5. Amarië : reine de l'arène
Elle était la reine de l’arène. Dans le milieu, on l’appelait « la Filleule de la Mort ». Amarië appréciait ce surnom, même si elle aurait préféré quelque chose de plus brutal, comme « la Destructrice », ou encore « la Fossoyeuse ». À ses débuts, elle avait pris le nom d’Annihilation. Elle avait gardé ce nom jusqu’à ce qu’un gladiateur un peu trop curieux trouve sa chevalière, et reconnaisse le sceau qu’elle portait. Il avait payé pour ça, bien sûr, et plutôt deux fois qu’une. Mais en attendant, le mal était fait. Tout le monde avait appris qui elle était. Heureusement, les gens oubliaient vite, ici. Du moment qu’on leur donnait assez de sang…
Lorsqu’elle était arrivée ici, elle n’était rien. Juste une princesse en fuite, la dernière elleth venue de la Cour la plus rigide des Vingt-et-un Royaumes. Une Cour aux traditions sclérosées, qui croyait préserver les traditions de leur race en la subjuguant. Mais elle haïssait le rôle qu’on lui assignait autant que ses frères, alors, comme ils l’avaient fait eux-mêmes bien des fois, elle avait quitté la Famille et les ténèbres froides de la Neuvième Cour. Elle avait volé la nef de son futur époux, son frère, et avait plongé dans les eaux noires de l’Autremer. Ce navire, elle l’avait abandonné sitôt franchis les neuf cercles bleus du portail, puis elle s’était dépouillée de tous ses bijoux, un à un. Il ne fallait pas qu’ils la retrouvent. Pas immédiatement, du moins.
Lorsqu’elle était arrivée ici, elle n’était rien. Juste une ædhelleth amaigrie et pouilleuse, sans nom ni voix, le visage et le corps dissimulés par un voile. Ce voile, elle ne l’avait enlevé qu’une fois arrivée dans l’arène, là où les règles étaient abolies. En se vouant au dieu de la destruction finale, elle se mettait hors d’atteinte. Ses frères n’avaient rien pu faire. Ils avaient été forcés de repartir, après avoir assisté, les dents serrées, à sa prise de refuge – puis à son triomphe – dans l’arène.
Lorsqu’elle était arrivée, elle n’était rien. Juste Amarië Niśven, que des règles absurdes et oubliées obligeaient à s’unir à son frère. Mais maintenant, elle était Amarië, la Tueuse d’Urdaban, combattante adulée et reconnue, maîtresse d’une guilde de jeunes ellith plus dévouées que des esclaves, prêtes à donner leur vie pour elle. Tous les jours, en posant le pied sur le sable de l’arène, elle se rappelait cela. Elle se le rappelait lorsque les ovations de la foule couvraient les hurlements d’agonie de ses ennemis. Lorsque sa dague coupait un membre, que ses griffes déchiraient la chair, que ses crocs ouvraient une gorge et que ses cheveux baignaient dans le sang des sacrifiés volontaires. Fut un temps où l’univers l’appelait Reine de la Nuit : désormais, elle avait pris celui de Reine de la Guerre. Et ce titre, personne ne pouvait le lui enlever.
Du moins le croyait-elle jusqu’à ce jour funeste.
*
Amarië venait de terminer son troisième tour de parade lorsqu’elle sentit la menace dans son dos. Sa fulgurante carrière de tueuse lui avait donné des réflexes affutés : elle se retourna donc immédiatement, lâchant dans le sable rouge la tête de son dernier adversaire.
Un nouveau concurrent au martyr venait d’atterrir dans l’arène. La plupart des guerriers qui osaient la défier se précipitaient sur elle comme des orcs affamés, car ils avaient peur, et qu’ils étaient excités. Mais celui-là marchait tranquillement vers elle en roulant de larges épaules. Amarië plissa les yeux, sur ses gardes.
Il est différent des autres, comprit-elle immédiatement.
Cependant, en l’apercevant de plus près, elle réalisa pourquoi.
L’As Sidhe d’Æriban. Le semi-orc parjure et profanateur que les Sœurs du Rouge cherchaient partout... Il se tenait juste devant elle, la dominant de sa silhouette de statue.
— Qu’est-ce que tu veux ? renifla-t-elle en détaillant d’un regard méprisant la peau sombre et l’épaisse stature du nouveau venu.
C’était un perædhel, un demi-sang. Tout indiquait qu’une bonne lampée d’ichor orcanide avait irrémédiablement souillé sa lignée : le visage, plus large que triangulaire, le poitrail scarifié, visible sous sa tunique à demi-ouverte, plus imposant que celui de la plupart des mâles, la longueur démesurée de ses crocs et de ses griffes. Jamais elle ne s’était retrouvée en face d’un tel monstre. La grimace d’Amarië s’élargit à l’idée de ce que devait cacher l’épaisse ceinture de cuir dont l’extrémité pendait entre ses jambes musculeuses. On disait les orcs particulièrement bien pourvus de ce côté-là, même si elle n’avait jamais eu l’occasion de le vérifier puisqu’à la Cour d’Ymmaril, tous les esclaves orcanides étaient privés de leurs attributs.
