Śimrod : ruses kharies
Śimrod était à peine revenu dans les rues principales qu’il fut alpagué par une troupe de guerriers en armes. Officiels, cette fois. Les draperies de brocard pourpre et le chapeau extravagant orné de plumes colorées de jeune wyrm au nid que portait leur meneur montraient qu’il n’était pas de basse extraction comme les malandrins qui l’avaient attaqué plus tôt, et derrière lui suivaient une garde impressionnante d’orcs et de gobelins hérissés de pointes et de plaques. D’un coup d’œil, Śimrod estima qu’il ne pourrait en venir à bout sans provoquer un terrible massacre.
— Halte-là ! l’arrêta l’officiel en violet. Vous venez de tuer un citoyen de Kharë.
Śimrod pesa rapidement le pour et le contre. Il n’était pas venu ici pour déclencher une guerre. Or, leur résister revenait à en provoquer une. Alors, il retira son masque.
— C’était de la légitime défense, expliqua-t-il. Ces ellonil m’ont suivi, puis ils m’ont acculé et attaqué. En outre, je n’ai pas touché à son cœur. Avec un peu de temps et de soins, il pourra revivre.
— Tuer un autre ellon n’est pas un crime, si la juste contrepartie est versée, lui répondit-on. La condition d’un mâle est d’affronter les autres mâles, cela a toujours été ainsi.
Śimrod laissa échapper un petit soupir discret. Merveilleuses et si commodes lois de Kharë !
— La contrepartie?
— Cela fera huit cents Gulgguber, à régler immédiatement, répliqua le chefaillon en claquant des doigts. C’est la somme qu’il faudra au clan de l’ellon que vous avez étendu pour accepter de le reprendre et le conserver dans ses prérogatives jusqu’à son réveil.
Un parchemin apparu de l’étincelle qu’il avait conjurée, ainsi qu’un plume tirée de l’extravagant couvre-chef, attendant la signature. Śimrod poussa un soupir – plus bruyant cette fois – puis décrocha sa bourse de sa ceinture. Huit cents Gulgguber… c’était quasiment tout ce qu’il avait.
Il paya, néanmoins. Les pièces de mithrine disparurent dans les poches du maître chanteur, qui lui piqua ensuite la main avec la pointe métallique de la plume.
— Signez-là, et nous sommes quittes.
Śimrod parapha le document après une rapide lecture, et beaucoup de mauvaise humeur. Le fonctionnaire le fit disparaître en un nouveau claquement de doigts, toucha son chapeau emplumé de deux doigts gantés, puis s’évanouit dans la foule, la troupe d’orcs à sa suite. Derrière eux, Śimrod reconnut certains des masques qui l’avaient coincé dans les faubourgs un peu plus tôt. Les autres le regardaient à visage démasqué, sans aversion ni haine. Seulement de la curiosité, et la satisfaction du coup bien monté.
Śimrod resta là, les bras ballants, et la bourse vide, au milieu de la foule costumée qui faisait la fête à grand renfort de confettis, de lumières féériques, de gwidth urdabani et de musique. Il n’avait plus de quoi acheter une esclave. Il était temps de retourner sur le Melaryon, et de quitter ce port de forbans.
Mais là encore, Amarrigan déplaça un pion sur son plateau. Combien de temps encore la déesse allait-elle jouer avec lui ?
Sur le chemin vers les quais où attendait son cair – pour cela aussi, il avait déboursé une grosse somme – Śimrod fut arrêté par un autre masque.
— Désolé, l’ami, fit-il en levant ses deux mains devant lui, mais je ne me bats plus. Je quitte cette cité. Je n’ai décidément pas les moyens d’y rester.
Mais l’autre avait l’air amical. Son masque était d’un blanc de nacre, rehaussé ci et là de paillettes d’or qui mettaient en valeur ses traits. Derrière, les yeux ouvraient sur du vide, comme s’il ne s’y trouvait rien d’autre que de la poudre d’onyx. Malgré lui, Śimrod tressaillit.
Ce masque-là jouait le jeu. À renforts de mimes – il utilisait pour cela le langage secret des signes inventé à Kharë justement pour ce genre de fêtes – il lui proposa un marché. Ses mains volaient comme des oiseaux, si vite que Śimrod avait parfois peine à le suivre.
— Tu proposes de me prêter de l’argent ? s’étonna-t-il. En quel honneur ?
Non, lui répondit l’autre silencieusement. Pas prêter ni donner : il savait bien que cela lierait Śimrod trop étroitement. Il voulait juste lui permettre de se refaire au jeu. Justement, il connaissait une bonne table de lugdanaan où…
Śimrod l’arrêta d’un soupire sonore.
— Non. Vous êtes trop subtils pour moi, vous, les Kharis. Comme tout le monde le sait maintenant, j’ai de l’orc en moi. J’ai donc un côté naïf et stupide. J’ai posé le pied sur ce port, et juste le temps de quelques cris, j’ai été dépouillé de tout mon mithrine, victime de vos tours savants.
Il lui tourna le dos, pour bien signifier la fin de la conversation. Alors, en dernier recours, l’inconnu produisit le sceau de l’Aleanseelith.
Je suis un ami d’Ardaxe, lui signifia-t-il.
Un ami d’Ardaxe… encore un. Le charismatique meneur de la Guilde de mercenaires assassins la plus crainte des vingt et un royaumes avait des « amis » dans tous les ports, mais ici, prononcer son nom équivalait à invoquer un dieu. Avant d’être esclave sur Urdaban, Ardaxe n’était-il pas un orphelin des rues de Kharë ? Sa légende dorée – fomentée par lui-même, cela allait de soi – racontait même qu’il était le dernier fils du clan le plus noble de la ville, et, probablement, le fils de Moronoë, la Première Mère en personne. Mais chut, il ne fallait pas le dire.
