Śimrod : le caractère éphémère de la liberté
— Comment as-tu dit que tu t’appelais, déjà ?
Surpris, Śimrod tourna le visage vers son invitée qui venait de faire son apparition dans ses quartiers. Elle se tenait devant lui avec son corps longiligne et androgyne de jeune hënnel, ses yeux d’un noir de lac et son visage en lame de couteau. Il ne parvenait toujours pas à se décider : cette femelle était-elle la plus belle qu’il n’eut jamais vue, ou la plus horrible ? En tout cas, il avait sans doute commis une erreur en répondant à son défi : il n’avait pas pu se résoudre à la laisser à la vindicte populaire, à Urdaban. Depuis qu’elle était à bord, Śimrod avait l’impression persistante qu’il s’était fait avoir. Même Melaryon le lui avait dit avec sa franchise habituelle : « Tu t’es fait avoir, Śimrod ».
— Déjà réveillée ?
En réalité, il avait été étonné par la longueur et la profondeur de son sommeil. Depuis qu’il l’avait ramenée à bord, elle n’avait fait que dormir.
C’est une Niśven, songea-t-il en regardant sa peau d’un blanc d’os, sa crinière et ses yeux plus noirs que l’espace. Depuis le schisme, ils ne supportent plus le moindre rayon de lumière. Elle n’est restée exposée au soleil d’Urdaban que peu de temps, mais cela a suffi à épuiser son fluide vital.
— Le combat, corrigea Amarië en croisant ses longs bras musclés. Et le viol.
Śimrod se mordit la lèvre.
— J’étais obligé d’honorer le pacte, comme toi. Un défi est un défi.
— Et tu t’es dit que l’avoir honoré te donnait le droit de m’amener sur ton cair comme une captive, une esclave.
— Je l’ai fait, car ils t’auraient tué. Tu le sais.
Elle hocha la tête.
— Je le sais. Tous les mâles frustrés d’Urdaban qui regardaient mes combats sans oser verser leur sang dans l’arène seraient venus comme des sluagh, cachés dans les ombres, et ils auraient profité de ma faiblesse pour me violer sans répit, pendant toute la course du soleil, avant de me laisser brûler sous ses rayons. Mais c’était sans doute ma destinée.
— Je suis sûr que non.
Amarië releva le menton.
— Et comment vais-je payer cette dette, maintenant ? Je n’ai rien à t’offrir, semi-orc.
— Śimrod. Je m’appelle Śimrod.
— Śimrod. Qu’est-ce que tu veux en échange de ma vie, Śimrod ?
— Rien.
— « Rien », ça n’existe pas, dans nos lois. Tu le sais.
Śimrod haussa les épaules.
— Les lois m’importent guère. Je les ai toutes brisées.
Mais la jeune Niśven ne l’écoutait pas. De sa démarche sinueuse, sa longue chevelure nattée se balançant sur ses fesses, elle se dirigea vers la table d’orientation au milieu de la pièce. Là, sous les yeux éberlués de Śimrod, elle s’y allongea, collant son ventre nu contre le quartz.
— Viens, Śimrod, l’invita-t-elle par-dessus son épaule. Viens prendre ton paiement.
Śimrod la regarda dénouer ses cheveux. Elle voulait s’accoupler, après ce qu’il lui avait fait… pourquoi ? Cela sentait le piège, néanmoins il s’approcha, sourd à la mise en garde silencieuse de Melaryon. Cette femelle avait quelque chose d’hypnotique.
— Tu n’es pas guérie, observa-t-il en passant une main prudente sur la croupe offerte.
Au-dessus de la ligne de ses fesses, une boursouflure rouge marquait l’endroit où se trouvait sa queue, avant qu’il ne l’arrache. Śimrod le regrettait presque.
— Eh bien essaie de te montrer moins brutal que la première fois. Tu as été sidhe, non ? Tu dois savoir comment satisfaire une elleth, avec toutes ces femelles à la crinière dorée qui vous tiennent par les couilles, sur Ælda.
La main de Śimrod descendit sur les cuisses de son invitée, esquissant un dessin lascif.
— Je sais me plier aux désirs des ellith, en effet. Mais ce n’est pas ce que tu veux.
— Non, ce n’est pas ce que je veux. Je veux que tu me prennes sans répit, que tu te montres impitoyable, comme le dieu de la guerre.
— C’est exactement ce qu’elles me demandaient, soupira Śimrod. Mais puisque tu insistes…
En s’enfonçant dans le fourreau étroit d’Amarië – c’était la première fois qu’il pénétrait une femelle vierge – Śimrod oublia ses réticences. Cette dame d’Ombre, héritière de l’un des clans les plus nobles et les plus anciens de leur peuple, était résolument différente de tout ce qu’il connaissait. Il savait qu’elle était dangereuse, plus qu’aucune autre elleth. Il devinait qu’elle lui dissimulait quelque chose. Comme les autres, elle voulait quelque chose de lui. Mais quoi ? Pour l’instant, il l’ignorait. Et pour l’instant, il pouvait jouir de cette femelle fascinante tant qu’il le voulait.
