn siffla entre ses dents.
— Sa Majesté, sidhe !
La Gardienne éclata de rire.
— Non, elle avait d’autres obligations. Mais soyez sûr que vos exploits lui ont été rapportés. Un vrai spectacle, vraiment. Qui aurait cru qu’un semi-orc serait un tel expert en configurations !
La femelle lui sourit, admirative, tandis qu’un aslith se positionnait près de lui avec un plateau d’argent, sur lequel trônait une carafe de quartz argenté remplie à ras bord de gwidth bien frais.
— Je ne suis pas un expert en configurations, répliqua Śimrod en prenant la coupe qu’on lui tendait. Je n’en connais que quelques-unes.
— Peu de consacrés arrivent à prendre la forme du Père de la destruction…
— Je ne l’ai pas fait sciemment. C’est venu tout seul, répondit Śimrod.
C’est à peine s’il entendit le murmure de la Gardienne.
— Justement… En attendant, vous êtes le nouvel as sidhe, fit-elle en jetant un œil appréciateur sur son entrejambe, que les lambeaux noircis de son pagne ne couvraient que partiellement.
— On dirait bien.
Śimrod tendit sa coupe à l’aslith empressé. L’elleth changea de position et porta la main à sa chevelure, tirant un peu son shynawil en arrière.
— C’est étrange, je n’avais jamais entendu parler de vous avant de voir votre nom apparaître sur la liste des appelés au barsaman. Pourtant, je vous aurais convoqué, si j’avais su qu’un si noble guerrier venait d’entrer à Æriban ! J’adore les robes syl-illithirii : c’est si sensuel, si exotique... Et puis, c’est tellement rare ici, à Ælda !
Śimrod vissa son regard dans le sien.
— On m’a sorti de la liste des reproducteurs. Origines invérifiables, paraît-il.
Arwynn gardait le nez résolument pointé vers le sol. Ce genre de conversation mettait mal à l’aise la plupart des mâles.
— Pourtant… un si beau sidhe, roucoula la Gardienne en tâtant ses abdominaux. Si musclé… si féroce ! Le corps à corps doit être particulièrement intense avec vous. Vous devez monter les femelles comme une machine !
La main de la Gardienne avait migré vers son bas-ventre. Śimrod l’intercepta.
— Assez bavardé. Donnez-moi ma récompense.
L’elleth haussa un sourcil.
— Qui est ?
— La Haute Reine.
Le rire de la dame fusa, comme une cascade de cristaux. Lorsqu’elle reprit la parole, son ton avait changé, et sa voix, évolué de moelleuse à coupante.
— La Haute Reine ! Rien que ça ! Si Tintannya t’a remarqué, as sidhe, elle te convoquera. Mais en attendant, tu dois te contenter du prix que l’on accorde au guerrier qui est sorti vainqueur du barsaman : une jeune esclave adannath.
Śimrod releva le visage de sa coupe de gwidth.
— Mais c’est une prêtresse du temple de Nineath qu’on offre au vainqueur d’habitude !
— Celle-ci est une aslith qui sert au temple, et je t’assure qu’elle est aussi vierge que les prêtresses. Tu comprends bien que je ne peux pas donner une elleth de sang pur à un semi-orc !
Śimrod laissa échapper un claquement de langue exaspéré.
— Je ne suis même pas semi-orc. Ce n’est qu’une rumeur. Rien n’est prouvé.
L’elleth afficha un sourire vicieux.
— On sait tous que la portée de ta mère a été souillée par la semence de Gulbaggor-le-Noir : elle était enceinte lorsqu’il l’a capturée. Si la couleur de ta peau ne suffit pas, le fait que tu sois son unique rejeton le prouve.
On y était. Śimrod plissa les yeux, furieux qu’on lui ressorte cette histoire. Et dire que cette femelle avait fait semblant de ne pas comprendre pourquoi il avait été exclu de la liste des reproducteurs !
— Ma mère était d’origine khari. C’est normal chez les khari d’avoir la peau noire, et de ne produire qu’un seul petit !
— Parce que le plus fort mange les autres… c’est cela, hein ?
Śimrod garda le silence.
— J’ai remporté le barsaman, murmura-t-il. J’ai obtenu le droit de voir la Reine.
— Tu la verras en temps voulu. En attendant, profite de ton prix. Mieux vaut que tu sois opérationnel si la Reine te convoque… Puisque tu es semi-orc, je t’offre une demi-sang, comme toi. Elle sert aussi au temple, rassure-toi. Et comme le veut la tradition, elle n’a jamais connu de mâle. Elle saura te donner du plaisir. On dit que les perædhellith sont très étroites et soumises : tu devrais t’en réjouir ! Ce n’est pas tous les jours qu’un sidhe a accès à une esclave de cette qualité.
Śimrod grommela une politesse d’usage. S’il voulait se retrouver seul avec la Reine, il devait prendre son mal en patience.
