4.16 Śimrod et Evaïa : le feu et l'argile
Śimrod ouvrit le portail pour Innaryn dès son retour de la Cour Oubliée. Une fois sa tâche remplie, il se sentit plus en paix avec lui-même. Mais il lui restait quelque chose à régler.
— Où est la jeune humaine ? demanda-t-il à Siwan.
Śimrod avait remarqué que l’intendant ne reniflait plus de dégoût lorsqu’il lui parlait d’elle. Comme tout le monde à bord, il avait fini par s’habituer... ou il y avait autre chose.
— Elle est ici, Maître, répondit-il en lui montrant un recoin de la salle. Elle vous attend.
Siwan esquissa un geste cérémonieux en direction d’Evaïa, assise sur une cathèdre devant un livre ouvragé. Elle portait la robe de soie que lui avait donné Śimrod pour remplacer ses habits brûlés. Il fallait reconnaitre que cela lui allait divinement bien, mieux en tout cas que les frusques d’esclave qu’elle portait jusqu’ici.
Śimrod prit sur lui et s’efforça de cacher son trouble.
— Il est temps que je te ramène chez les tiens, dit-il en croisant les bras sur son torse.
— Il est temps surtout que tu te souvienne de qui je suis, répliqua Evaïa du tac au tac. « Humaine », même précédé de « jeune », n’est pas mon nom.
Śimrod se gratta le nez, à la fois étonné et ennuyé. Encore une fois, elle l’avait surpris par son sens de la répartie.
— Eh bien oui, c’est ce que tu es... une humaine. Mais je connais ton nom. Tu le sais.
Evaïa le fixa droit dans les yeux.
— Alors dis-le.
Śimrod hésita. Elle le provoquait...
— Evaïa, finit-il par répondre d’une voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.
Ils se fixèrent pendant un moment. Puis Śimrod, le premier, rompit le contact.
— Je suis venu te dire que l’on s’approche de chez toi.
— Je n’ai pas de chez moi, répondit durement Evaïa.
— Chez les humains, précisa Śimrod. Les tiens.
— Vraiment ? Tu me permets de retourner chez moi, comme ça, sans contrepartie ?
— Oui. Cela faisait partie de notre pacte. Et j’espère ne plus jamais te revoir, lâcha Śimrod entre ses dents serrées.
Evaïa lui rendit son regard.
— Moi non plus, souffla-t-elle d’une voix plus rauque qu’elle ne l’aurait voulu.
Mais Śimrod continuait de la fixer, et le feu brûlait dans ses yeux. Ils restèrent ainsi pendant un petit moment, tous les deux, chacun cherchant la faille qui menait au cœur de l’autre. Evaïa abdiqua la première. Elle baissa les yeux et referma son livre.
— Quand arrive-t-on ?
— Dans quelques heures, tout au plus, répondit Śimrod en croisant les bras.
Il était sorti vainqueur de ce duel, mais la victoire était amère.
Reste, semblaient dire ses yeux silencieusement, cherchant encore une fois à capter le regard d’Evaïa.
Les paupières baissées, le menton haut et la bouche close, cette dernière hocha la tête.
— Le temps de prendre un bain, donc ?
— Si tu le souhaites.
La trivialité de la remarque agaça Śimrod autant qu’elle l’étonna. Un bain... n’avait-elle pas mieux à faire, à lui dire, après tout ce qu’ils avaient vécu ensemble ?
Les humains. Toujours décevants.
— Ou de faire l’amour, ajouta Evaïa du bout des lèvres, comme un gant jeté.
Śimrod faillit le laisser passer.
— Ou de faire... hein ?
Evaïa s’était levée. Et, lentement, sans un mot, elle ouvrit les boutons de nacre qui fermaient sa longue robe de soie blanche. Dans un crissement de plume, celle-ci s’écarta, dévoilant son ventre musclé, ses seins dressés et la fente lisse de son entre-cuisse.
— Je t’avais promis une récompense, dit-elle seulement.
Śimrod secoua la tête, incrédule.
— Non, tu n’as pas à...
— Ma récompense. Pas la tienne.
Śimrod en resta muet de stupeur.
*
Evaïa sentit qu’elle le perdait. Alors, d’une voix à la fois timide et métallique, elle le lui avoua :
— Je t’aime, Śimrod.
C’était simple, honnête. Sans artifice ni inventivité. Une toute petite phrase. Je t’aime, Śimrod.
Et pourtant, c’était la première fois qu’il l’entendait. Personne ne la lui avait jamais dite.
Ceux de son espèce ne savaient pas pleurer, mais son cœur déborda comme s’il allait le faire. Et, ses yeux rubis emplis d’une détermination sans faille, il se dirigea vers elle. Soudain hésitante, Evaïa recula. N’était-elle pas allée trop loin ? Mais Śimrod l’avait saisie dans ses bras. Elle s’y accrocha, ouvrant les lèvres au baiser farouche qu’il lui donnait. Un baiser décidé, passionné.
— Moi aussi, dit-il enfin, mon cœur brûle pour toi. Je ne sais pas pourquoi, ni comment. Ni où ça nous mènera. Mais c’est un fait.
— Mène moi au lit pour l’instant, souffla Evaïa. On verra ensuite pour le reste.
