Evaïa : abandonnée

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Pendant les mois qui suivirent, Eivar garda le secret de cette rencontre dans le fond de son cœur, comme Ælfbeorth le lui avait instruit. Et, lorsqu’elle voyait des images de Jésus brandies par les nouveaux prêtres, c’était Ælfbeorth qu’elle voyait. Ce dernier n’était pas resté au village. Après avoir bu son lait et mangé son fromage de brebis, il était reparti. Mais avant, il avait donné à Eivar une date, et un lieu.

— Je serai à Uppsal pour le blót, l’année prochaine. Je prêcherai là-bas.

Le blót était le sacrifice annuel aux ælves, règne dont Ælfbeorth, comme son nom l’indiquait, faisait à moitié partie. Il comptait mettre en avant cette caractéristique surnaturelle et la dévoiler à tous lors de la fête, afin de provoquer le réveil des consciences et de nouvelles conversions. J’espère sauver le plus de monde possible, avait-il dit avec un air résolu dans ses yeux bleus.

Pour le blót, les gens venaient des quatre coins du Northland en apportant ce qu’ils avaient de plus beau, de plus précieux : leur plus splendide knörr, leur plus tranchante épée, leur meilleure vache, leur plus gros poisson, conservé dans le sel et les herbes. Certains apportaient aussi leur fille, ou leur fils, afin qu’ils aient l’honneur de servir les dieux. Certains – les plus beaux, les plus capables – étaient même emmenés là-bas, de l’autre côté du Voile. Ceux-là, on ne les revoyait jamais. Des légendes racontaient qu’ils revenaient, mais des décennies, voire des centaines d’années après. Et ils étaient irrémédiablement changés.

Pourtant, les gens considéraient ces sacrifices comme un grand honneur. Les plus grands jarl voulaient y aller, mais les prêtres ne sélectionnaient que les jeunes. Alors, ils offraient leurs fils et filles.

Uppsal était le dernier endroit où l’on sacrifiait au blót comme dans l’ancien temps, et surtout, c’était le dernier endroit où les sacrifiés avaient une chance d’être emmenés là-bas, en Alfheim, pour y vivre avec les Immortels. Il s’y trouvait un temple immense, monumental, et le dernier portail en état de toute la Scandinavie, et le plus grand : les autres avaient été détruits par les prêtres du nouveau dieu. La sélection était effectuée par la Haute Prêtresse Steinvör, qui était aussi la sœur d’Ælfbeorth.

Steinvör n’était pas tout à fait une dís, car, tout comme Ælfbeorth, son père était un simple mortel. Mais sa mère était une maîtresse des eaux qui régnait sur un lac de montagne, dont l’eau était réputée pour être d’une pureté absolue. Les jarl s’y rendaient avant de partir à la guerre dans l’espoir d’être bénis par la Dame, car elle décidait de l’issue des batailles en octroyant un pouvoir magique à l’élu de son cœur. Si le prétendant lui plaisait, elle sortait de l’eau, faisait l’amour avec lui et lui prêtait son épée, qu’il devait rendre par la suite. Le père de Steinvör et d’Ælfbeorth était l’un de ces rois conquérants. Il se rendit au lac, seul sur son cheval, enleva ses armes et attendit que la Dame se manifeste, nu comme à la Création. Le roi lui plut, car elle sortit, et s’assit sur lui. Contrairement aux mortelles, les dísir étaient connues pour disposer des hommes comme ces derniers disposaient des femmes. Lorsqu’elle fut satisfaite, elle conjura son épée cachée au fond du lac et la tendit à Aldric, en lui demandant, comme aux autres, de la lui ramener après la bataille, car elle pourrait ensuite servir à d’autres. En effet, c’était ainsi que la dís rompait sa solitude : les héros venaient la voir pour obtenir victoire et puissance.

