9. Śimrod : l’honneur d’un orc I

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Śimrod était loin de se douter de l’attention qu’il suscitait. Pour le punir de son insubordination, Tintannya le tenait enchaîné dans son donjon, lui refusant toute nourriture. Il avait même été fouetté. Mais Śimrod refusait toujours de se donner en spectacle pour elle. Il savait ce que cela impliquait.

La lune de miel entre lui et Tintannya avait duré moins d’un cycle lunaire. Très vite, la Haute Reine s’était lassée de lui, et avait exigé des services plus corsés, dévoilant ainsi son véritable visage. En effet, rien ne réjouissait plus la vieille femelle que de voir un sidhe déshonoré. Jeune vierge, elle avait choisie pour être l’épouse de Neaheicnë à Æriban. Cela n’avait duré qu’une nuit, mais jamais elle n’avait guère oublié les souffrances et les humiliations qu’elle avait subies aux mains des mâles. Plus ils étaient forts et farouches, plus elle désirait les voir céder. Qu’ils souffrent, comme elle avait souffert cette nuit-là, alors que les aios s’entretuaient pour déchirer sa virginité, et surtout, qu’ils connaissent la honte totale. Sa nouvelle obsession était le combat d’orcs. Tintannya en avait promis un aux invités : une bataille sauvage et barbare, qui saurait les enchanter. Mais son sidhe s’obstinait dans son refus.

— Même les orcneas ont accepté ce combat, sous la promesse d’une récompense. Sais-tu ce qu’ils font aux perdants d’un duel, qu’il soit mâle et femelle ? lui demanda-t-elle, un sourire cruel sur les lèvres.

Śimrod le savait parfaitement. Il grogna, encore enchaîné aux barreaux du chevalet de punition.

— Je veux te l’entendre dire, susurra Tintannya en agitant sa badine de dressage.

Śimrod avait le cuir dur. Depuis son enfance aux arènes d’Urdaban, où il avait été vendu, il subissait les punitions et tâtait du fouet. Rien n’avait jamais réussi à le faire plier, et ce n’était pas ce vieux rostre frigide qui allait commencer.

Dun-dun, finit-elle par articuler avec une grimace cruelle. C’est ainsi qu’ils appellent l’acte. Tu dois savoir ce que c’est, puisque ta mère l’a vécu ?

Śimrod planta son regard dans celui de la reine. Cette marque de défiance titilla la Reine. Il osait encore la défier... lentement, elle passa ses griffes laquées d’or sur le ventre musclé de son sidhe. Il était beau, certes. Mais cela restait un mâle, arrogant et barbare. Et elle avait promis à ses invités un combat d’orcs. Si ce sidhe continuait à se gausser d’elle, son autorité serait remise en cause.

— Tu subiras le reste de tes chaleurs enfermé, sans apercevoir une seule femelle, mais en subissant leur odeur, décida-t-elle. Et tu ne mangeras pas. Tant que tu refuseras de m’obéir et de participer à ce combat d’orcs, qui ravira sans nul doute mes invités.

— Faites ce que voulez. Je suis habitué à me passer de nourriture, comme d’affection.

Cette fois, la reine ricana. Son rire était sinistre, cruel.

— Affection... c’est donc ainsi que tu appelles la chose !

— Appelez ça comme vous voulez. Mais oui, avant de devenir esclave de cette Cour et de ses lois, c’est bien de l’affection que j’échangeais avec les femelles.

C’en était trop. La reine fondit sur lui, et lui asséna un coup de griffes qui laissa trois traces sanguinolentes sur son poitrail noir.

Menteur, susurra-t-elle. Aucun mâle n’est capable d’affection ! Encore moins un vil orc.

Śimrod garda le silence. La reine finit par reprendre contenance.

— Très bien, dit-elle en tendant sa main à son serviteur pour qu’il lui nettoie les ongles. Cette nuit, toute la Cour saura que l’invincible as sidhe craint de combattre des orcs !

C’est la honte qui fit finalement céder Śimrod. La perspective de l’humiliation qu’il subirait si Tintannya faisait courir le bruit qu’il refusait de combattre par peur : peur de montrer à tous sa ressemblance avec ces créatures inférieures.

