4. Sneaśda : le parfum fantôme
Un matin, Sneaśda, la reine d’Hiver, s’éveilla avec un parfum particulier dans les narines. Un parfum de fleurs et d’épices, à l’étrange qualité musquée qui faisait battre son sang. Ce n’était pas celle de son mâle consort, Urhan, avec qui elle venait de passer la nuit. Ce dernier dormait à côté d’elle, étalé sur le ventre, sa chevelure noire encore défaite. Sneaśda se pencha sur lui et huma sa crinière rapidement.
— Qu’est-ce que c’est que cette odeur ?
Elle n’avait jamais rien senti de tel.
— Sûrement un nouvel encens que les sluaghs ont acheté pour vous plaire, répondit le mâle en ouvrant ses yeux d’or.
— Les sluaghs ont ordre de n’utiliser que celui des baies, de la cannelle et de résine de pin, répondit la reine. Jamais ils n’auraient pris une telle initiative sans m’en référer.
— Pour ma part, je ne sens rien, fit Urhan en sentant sa crinière se hérisser.
Il ne sentait pas l’odeur, mais quelque chose dans son système limbique savait que c’était celle d’un concurrent.
Stimulée par ce parfum mystérieux, Sneaśda lui ordonna aussitôt de reprendre ses services. Après des éons de stérilité, elle venait de se découvrir enceinte de ses œuvres – et de celles de nombreux autres mâles, en sus – et entendait bien garder la portée. Les attentions que lui prodigua Urhan l’accaparèrent toute la matinée, et, aidée en cela par le mâle jaloux, elle ne tarda pas à oublier l’envoûtante fragrance.
L’odeur inconnue se rappela à ses narines alors qu’elle traversait le couloir attenant à la grande salle. En dehors des réceptions, Sneaśda n’entrait jamais dans cette aile du palais. Sa Cour était en effet en effectif réduit, et, sans petits à montrer à ses amis et ennemis, elle n’avait le cœur à organiser de grandes fêtes. Mais c’était de là dont venait le parfum. Alors, elle s’arrêta devant et y entra.
Ici, le parfum était incontestablement plus fort. Sneaśda ferma les yeux et se concentra pour le sentir. Il lui évoquait des images poignantes et intenses, de sommets escarpés, de combats violents et de fureur primale. Mais il contenait également quelque chose de chaleureux et de rassurant. Lorsqu’elle se focalisait longtemps sur cette odeur qui partout ailleurs semblait toujours lui échapper, la reine sentait son cœur se serrer si fort qu’il lui semblait prêt à se rompre.
Cette odeur... je dois savoir ce que c’est, se résolut-elle.
Et elle entreprit d’inspecter la salle.
Evaïa s’y trouvait. Comme toujours, elle s’activait à faire reluire les miroirs. Elle était si occupée – et les ædhil si silencieux – qu’elle ne s’aperçut pas de la présence de la reine de prime abord. Ce ne fut qu’en voyant la terrible silhouette se refléter dans le miroir qu’elle polissait, immense déesse à la couronne de pics gélives et aux yeux de glace pure – qu’elle réalisa que Sneaśda se tenait là.
— Qui es-tu ? gronda la reine à son attention.
Evaïa se précipita à genoux.
— Votre nouvelle aslith, Majesté.
— Ma nouvelle aslith ?
— Celle que vous avez achetée au marché de Tyraslyn.
Sneaśda avait déjà oublié.
— Quelle est cette odeur ? C’est partout autour de toi !
Tremblante, Evaïa releva les yeux sur la reine.
— C’est le luith, Majesté.
— Le luith ?
— Je... j’étais esclave de plaisir, avant.
Soudain, Sneaśda comprit.
— Tu as amené du luith de mâle inconnu ici !
Il se racontait que les esclaves de plaisir devenaient dépendantes du luith qu’on leur fournissait afin qu’elles puissent accomplir leur travail. En entendant ces rumeurs, Sneaśda n’avait jamais compris. Comment pouvait-on devenir dépendante d’un mâle, fût-il un sidhe ?
Evaïa se répandit en excuses, que Sneaśda n’écouta que d’une oreille. Une seule chose l’intéressait : savoir quel mâle produisait un luith si particulier.
— Et qui est le sidhe qui répand l’odeur de son rut dans toute ma demeure ? Réponds !
— C’est... Śimrod Surinthiel, Majesté, avoua Evaïa en baissant la tête.
Śimrod Surinthiel. Sneaśda avait déjà entendu ce nom quelque part.
Elle confisqua la boîte, fit punir Evaïa et, le soir même, demanda à son maître d’armes s’il connaissait ce Śimrod Surinthiel. La tête qu’il fit à l’évocation de ce nom lui parut suspecte.
— C’est le nouveau gardien d’Æriban, grimaça Uhran. Il est semi-orc : cela explique sûrement l’odeur bizarre de son luith.
— Un semi-orc ! Comment est-ce possible ? Ne doivent-ils pas être castrés pour servir à Tyraslyn ? Et les reproducteurs d’Æriban sont censés être de lignée pure, à la généalogie vérifiée.
— C’est vrai, répondit Urhan. Mais officiellement, Śimrod est ædhel, même s’il subsiste un doute. La rumeur raconte que sa mère était une barde itinérante, qui fut capturée par un seigneur de la guerre orcanide alors qu’elle voyageait sur l’Autremer avec son consort. Elle était enceinte... bien entendu, elle fut violée, à plusieurs reprises, et mit au monde sa portée en captivité. Il n’y avait qu’un seul petit... vous savez ce que ça veut dire.