*
Śimrod prenait Amarië tous les jours. Il ne pensait plus qu'à ça. Leurs accouplements frénétiques, qui avaient lieu n’importe où et n’importe quand, rendaient Melaryon fou de rage. « Arrête avec cette maudite femelle, pestait le wyrm. Cette sorcière ailée t’a ensorcelé ! » Mais c’était plus fort que lui : jamais il n’avait autant désiré une femelle, et lorsqu’elle l’invitait à l’amour, provocante, il se trouvait incapable de résister. Amarië était l’elleth la plus insatiable qu’il n’avait jamais montée. Elle ondulait de la croupe pour l’attirer, puis hurlait comme une baobhan-sith à peine l’eut-il pénétrée, avant de lui saisir les hanches avec possessivité lorsqu’il faisait mine de se retirer. Elle le chevauchait plus farouchement que les guerrières d’antan sur leurs wyrms et le mordait avec une férocité prédatrice, en demandant toujours plus.
Pourtant, une nuit, elle le repoussa. Cela faisait plusieurs cycles que Śimrod s’accouplait avec elle comme un orc en rut : surpris, il enfouit sa bouche dans son cou, lui mordillant gentiment l’oreille pour la motiver.
— Tu es captive sur mon cair, murmura-t-il en lui caressant la cuisse. Je peux te prendre quand je veux, comme je veux, à l'instar d'une esclave.
Amarië se laissa caresser un moment, puis elle saisit sa main d’une poigne froide et forte.
— Non. Ne me tente pas. Le petit n’a plus besoin de ton fluide : il va venir bientôt.
Śimrod sentit son cœur se figer dans une gangue de glace.
— Le petit ?
— Mon petit, un jeune mâle que m’a donné Neaheicnë en remerciement pour ce que moi, je lui ai cédé.
Śimrod la lâcha immédiatement. Il avait compris.
— C’est donc ça que tu voulais ? Que je te fasses une portée ?
Finalement, Amarië était comme toutes les autres femelles. Il se sentit presque déçu.
Mais Amarië glissa ses pupilles noires sur lui.
— Pas toi : toi, je ne t’ai rien demandé. Neaheicnë, le sældar de la destruction. C'est lui, le père de mon petit.
Śimrod se laissa retomber sur leur couche. Il hésitait entre l’amusement ou la lassitude, mais finalement, ce fut l’ironie qui l’emporta.
— Tu crois donc aux sældar, comme tous ces idiots, ricana-t-il. Je te croyais plus intelligente, Rië. J’imaginais les Niśven plus… affranchis de ces croyances anciennes et absurdes.
Amarië se cala sur son coude, et elle le fixa dans les yeux.
— Que sais-tu des Niśven ? Rien du tout. Personne ne va à Ymmaril, personne n’y entre. Cela fait oublier à tous que nous sommes les seuls vrais ædhil, les ædhil originels, ceux qui étaient là lorsque le créateur s’est détourné de nous.
— Balivernes. Le créateur n’existe pas, et il n’y a pas de « vrais » ædhil. Il n’y a pas de Neaheicnë non plus, pas de « premiers » ayant des plans pour nous. Il n’y a rien que nous, au sang mélangé avec celui d’innombrables peuples, et les choix – souvent idiots et dépourvus de sens – que nous faisons.
— Que tu crois. Mais tu devrais être le premier à le savoir, Śimrod Surinthiel, que tout cela est vrai. Je t’assure que lorsque le sældar de la guerre s’incarne en toi, tu deviens autre. Je l’ai expérimenté dans ma chair même.
Śimrod baissa le nez sur ses mains.
— Non, je regrette de le dire, mais j’étais le même. Les configurations peuvent faire penser le contraire ; notre chair change, notre soif de sang aussi… toi, penses-tu être Amariggan lorsque les ailes te poussent ?
Amarië roula sur le dos en riant.
— Non, Śimrod, je suis une Niśven, je t’ai dit que nous avons gardé la forme originelle du Peuple, celle d’avant les wyrm… mais toi, tout seul, tu n’es rien. Une aberration un quart khari, un quart urdabani, deux quarts orc… cette capacité extraordinaire aux configurations, c’est Neaheicnë qui te l’a donné, en choisissant de te se réincarner dans ta chair.
Irrité, Śimrod se releva du lit où se prélassait la jeune femelle.
— J’en ai assez entendu. En attendant, je ne veux pas que tu gardes cette portée. Trouve un moyen pour t’en débarrasser.
Le regard incandescent que lui renvoya Amarië lui fit comprendre qu’avec elle, la période de la nuit de noces était terminée.
— Pas question. Je veux ce petit – car il n’y en a qu’un, et c’est le seul que je n’aurais jamais. Plus jamais un mâle ne me touchera, Śimrod, même pas toi.
— Comme tu veux. Mais je ne reconnaitrai pas ce petit comme le mien. Et je ne veux pas te garder sur mon cair.
Amarië soupira.
— Les mâles, tous les mêmes… Emmène-moi dans un royaume d’Ombre, Śimrod. Une cour qui est restée fidèle à Dorsa et aux anciennes lois… emmène-moi en Hiver. J’y donnerais naissance à mon petit et l’y élèverai, de manière à ce qu’il accomplisse sa destinée.
Śimrod ne put qu’obtempérer. Un mâle ne pouvait s’opposer à la volonté d’une elleth enceinte. Encore moins une princesse d’Ombre, héritière de la lignée la plus ancienne de leur peuple… Śimrod se résigna donc à retrouver le joug de Sneaśda, et il mit le cap sur le fief des Glaces. Cela avait été bref, mais au moins, il avait pu goûter un peu à la liberté.
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