12. Śimrod : la vierge et le dieu de la guerre

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Hormis les esclaves qui le préparèrent avant de se retirer en silence, le temple était désert. Śimrod, qui avait entendu comme tout le monde maintes histoires d’unions rituelles, en fut étonné : normalement, une grande assemblée assistait au mariage entre les avatars des sældar. On devait avoir estimé que l’accouplement entre une semi-humaine et un semi-orc ne valait pas la peine d’être vu.

Tant mieux.

Śimrod s’approcha de l’autel. Les aslith lui avaient pris ses vêtements, ne lui laissant qu’une parure virile censée représenter celle de Neaheicnë : de lourds bracelets et une ceinture en or massif, qui soulignaient le dessin de ses muscles et la courbe puissante de ses reins.

Sa promise pour la nuit était allongée comme une gisante sur l’autel, recouverte d’un voile rouge qui épousait son corps nu. Avant de le lui ôter, Śimrod la regarda. Elle était de petite taille, plutôt frêle. Lorsqu’il souleva le voile, il aperçut ses oreilles rondes, qui dépassaient de sa chevelure blonde. Sa peau était délicatement rosée. Pour des mâles amateurs d’humains, elle était attirante.

Leur union était censée recréer le viol de la vierge Nineath par le brutal Neaheicnë, qui avait conduit, selon la légende, à l’établissement de la règle d’Æriban. Il y avait une histoire similaire pour chaque institution ædhel, et Śimrod ne croyait à aucune.

Il replaça le voile rouge sur elle et s’assit au pied de l’autel. La nuit allait être longue. Śimrod sortit son nécessaire à fumer de son shynawil et l’alluma. La fumée délicatement parfumée s’éleva vers les hauteurs du temple, allant se mêler aux volutes d’encens.

— Je ne vous plaît pas ?

La voix de la jeune femelle. Śimrod releva la tête vers elle.

— Si. Mais je préfère quand les femelles proposent... et j’ai l’impression que tu n’es pas vraiment en état de le faire.

La perædhelleth s’assit, ramenant le voile rouge sur sa nudité.

— Merci...

— Ne me remercie pas. C’est un mot interdit dans les Cours.

La jeune femme garda le silence pendant un moment.

— On m’avait dit que l’As Sidhe serait brutal comme Neaheicnë...

— Eh bien tu vois que ce n’est pas toujours le cas, répliqua Śimrod sans la regarder. Tu es tombé sur le bon numéro, cette fois.

Śimrod ricana dans sa barbe, fier de sa boutade. Le bon numéro, pour un sidhe qui avait justement gagné le sien par le meurtre et la brutalité... Il tira une taffe satisfaite sur sa longue pipe, puis souffla une série de ronds parfaits.

—Je sais ce qu’ils vous font, murmura la jeune perædhelleth de sa voix rauque. Ils vous empêchent de vous accoupler... et une fièvre dévorante vous brûle les entrailles, qui annihile toute votre volonté.

Śimrod lui jeta un bref regard.

— Les fièvres ne sont qu’une excuse pour les faibles. Je suis capable de me contrôler, comme tous les autres mâles. La vérité, c’est la haine. Les ellith et leur système de cour nous pousse à les haïr, et encourage la violence envers les innocentes comme toi. Comme un défouloir.

La jeune femelle le regarda, étonnée.

— Je n’aurais jamais pensé entendre cela de la bouche d’un sidhe... surtout pas de l’incarnation vivante du dieu de la destruction. Sur Ælba, on nous dit que la conscience est une valeur humaine, étrangère à votre culture. Il parait que les vôtres n’ont pas d’âme, et qu’ils sont incapable de remords, que c’est pour cela que les mots pour s’excuser n’existent pas.

— C’est en partie vrai, avoua Śimrod. Mais je connais peu d’humains qui osent le dire.

— Les Enfants de Mannu le disent.