La promise du vainqueur devait lui être remise dans le temple de Neaheicnë. Śimrod savait qu’il y avait eu toute une procession pour la conduire du temple de Nineath à celui du Père de la guerre, mais il ne l’avait pas vu. On lui offrit d’abord un festin de viandes, de nectars et de fumées, tandis que la Fiancée l’attendait étendue sur l’autel, nue sous son voile rouge. Śimrod – en bon semi-orc, aurait-on jasé – n’avait que peu de patience pour les complexes rituels des Cours. Il aurait préféré passer la soirée dans une taverne avec une femelle joueuse et drôle, qui savait faire rire et faire plaisir, plutôt que de forcer une vierge à moitié humaine sur une dalle froide, sous le regard impitoyable d’une statue grimaçante. Mais on ne pouvait pas déroger à la tradition. S’il le faisait, il s’excluait lui-même de la course, si près du but. Si tant est qu’il y en eut vraiment un... Ardaxe lui avait ordonné de tout faire pour se rapprocher de Tintannya, mais Śimrod n’était pas sûr de comprendre pourquoi.
Pendant le repas, les membres de la Haute Cour, des ædhil aussi dégénérés qu’enturbanés, cachant leurs visages souffreteux sous des masques d’or et des amas de voiles, le prièrent en long en large de raconter sa victoire au barsaman, auquel ils n’avaient bien sûr pas assisté. La Reine n’était pas présente. Śimrod, qui n’avait aucun don pour raconter les histoires, se contenta de répondre aux questions par quelques grognements, entre deux coups de dents dans sa viande. Lorsqu’on somma un barde pour conter ses exploits à sa place, il se sentit soulagé.
— Pour un fils de filidhean, vous n’êtes guère démonstratif, Śimrod Surinthiel ! le tança la filidh en accordant sa harpe.
— J’avais une charge de guerrier dans la guilde, pas de troubadour, grommela-t-il en réponse.
— Ah ! Vous étiez l’un de ceux qu’on charge de mettre en sécurité la troupe en cas de représentation ratée ? ricana la musicienne.
— Vous savez comment c’est. Il suffit qu’une dame s’intéresse un peu trop à un acteur, ou que le ton de la chanson ne plaise pas au commanditaire... Mon chef de guilde à un humour particulièrement noir. J’ai dû le tirer de la mouise plus d’une fois !
Une dame se tourna lors vers lui. Elle portait un loup au faciès cruel, recouvert de poudre d’or, qui dissimulait le bas de son visage d’une voilette de gaze.
— Un guerrier comme vous, c’est de cela dont j’ai besoin, as sidhe, fit-elle en soulevant à demi son voile pour montrer une bouche écarlate ourlée de petits crocs. Figurez-vous que mon domaine est envahi par des humains !
La barde poussa une exclamation de concert.
— Des humains ! Quelle horreur. Je vous plains !
— Oui. Ils envahissent et salissent tout. Et ils se reproduisent comme des faux-singes… une vraie nuisance ! J’ai beau les chasser, ils reviennent toujours. La dernière fois, ils ont envoyé leur patriarche pour demander l’indulgence de mon maître de guerre, contre quelques services et colifichets… quelle outrecuidance ! Chez eux, ce sont les mâles qui décident, semble-t-il.
— Barbarie ! Sans femelle à la tête froide pour les diriger, comment s’étonner qu’ils soient si frustes ? s’esclaffa une banqueteuse.
— Mais ils ont quelques bonnes idées, osa une autre. Et leur sang a si bon goût !
La filidh, qui avait remarqué l’impatience de Śimrod, remplit sa coupe de gwidth.
— Et alors ? Vous avez accepté de traiter avec lui ? demanda-t-elle ensuite.
— J’aurais bien voulu, mais il a eu l’audace de mourir sous mes yeux. Leurs vies sont si courtes ! À peine le temps d’un souffle. Sa tribu m’en a tenu rigueur, et depuis, ils font tout pour m’ennuyer, en gâchant mon domaine avec leurs déchets qui sentent si fort. C’est fort fâcheux : je ne sais que faire.
— Demandez à l’as sidhe de vous en débarrasser définitivement, lui suggéra-t-on.
Śimrod jeta un coup d’œil oblique à l’inopportun, auteur de ce fâcheux conseil.
— Écraser la vermine n’est pas digne du gardien d’Æriban, rappela quelqu’un.
— C’est vrai, minauda la dame. Mais j’aime beaucoup ses muscles et sa peau noire !
L’assemblée éclata d’un rire féroce, comme si l’intéressé ne pouvait parler. Śimrod en avait assez entendu. Il vida son gobelet et chercha des yeux une échappatoire.
Heureusement, un héraut sluagh compassé, qui semblait éclater dans sa livrée trop serrée, vint le tirer de là.
— La Fiancée attend l’Époux, clama-t-il en levant bien haut son groin poilu.
Śimrod essuya sa bouche tâchée de sang avec un bout de nappe et se leva. Des trilles joyeux l’encouragèrent.
— Passez une douce nuit, as sidhe, roucoula la dame envahie par les humains en battant des cils derrière son loup. Lorsque vous aurez fini d’ouvrir la bouche de cette petite, venez me voir. Mon domaine est beau et accueillant, et on y fait de belles chasses !
Śimrod lui décocha un regard acéré.
— Je n’y manquerai pas. Sur ce, veuillez m’excuser : le devoir m’appelle.
L’assemblée, excitée par le sous-entendu, redoubla de ricanements. Śimrod s’éclipsa.
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