Mais Aldric n’aimait pas être dominé par un être femelle, fût-elle une déesse. Il n’avait pas aimé que la Dame s’assoie sur lui et lui tienne les mains, qu’elle lui impose ses conditions et son rythme. Alors, après la bataille, une fois victorieux, il ne lui rendit pas l’épée. La Dame était enceinte, et elle se présenta à sa forteresse sous une apparence humaine, espérant récupérer l’épée. Aldric l’accepta comme concubine – car il était déjà marié à une princesse mortelle – , mais il la prit sous ses conditions à lui, l’humiliant grandement. Et, quand ses enfants naquirent – il y en avait deux – il considéra le garçon comme une menace pour son héritier légitime. Il plaça la fille comme prêtresse au grand Höll d’Uppsal, mais fit abandonner le petit garçon chez les prêtres : la mère suivit, sans avoir réussi à récupérer l’épée. En partant, elle plaça un puissant seidr dessus : quiconque la brandirait serait victorieux, mais connaîtrait ensuite la ruine et une mort atroce. C’est ce qui arriva à Aldric, des années plus tard : il fut émasculé par un sanglier pendant une chasse, et ses fils se battirent pour la succession alors qu’il gémissait de souffrance sur son lit d’agonie.

Quant à la mère, elle fut elle-même assassinée, par le fils cadet du jarl venu venger son père. En s’attachant à ce roi mortel, elle s’était grandement affaiblie. Le fils parvint à trouver son point faible en se faisant passer pour son père redevenu jeune et il la tua en lui plantant une dague en plein cœur. Elle n’avait pas réussi – ou pas voulu – chercher le petit Ælbeorth, qui resta ignorant de ses origines jusqu’à l’âge adulte. Cette histoire résonna aux oreilles d’Eivar comme un écho à la sienne : à l’instar du jeune prêtre, elle ignorait qui étaient ses vrais parents, venus eux aussi d’un mystérieux ailleurs.

— Lorsque je l’appris, lui confia Ælfbeorth, je compris que Dieu m’avait laissé une chance en m’arrachant à ce païen et sa démone. Je pouvais racheter les péchés de mes deux parents, ceux pour lesquels ils avaient été si cruellement punis. Mais le monastère était un endroit corrompu, et trop étroit pour moi. Je laissais Dieu les punir et le quittais, une nuit, pour accomplir mon destin.

Quant à Steinvör, elle avait gardé de toute cette histoire une rancune tenace, et, selon les dires de son frère, haïssait les humains.

— J’essaie de rester en bons termes avec elle, mais nos objectifs diffèrent, confia-t-il à Eivar.

En bons termes… Eivar avait compris de quoi il s’agissait, plus tard, lorsqu’Ælbeorth la trahit. Mais pour l’heure, elle lui faisait une confiance absolue.

Eivar pensait souvent au jour où Ælfbeorth l’avait baptisée comme le plus beau de sa courte vie. Pour cela il avait choisi un lac, qui n’était pas, fort heureusement, le lac maudit de sa mère. C’était un lac au milieu des bois, mais entouré d’une prairie envahie de fleurs jaunes, mauves, roses et blanches qui faisaient comme un tapis moelleux. L’eau était transparente et peu profonde : on pouvait aisément en voir le fond. Pas de dísir dans cette eau, c’était une onde bénie, oubliée par les anciens dieux et leurs femelles jalouses.

Arrivé au bord d’une petite berge moelleuse où chantait un ruisseau cristallin, Ælfbeorth avait enlevé sa tunique brodée, avant de l’inviter à faire de même. Eivar était restée interdite, les joues brûlantes et les yeux fixés sur ce jeune torse doré et sculpté. Ælfbeorth, qui avait un côté innocent – comme beaucoup de jeunes mâles perædhil, devait-elle apprendre plus tard – n’avait pas compris son hésitation. Mais il l’avait rassurée gentiment.

— Tu verras, tu seras une autre femme, après.