Je ne leur ressemble pas, avait-il décidé. Et les mettre à mort devant tous dissipera les rumeurs.

Lorsqu’il parut enfin à la Cour, lavé et huilé de frais, une clameur de joie retentit dans le palais. La nuit était déjà bien avancée.

Śimrod regarda le ciel. C’était étrange : le soleil s’était couché, et un vent froid rafraîchissait l’air d’habitude opaque et tropical de la Cour. Un vent qui portait l’odeur de la glace. Parfait. Ce climat convenait mieux à Śimrod. C’était l’idéal pour un combat.

Les orcneas attendaient, tournant en rond dans l’arène. On leur avait dit qu’ils avaient une chance de recouvrer la liberté s’ils l’emportaient contre leur adversaire, et même, qu’ils seraient récompensés par une femelle perædhel. Mais il en fallait peu pour décider un orc à se battre. La plupart ne vivaient que pour ça, qu’il y ait ou non une récompense à la clé.

Il y en avait trois : un trio de grands mâles aux traits barbares, qui exhibaient leur fourrure et leur nudité sans honte aucune. Les ellith curieuses se pressaient déjà autour de l’arène, secrètement émoustillées par les faciès sauvages des combattants. Leurs murmures chuintants commentaient les attributs des créatures, qu’ils dévoilaient sans vergogne à leurs yeux. L’un des orcs, un gros mâle musclé au dos recouvert de poils drus, agita sa verge épaisse en direction d’une des spectatrices, terminant la démonstration en exsudant un liquide blanc et odorant.

— Quelle horreur ! Ce monstre a uriné dans ma direction ! couina la dame visée, la voix rendue pointue par l’excitation. Et maintenant, il mime le coït avec sa chose !

— On la leur coupera à la fin du combat. Il faut bien qu’ils en profitent ! Et s’ils gagnent contre l’as sidhe, on leur offrira des semi-humaines : ils les sailliront ici même, commenta une autre en se réjouissant d’avance du spectacle.

— L’as sidhe… comment veux-tu que ces orcneas sortent vivants d’une rencontre avec le dieu de la guerre ? Tiens, le voilà qui arrive. Il n’a pas l’air de très bonne humeur.

Le public se tourna, tentant d’apercevoir le nouveau venu.

— Il est toujours comme ça. Il paraît qu’il repousse jusqu’à la Reine : il déteste les femelles de noble lignage, et l’honneur qui lui est fait !

Śimrod venait de faire son apparition en haut de l’arène. Il s’arrêta brièvement, le temps de jauger ses adversaires du jour – et la foule qui attendait le massacre. Il scruta leurs yeux brillants, leurs visages triangulaires et les crocs dissimulés sous les masques d’argent. Des nobles en satin et en perles... mais qui restaient, sous le déguisement, des créatures comme lui, avides de sang.

— Neaheicnë ! hurla un jeune mâle échauffé par la perspective du combat.

Le cri de guerre fut repris par une cinquantaine de gorges. Soudain, couvrant la foule, retentit un autre rugissement :

— Nurak-dhuur !

C’était les trois orcneas qui s’encourageaient mutuellement en invoquant le nom de leur héros mythique, le semi-orc Nurak.

Le sentiment de pitié était étranger à Śimrod. Surtout envers les orcneas, des créatures qu’il haïssait plus que tout. Mais, pendant un court instant, il se sentit désolé pour ces trois guerriers arrachés aux steppes enneigées de Faërung. Le public était contre eux et ne souhaitait que leur défaite. En invoquant le nom de leur héros mythique, ce semi-orc qui avait fait trembler le pouvoir ædhel en unissant les clans pour les affronter, ils tentaient d’amener un peu de leur culture familière dans ce territoire hostile.

Dun-dun. Tu dois savoir ce que c’est, puisque ta mère l’a vécu ?

Śimrod serra les poings. La vision de sa mère, agenouillée devant un immense orc noir, dansa un instant devant ses yeux. Śimrod n’avait aucun souvenir de sa vie avant les arènes d’Urdaban. Mais il était facile de s’imaginer en quoi elle consistait. On le lui avait souvent raconté.