— Il avait dévoré les autres, murmura Sneaśda, horrifiée.
— C’est commun chez les khari, dit-on. La mère l’était... mais cet unique petit – Śimrod – ressemblait terriblement à Gulbaggor, le chef de guerre qui l’avait capturée. La mère vengea cette humiliation et la mort de son consort en se sacrifiant pour emporter Gulbaggor avec elle dans la mort. Le petit, lui, fut vendu comme esclave aux arènes d’Urdaban.
— Quoi ? Un ancien esclave à Æriban ?
— Il perdit ce stigmate en étant racheté par le fondateur de l’Aleanseelith, Amadán na-Bruidnë.
— L’Aleanseelith, fit Sneaśda sombrement.
— Vous en avez entendu parler ? C’est une secte qui a fait le vœu de « libérer » les mâles, comme ils disent. Ils veulent renverser la société... mais au fond, ce n’est qu’un groupe de déclassés, qui offrent leurs services au plus offrant. En attendant, on ne devrait pas autoriser des semi-orcs concourir au barsaman, même s’ils ont une ascendance ædhel. C’est contraire à la bienséance.
— Il y a des orcs, aux frontières de notre royaume, rappela lentement Sneaśda.
Urhan grogna et se redressa. De son téton droit à son aine courait une longue cicatrice, qu’il pointa du bout de sa griffe.
— Je suis bien placé pour le savoir, grinça-t-il. C’est un orc qui m’a fait ça. Une montagne de muscles et de rage pure. Heureusement que ma science du combat était supérieure !
Sneaśda effleura la cicatrice.
— Un As Sidhe orc... c’est d’un mauvais goût ! Ils ne savent plus quoi inventer, à Tyraslyn !
— Ils ont dû l’intégrer à Æriban pour épicer un peu les combats. La Haute Reine est friande de combats d’orcs, parait-il.
— Drôle d’idée...
— Bah, ce sont des nobles décadents. Ils doivent trouver ça émoustillant.
— Pourquoi ?
Urhan regarda longuement la reine. Parfois, il la trouvait un peu naïve.
— Les orcs ont, comment dire... des coutumes un peu particulières regardant les femelles et la reproduction.
— Lesquelles ? (Et, voyant que son mâle gardait le silence) Réponds-moi.
— Eh bien... les chefs orcs se comportent comme les ard-ælim d’antan, dit-on. Lorsqu’ils capturent une femelle, seul le chef du clan a le droit de la féconder. Mais pour récompenser ses guerriers, il les autorise à saillir ses captives... par-derrière. Pour évoquer cela, à la Haute Cour, on livre aux orcs royaux des aslith perædhelleth à la fin des combats, s’ils sont victorieux. Ensuite, on les castre.
Sneaśda trembla à l’idée d’une telle ignominie.
— C’est horrible ! Comment une femelle pourrait-elle supporter une telle humiliation ?
— Il y en a qui aiment ça, rétorqua Urhan avec un sombre sourire. Encore plus quand le mâle est bien monté...
Une claque retentissante mit fin à ses allusions goguenardes.
— Comment oses-tu ? Est-ce que des ellith t’ont déjà demandé cela ?
— À moi, non, répondit Urhan, la joue aussi brûlante que le regard. Mais c’est la raison pour laquelle certaines femelles fantasment sur les orcs, et qu’elles sont toutes là à baver devant ce Śimrod.
Les oreilles pâles de Sneaśda étaient devenues cramoisies.
— Oserait-il faire cela à la Haute Reine ?
— La Haute Reine, je n’en sais rien. Mais il le fait régulièrement à Aonha, la gardienne des portes du temple d’Æriban. C’est ce que tout le monde dit, en tout cas. Son consort officiel est furieux.
— Par... par-derrière ?
— Aucune elleth ne veut prendre le risque de mettre bas une portée de quart-sang orc, précisa Urhan d’un ton faussement patient. Mais elles ont toutes envie de savoir ce que ça fait d’être saillies par un gros orc bestial, monté comme un wyrm.
— Comme... un wyrm ?
— Il parait que ce Śimrod a une queue particulièrement massive, munie de grosses épines, susurra Urhan, le sourire mauvais. Ça doit faire mal, très mal. Mais les ellith sont curieuses, et son luith d’autant plus efficace... vous n’êtes pas d’accord ?
Sneaśda sortit de sa stupeur pour asséner une nouvelle claque à son mâle. Mais ce dernier, autant émoustillé par la conversation qu’elle l’était, arrêta sa main. Il savait que, cette fois, il ne risquait rien.
— Vous voulez essayer ? proposa-t-il d’une voix suave à son oreille. Je pourrais vous prendre par-derrière, là, tout de suite...
Sneaśda se dégrisa immédiatement.
— Ça suffit ! Si tu continues, tu seras fouetté.
Uhran coucha les oreilles, maté. Il émit un ronronnement apaisant, et Sneaśda se calma. Elle se blottit dans ses bras, la pointe des oreilles encore chaude, et des images plein la tête. Des combats d’orcs, qui se terminaient par des saillies sauvages de perædhelleth... c’était si choquant, si transgressif.
Je dois voir cela au moins une fois dans ma vie, décida-t-elle en tremblant.
Elle en profiterait également pour aller jeter un œil sur ce Śimrod, qui sentait si bon. Il était sûrement très vilain, comme tous les orcs, mais au moins, l’avoir vu mettrait fin aux idées stupides qu’elle s’en faisait.
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