*
Lui qui n’avait jamais obéit à personne, Śimrod fit ce qu’Evaïa lui demandait. Il prit la jeune femme dans ses bras, la souleva à sa hauteur et l’emmena dans sa chambre, sur son lit monumental. Il la déposa doucement sur les draps et la regarda, penché au-dessus d’elle, sa longue chevelure blanche tombant sur son épaule.
Evaïa était là, devant lui, offerte. Elle était si belle, dans toute sa fragilité, avec ce courage de femelle wyrm, si fort, qui brillait dans l’ambre de ses yeux ! Elle attendait, le fixant de son regard si mystérieux. La glace et la lave en fusion du volcan. La chair et la pierre immuable... le feu et l’argile. Une alliance des contraires si bouleversante qu’il en avait le cœur chaviré.
Mais malgré le désir dévorant qu’il avait d’elle, Śimrod se sentait incapable de faire ce qu’elle lui avait demandé.
— Je n’ai jamais fait... l’amour avec une humaine, dit-il sourdement.
La jeune femme lui sourit, brièvement.
— Je n’ai jamais fait l’amour tout court.
— Je le sais. Et je ne veux pas te faire plus de mal encore.
Evaïa tendit les bras, les passa sur ses épaules. Refermant les mains sur sa nuque, elle l’attira vers elle.
*
On dit de toi que tu es un semi-orc brutal, mais jamais aucun amant ne m’a touché ainsi. Tes caresses ont fait chanter mon corps, moi qui n’était plus qu’un instrument meurtri, une lyre bloquée sur un seul cri.
J’ai crié quand tu es entré en moi, mais ce n’était pas de la douleur. Tu m’as libérée. Tu étais comme une épée trempée au feu, qui m’a purifiée. Mes larmes, celles qui t’ont tant bouleversé, étaient des larmes de joie. Je t’aimais sans te connaître, Śimrod, car tu m’étais destiné. Je ne regrette aucune des erreurs que j’ai faites, aucune rencontre, aucune trahison et épreuve que j’ai subite. Tout cela m’a mené à toi, ici, dans tes bras. Il n’y aucun autre endroit au monde où je dois être. Tu m’as raconté avoir été sacrifié à un dieu du néant, aveugle et muet, et avoir été élu par lui sans savoir ce à quoi il te destinait. Depuis cette époque où on m’appelait la fille de la sorcière noire, de la selkie échouée sur la plage, j’ai ce même sentiment. On m’a d’abord reniée, bafouée, puis fait embrasser le destin des vierges guerrières. Un destin qui me fut enlevé la nuit où je fus violée. J’ai cru retrouver un sens à ma vie dans la révélation d’Ælfbeorth, mais il m’a trahi aussi. Je suis devenu un objet souillé, usé, dont personne ne voulait. Mais — cela peut te paraître trivial, et même insultant — c’est ton parfum qui, de nouveau, a remis de la lumière dans ma vie. Tu n’es pas sombre, Śimrod. Et ta destinée à un sens. Je le sais. Je le sens au fond de moi. Et j’ai toujours su que j’en faisais partie. C’était une évidence.
Peut-être qu’un jour, j’oserai te dire tout cela. Pour l’instant, je peux juste te le faire ressentir. En pressant plus fort mes hanches contre les tiennes. En t’acceptant plus profondément en moi. En mordant tes lèvres, en buvant ta semence. Je fais partie de toi, et tu fais partie de moi. Dans cette vie et les prochaines, jusqu’à l’extinction totale.
*
On dit que les adannath ont un cœur imparfait, mais tu es entrée en résonnance avec moi cette nuit-là. On dit que les mortels ont un corps de paille, mais le goût de ta chair était à nul autre pareil. On vous dit éphémères, mais je sais que cet instant restera gravé en moi pendant des millénaires. On dit que vous êtes faits d’argile, mais toi, je sais que tu procèdes du feu.
Tu as crié lorsque je suis entré en toi, et j’ai cru que cela te rappelait tous ces autres, ceux qui t’ont fait si mal. Pendant un instant, je me suis haï pour être ce mâle impitoyable, gouverné par ces instincts bestiaux qui me poussent à pourfendre, à blesser. Mais ton corps était comme l’océan primordial, une infinité apaisante et chaude. Tu as dissoud mes peurs, éteint mes haines. Entre tes bras, je suis redevenu le hënnel dont j’ai perdu le souvenir, et, pour la première fois, je me suis rappelé de l’amour de ma mère. Il n’y a aucun autre endroit où je dois être. Pourquoi en suis-je si sûr ? C’est ainsi. Tu m’as ouvert ton cœur sans hésiter, alors que ton corps et ton âme étaient blessés. Comme moi, tu connais la saveur amère du sacrifice, la solitude d’une destinée trop lourde à porter.
Peut-être qu’un jour, j’oserai te dire tout cela. Pour l’instant, je ne peux rien faire d’autre que te le montrer. En retenant ma faim lorsque tu presses tes hanches à ma rencontre, en laissant mes crocs glisser sur ta peau en dépit de ma soif de te connaître. En prenant le temps de comprendre ta musique intime, de compter les battements de ton cœur.
Je me sais indigne de toi, un être dévoyé, une bête immonde qui a trahi les tiens. Mais si tu acceptes cette offrande que je te fais de mon corps et de mon cœur — car je ne peux t’offrir mon âme —, je serai à toi jusqu’à la fin des temps, jusqu’au moment où nous danserons au crépuscule.
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