D’un seul geste, il sortit son sigil et tendit le bras.

Cath ! tonna-t-il alors que la pointe en os se changeait en lame à triple configuration.

La foule rugit son approbation. L’as sidhe demandait la guerre. Mieux encore : il avait choisi la meilleure arme, la lame d’Arawn le Destructeur en personne !

Lorsqu’il se débarrassa de son pagne, les hurlements redoublèrent. Les trilles des femelles les moins éduquées s’élevèrent, couvrant même les rugissements guerriers des mâles. Un sidhe se permit une remontrance, exorcisant ainsi maintes frustrations :

— Contiens-toi, femelle impudique ! claqua-t-il à une nymphe en chaleur qui, échauffée par toutes ces démonstrations de virilité, se trémoussait de façon équivoque.

Un coup de dents discret du sidhe sur la gorge de la fautive suffit à la calmer : ainsi marquée, elle avait l’assurance de bénéficier de ses attentions après le spectacle, dans quelque coin discret. Elle avait réussi son coup : les femelles de basse caste obtenaient rarement les hommages des gardiens d’Æriban, réservés aux ellith.

Mais c’était l’as sidhe qui mobilisait tous les regards désormais. Le corps nu et huilé, les bras puissants ornés de bracelets d’or qui soulignaient sa musculature tout en rappelant sa condition d’esclave de la Haute Reine, il venait de pénétrer dans l’arène. Les commentaires allaient bon train sur son physique hors normes, la cicatrice en croix de son panache sur le fessier sculpté, ses cuisses épaisses et, bien sûr, ses attributs de mâle.

— Il est encore mieux monté que ces orcs ! s’exclama-t-on, admiratif.

Ce qui choquait encore plus le public, c’était la présence de fourrure au bas de son ventre, et qui courrait en fine ligne de la nuque au bas du dos. Enfermé au donjon royal depuis un certain temps, Śimrod n’avait pas été rasé.

— Il devait avoir un panache magnifique, souleva quelqu’un.

— C’est le cas. Il le porte sur son shynawil : on peut le voir, parfois.

Les trois guerriers orcneas jetèrent un regard défiant au nouveau venu. Leur chef, le plus poilu et le plus gros, le scruta de haut en bas, puis il lui lança quelque chose en orghul, la langue du peuple orcneas. Śimrod l’ignora. Il ne pouvait pas – et ne voulait pas – parler cette langue.

Son silence agaça les trois combattants. Leur chef s’était présenté, il avait décliné le nom de son père, de son grand-père, les hauts faits d’armes de sa lignée. Il se nommait Arzhan et appartenait à une tribu faëruni réputée. En outre, il avait reconnu l’empreinte de Gulbaggor sur son adversaire. Pour lui, il n’y avait pas de doute : ce sidhe était son fils.

— Eh bien, clama-t-il, tu as honte de ton ascendance ? Pourquoi gardes-tu le silence ?

Les deux orcs liges à ses côtés ne comprenaient pas non plus. Un fils du clan de la Terreur Noire qui devient as sidhe à Ælda ! Il y avait de quoi être fier.

— Gulbaggor le Noir était un grand chef de guerre, continua Arzhan. S’il était encore en vie, il se sentirait honoré de savoir son fils unique triompher dans l’arène du barsaman. Ces crocs courts t’appellent du nom de leur dieu, mais tu es la digne incarnation de Nurak, Śimrod ! Moi et mes guerriers sommes honorés de t’affronter aujourd’hui.

— Je ne suis pas son fils, grogna Śimrod entre ses dents. Mon père était un ædhel d’Urdaban.

— La semence de Gulbaggor était plus forte : elle a vaincu la graine de celui que tu appelles ton père, répliqua Arzhan en le pointant du doigt. Gulbaggor a effacé son empreinte de ce monde pour toujours. C’est un fait connu, chez nous ! Ta mère était sa favorite, parmi toutes ses concubines et prises de guerre.

Cette dernière affirmation marqua le début des hostilités pour Śimrod. Il se jeta sur Arzhan, qui encaissa le coup en offrant son poitrail et en montrant les dents, lame au clair. Le premier sang était versé, le défi accepté.

Le combat pouvait commencer.

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