Śimrod tendit l’oreille, soudain en alerte. Les Enfants de Mannu... Ardaxe lui avait demandé d’enquêter là-dessus, et de recueillir sur cette mystérieuse secte toutes les informations qu’il pourrait.

— Tu connais les Enfants de Mannu ? demanda-t-il. Que disent-ils d’autre ?

— Ils disent que l’ordre instauré par les ædhil n’en est pas un. Ils disent que vous êtes des maîtres cruels et sans âme, incapables de retourner au Royaume de Dieu, qui se vengent en se délectant de nos souffrances. Ils disent que seule la soumission en Dieu, et son fils incarné, nous permettra de sauver nos âmes et de nous libérer de l’ancien joug.

— Et tu y crois ?

— Oui. Ayant eu une mère humaine, je possède la moitié d’une âme : je pourrais donc être sauvée. On me force peut-être à incarner une déesse païenne et à livrer mon corps à un démon, et, pire encore, à y prendre du plaisir. Mais dans le fond de mon cœur, je me suis vouée à un dieu unique, qui me permettra de me racheter.

Śimrod resta silencieux un moment. Ce discours faisait écho à ce que Ardaxe prêchait : lui aussi parlait beaucoup de damnation, d’âme et de démons. Était-ce la raison pour laquelle il s’intéressait à cette nouvelle secte humaine ? De l’Aleanseelith à la foi en Mannu, laquelle inspirait l’autre ? Ces questions spirituelles, qui n’avaient jamais vraiment intéressé Śimrod, le décontenançaient.

— De toute façon, dès demain, je serais remplacée, ajouta la jeune fille. Pour tout le monde, j’ai été déflorée par l’As Sidhe : je ne peux plus incarner Nineath. La prochaine fois que tu viendras, on te donnera une autre femelle.

— On ne donne les vierges du temple de Nineath qu’aux vainqueurs du barsaman, répondit Śimrod. Et c’est un jeu auquel on gagne rarement deux fois. Mais toi ? Où vas-tu aller ?

— Je vais entrer dans une communauté de consacrées humaines, en Ælba. Un temple où les femelles n’ont pas à se donner aux mâles.

— Et tes chaleurs ? Comment feras-tu ? Les mâles ne sont pas les seuls à subir la loi de la lune rouge.

— Comme toi sur Æriban, murmura la jeune femelle. Tu l’as dit toi-même : les fièvres sont une excuse pour les faibles.

Śimrod laissa échapper un rire amer.

— Sur Æriban, j’évacue ma frustration en tuant d’autres ædhil, mes rivaux. Quand la fièvre te prendras, tu dévoreras donc tes sœurs humaines ?

— Dieu m’aidera à tuer le Diable en moi. Lui, et ses envies perverses.

— Tuer fait partie de la vie. S’accoupler, aussi. Cela ne regarde ni Dieu ni Diable.

— Tuer est un péché, répliqua la jeune femelle. Quant à l’accouplement, si le Peuple n’avait pas failli à sa mission, les humains seraient encore les favoris de la Création.

Śimrod ne comprenait pas bien ce qu’elle voulait dire par là. Mais il devina qu’elle faisait partie de ces esclaves semi-humains en qui couvait le vent de la révolte, et qui trouvaient le réconfort en embrassant les étranges idées de cette nouvelle secte. Un peu comme les jeunes mâles qu’Ardaxe accueillait dans son groupe, l’Aleanseelith : des parias qui avaient refusé de servir les ellith au temple, ou qui subissaient la menace du fouet ou de la castration. Finalement, le cœur des êtres vivants était identique partout : tous, humains et ædhil, cherchaient un refuge et une justification à leurs souffrances.

Pensif, Śimrod quitta le temple et la jeune femelle semi-humaine. En s’enfonçant dans la nuit qui s’effilochait sous les premiers rayons du soleil d’Ælda, il réalisa qu’il ne lui avait même pas demandé son nom.

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