Śimrod était à deux doigts de tout abandonner. Après tout, cette histoire d’achat d’esclave, ce n’était pas son idée. À ce moment précis, une vague brûlante lui déchira le ventre, comme pour lui rappeler l’impitoyable vérité : les fièvres pourpres étaient déjà là, et elles le tortureraient jusqu’à ce qu’il trouve un fourreau où en déverser la lave.
*
— Les jeux sont faits, rien ne va plus !
La voix criarde du sluagh au groin poilu chargé de la table de jeu était si nasillarde qu’elle couvrait même la musique et les rires des convives masqués. Au fond de la salle, un barde humain fatigué par des siècles de veille – encore un fou attiré par de vaines promesses d’immortalité, oui, mais dans quel état ? – grattait sa harpe de ses ongles laqués de mithrine. Ici, le mithrine coulait comme au fond des grottes faëruni : sous forme de pièces tintantes et scintillantes, de clochettes et de colifichets dans les cheveux des dames, et même sur les ongles des mâles (et des bardes). Le mithrine, sur la peau noire, est comme une goutte de sang sur la neige, disait-on. C’était vrai. Et s’il y avait un lieu à Kharë pour devenir riche, c’était bien celui-là : « l’ami » d’Ardaxe ne lui avait pas menti.
En revanche, il avait surestimé sa chance au jeu. Śimrod avait misé ses derniers gulgguber dans cette aventure, et il ne gagnait pas. Son émissaire, celui qui s’était porté garant pour lui à la table, restait à ses côtés, immobile, hiératique sous son masque blanc. Śimrod, lui, avait déjà ôté le sien.
— J’espère que ce n’était pas une tromperie de plus pour me dépouiller de mes ultimes deniers, ami d’ami !
L’autre haussa les épaules, ce qui provoqua l’hilarité de la table.
— Et voilà, c’est ma dernière pièce, annonça Śimrod en lançant un écu au croupier. Après ça… c’est terminé. Je me couche.
Une dame, qui le regardait jouer depuis qu’il avait enlevé son masque, lui jeta un regard oblique sous son loup de satin.
— Si vous y tenez tant que ça, sidhe, rendez cela rentable, au moins, proposa-t-elle malicieusement. Mon khangg vous est ouvert, et il se pourrait bien qu’un passage dedans vous aide à vous refaire.
— Non non, je préfère remporter la mise honnêtement. Et vous êtes trop noble – et trop belle, à ce que j’en vois – pour vous fourvoyer avec un vil semi-orc. Je ne peux permettre un tel déclassement, et encore moins en poussant le cynisme à me faire payer.
Sourde au sarcasme de Śimrod, la dame n’osa rien répondre au compliment à double sens. Elle ne voulait pas passer pour une trainée, la pire déchéance pour une elleth : une amatrice de « dun-dun », ou autrement dit, de la « chose de derrière » dont on disait les orcs fort friands.
Le croupier sluagh abattit les cartes. La Tour, frappée par la foudre entre autres cataclysmes, apparut sur le tapis émeraude. Son roi tomba comme l’herbe fauchée sur le champ de bataille.
— Ah, je suis fait, admit simplement Śimrod. C’est donc fini pour moi.
Un soupir déçu s’éleva dans l’air, et y resta suspendu. L’ami d’Ardaxe passa dans le champ de vision de Śimrod, juste à temps pour qu’il le voie, car il était déjà sur le départ.
Ton navire, signa-t-il rapidement. Joue ton navire.
Śimrod fronça les sourcils.
— Ah non, commença-t-il, cela, je ne peux pas…
Tu ne risques rien. J’ai truqué les cartes. Propose ton navire, en échange de la mise spéciale que le joueur à ta dextre a apportée.
Śimrod hésita. C’était peut-être encore – sûrement – une ruse de khari pour lui voler tout ce qu’il avait. Après tout, Ardaxe avait remporté son cair ainsi, en poussant un célèbre armateur à le mettre comme prix d’un pari stupide, en misant pour sa part d’obscurs colifichets repeints. Croyant bénéficier de l’affaire du siècle, l’armateur avait tout perdu : ses biens, sa famille, emportés pour retard de paiement, et même la vie. Désormais, il servait comme capitaine sur son propre navire, avec Ardaxe comme commandant suprême. Śimrod pensait qu’il y avait pire, avant de goûter à l’esclavage à son tour.
Puis Śimrod réalisa que, s’il perdait son cair et tout ce qu’il contenait, il serait vraiment libre, enfin. Il n’aurait plus qu’à disparaître. Plus de Sneaśda, plus d’Amarië. Plus d’obligation, plus d’Æriban et plus d’Ardaxe non plus.
— C’est d’accord, dit-il tout haut, sans que les parieurs sachent à qui il répondait. Je mets mon cair en jeu… contre la mise spéciale de ce seigneur grimé en Apollon, là.
Le parieur en question leva sa coupe. Il avait pris le masque d’un ancien régnant tout fraichement destitué, tombé face contre terre dans la mer, au profit de la nouvelle foi.
— Les jeux sont faits ! hurla le sluagh.
On abattit les cartes. Śimrod baissa les yeux sur les siennes, lentement : la roue d’Amarrigan, les amants, et le jugement. En face, les autres n’avaient que des cartes mineures.
Śimrod releva la tête, dissimulant mal son sourire.
— Bien… je crois que j’ai gagné.
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