Cela, Eivar s’en doutait, bien qu’elle ignorait en quoi consistait ce baptême. Dans son esprit, les cérémonies avaient un caractère matériel et sacrificiel. Or, elle n’avait rien à offrir… Ælfbeorth allait-il rompre sa virginité, ici même, sur le bord de l’eau ? Elle savait que l’eau était le lieu privilégié pour les amours ælfiques : c’était souvent près d’une cascade que les paysannes donnaient leurs ventres à remplir, ou que les jarl s’offraient aux dames de la forêt et des lacs. C’est pour cette même raison qu’elle serait troublée plus tard, assise au bord du bain de la reine Sneaśda. C’était également pour cela qu’elle s’offrait toujours à Śimrod lorsqu’il était aux bains.

Mais Ælfbeorth l’avait laissée se déshabiller sans la regarder. Et, lorsqu’elle avait fait mine de retirer la tunique jaunie qui formait le dernier rempart contre sa nudité, il l’avait arrêtée.

— Tu peux entrer comme ça.

Perplexe, elle l’avait suivi dans l’eau. Il s’était mis face à elle, si grand, si beau… Eivar avait attendu, le souffle court, le regard hypnotisé par les longues mèches dorées qui coulaient sur sa puissante poitrine d’homme. Et, lorsqu’il avait posé ses mains sur ses épaules, elle avait fermé les yeux.

Pour les rouvrir aussitôt, alors qu’une coulée glacée lui frappait le crâne et le haut du dos.

— Je te baptise, Evaïa, au nom de Dieu, du Saint-Esprit et de notre Seigneur Jésus Christ.

Il l’avait regardée d’un air solennel. Puis il était remonté sur la berge et s’était rhabillé, en la laissant seule dans l’eau, toute grelottante.

Śimrod lui avait fait la même chose. Il l’avait refusée aux bains, puis il l’avait laissée seule dans sa propre chambre, face à un lit vide. Evaïa ne savait pas quoi faire. Śimrod avait quitté le cair, sans lui dire où elle pouvait dormir. Surtout, la porte s’était refermée derrière lui et elle n’arrivait pas à l’ouvrir. Elle eut beau appeler, personne ne lui répondit : après l’activité étrange et frénétique qu’elle avait vu se déployer pendant le repas, on aurait dit que le cair s’était vidé subitement. Elle erra dans la pièce un moment, puis finit par se rouler en boule sur l’immense lit. Et là, comme une chenille dans un cocon, elle s’endormit.

Dans son rêve, elle revit Ælfboerth, le traître qui l’avait abandonnée. Il était assis au bord d’une rivière, pieds nus, sous un pommier en fleurs. Ses longs cheveux blonds coulaient comme de l’or pur sur ses épaules. Il n’était pas seul : une myriade d’enfants étaient réunis autour de lui, comme pour écouter son prêche. Il jouait avec l’un d’eux, qui était assis sur ses genoux, en le prenant sous les bras, le soulevant, le balançant. Soudain, ses yeux clairs se posèrent sur elle et ils perdirent leur éclat rieur, redevenant deux gemmes minérales, aussi dures et transparentes que des aigue-marines.

— Tu as failli, lui disait-il sans remuer les lèvres.

— Tu m’as trahi, lui répondit-elle. Pour toi aussi, je n’étais rien du tout.

— Jamais. Je donnais le change. Rappelle-toi ce que j’ai dit : ma sœur ne partage pas mes buts. Mais tu restes la préférée de mes enfants, l’élue.

L’élue. Ælfbeorth employait ce mot en parlant d’elle, autrefois. Lorsque, avec ses longs doigts, il caressait les contours de son visage, avant de déposer un baiser chaste sur son front. Tu es l’élue. Grâce à ton sacrifice, nous serons pour toujours libérés du joug des mauvais seigneurs.

Evaïa rouvrit les yeux. L’immense drapeau déployant le symbole barbare du clan orcneas fut la première chose qu’elle vit, pendant du faite du lit.

Le portail. Elle était là pour le portail. Pour rien d’autre. Et, soudain, toutes ses souffrances trouvèrent leur justification.

Elle se leva et descendit du lit.

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