— Je réponds à ton défi, osa-t-il lui lancer. Mon nom est Śimrod Surinthiel.
Il avait la voix grave, posée. Une voix de mâle dominant, habitué à être entendu et à ne jamais être contredit. Le genre qu’elle haïssait le plus.
— Mon défi ? siffla-t-elle. Quel défi ?
Sa voix à elle sonna de manière étrange, plus pointue et fébrile qu’elle l’aurait voulu.
— Tu as dit que tu te soumettrais aux désirs du mâle qui arriverait à te vaincre.
Il fit une pause, puis ajouta :
— Ce mâle, ce sera moi.
Cette calme assertion mit Amarië hors d’elle. Elle avait mis au point ce défi pour se venger des mâles, pour les humilier tout en songeant qu’un jour, peut-être, le plus puissant d’entre eux lui donnerait le fils dont lui avait parlé la prophétesse à Ymmaril. Et voilà qu’un vil métèque avait l’outrecuidance de venir la défier… Comment osait-il ?
— Mon défi ne concerne que les sangs purs ! cracha-t-elle. Pas un vil semi-orc comme toi !
Elle s’attendait à une explosion de colère de son adversaire. Tant mieux : cela lui donnerait l’avantage. Mais, étrangement, il garda son calme.
— Je suis un ædhel : ma mère était une khari répondant au nom de Nardunna Rilynurden, et mon père était urdabani. Si tu refuses de te battre, alors cela veut dire que j’ai déjà gagné. Dans ce cas, je te propose de me suivre sur mon cair. Je voyage beaucoup et je ne dirais pas non à un allié puissant à mes côtés pour ma quête. Encore plus si cet allié est une femelle belle et consentante…
Amarië n’attendit pas que ce semi-orc insolent ait terminé sa diatribe. Il en était encore à élucubrer sur son besoin de femelle « consentante » qu’elle avait déjà configuré son sigil en cette lance terrifiante que tous avaient appris à craindre, et qu’elle appelait avec fierté « l’empaleuse de mâles ». Un souffle à peine, et elle était sur lui.
Amarië l’avait cru trop occupé par ses pédanteries : comme tous les autres, ce mâle s’écoutait beaucoup trop parler. Aussi fut-elle surprise de rencontrer l’acier d’une lame sous sa lance lorsqu’elle l’abattit sur lui. Quand, au juste, avait-il configuré son sigil ? Elle ne l’avait même pas vu le sortir !
— Où as-tu vu une femelle consentante, idiot ? rugit Amarië en bondissant en arrière. Si tu as besoin de soulagement pour tes chaleurs immondes, prends une esclave ! Tu ne sais donc pas qui je suis ?
— L’honneur d’un guerrier qui perd un défi tient dans le respect de sa parole. Je me fiche de tes origines, que tu sois de haute caste ou pas. En revanche, je ne dis jamais non à un adversaire puissant.
Outrée, Amarië se jeta de nouveau sur lui. Mais, comme la première fois, il la repoussa aisément. Une fois hors d’atteinte, elle prit son temps pour se calmer et tenter de l’analyser comme elle faisait d’habitude.
Calme-toi. Il n’est pas différent des autres. Ce n’est qu’un mâle, gouverné par ses instincts primaires, qui te sous-estime car tu es une femelle en qui il pourrait déverser son jus fécondateur. À toi de lui faire ravaler sa morgue.
Amarië l’encerclait lentement, sans le quitter des yeux, sa terrible lance – qui faisait deux fois sa taille – tournoyant en sifflant autour de son poignet. Le semi-orc avait configuré son sigil en deux lames de tailles égales. Il attendait qu’elle attaque.
Il se moque de moi, comprit-elle.
De nouveau, un assaut violent, ponctué par un cri bref et un éclat métallique. De nouveau, il fut repoussé. À chaque fois, Amarië attaquait, puis bondissait en arrière. Attaquait, bondissait… tout cela sans succès. En face d’elle, le mâle se contentait de lever le bras pour parer le coup. Les bras, c’était comme si il en avait quatre... et d’une telle force ! Normalement, sa vitesse, son agilité et sa rage suffisaient à faire la différence. Normalement, elle avait le dessus.
Mais aujourd’hui, rien ne se passait comme d’habitude. Tout était différent. Et, la terreur grandissant dans son cœur, Amarië comprit qu'elle allait perdre.
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