4. Elohar : Invisible

6 minutes de lecture

La présence de Śimrod, à la droite d’Ardaxe — elle se tenait pour sa part à sa gauche — mettait Elohar à la torture autant qu’elle la rassurait, car tant qu’il serait là, elle avait encore une chance de le retrouver. Mais pourquoi ne la voyait-il pas ?

Je suis là, bien-aimé, le supplia-t-elle silencieusement. Juste devant toi.

Elohar le dévorait des yeux. Elle le trouvait encore plus beau qu’avant, si c’était possible. Il avait acquis une aura encore plus sombre, sûrement parce qu’il avait souffert par sa faute. Les souvenirs lui revenaient par vagues furieuses, comme une tempête. Au cours de leur nuit ensemble, il lui avait avoué qu’il l’aimait... Un mot jamais prononcé par les êtres de son espèce. L’avait-elle rêvé, cela aussi ?

Un murmure empressé signala l’arrivée de la fameuse combattante avec laquelle Ardaxe s’amusait à la mettre en compétition. Elohar était si absorbée dans sa contemplation de Śimrod qu’elle n’y avait pas prêté attention. Et elle s’en fichait : elle ne voulait pas voir. Mais la réaction de Śimrod — son regard admiratif pour cette femelle inconnue — la décida à jeter un œil aux arènes.

Comment gagner contre une telle déesse, alors que Śimrod ne savait même pas qu’elle était là ? Elle n’avait aucune chance.

Non. Ne t’avoue pas vaincue.

Le cœur en feu, elle dut subir d’entendre les commentaires admiratifs de Śimrod sur les prouesses guerrières de cette Amarië. Elohar sentit la dard de la jalousie la piquer, réchauffer le sang dans ses veines et raviver ses souvenirs. Elle avait déjà vécu une situation similaire... lors de la soirée de banquet chez le drughi Wradtivk. Ce dernier avait proposé une jeune femelle à Śimrod, qui avait batifolé devant lui toute la soirée, sous le nez d’Elohar... avant de se retirer avec lui pour une longue nuit d’amour. C’était la même chose qu’elle vivait aujourd’hui. En pire, parce que Śimrod ignorait sa présence, et que cette Amarië était une combattante, comme elle-même l’avait été autrefois... dire que Śimrod ne l’avait jamais vue combattre, épée au poing ! Jusqu’à la fin, il ne la verrait que comme une esclave faible et fragile, victime des pires sévices. Pourtant, ce n’était pas ce qu’elle était. Elle s’en souvenait.

Si seulement je pouvais me rappeler de mon nom...

Elohar savait que cela suffirait à la libérer du geas. Toutes les histoires le disaient.

Mais Śimrod refusait de le prononcer.

— Après tout, c’est comme ça que les humains nous roulent, l’entendit-elle dire. Ils nous font offrande d’un bras ou se laissent griffer le dos, et hop, nous autres, nous leur offrons un cair et leur poids en mithrine…

Elohar eut envie de crier, de hurler que c’était faux, qu’elle ne l’avait pas abandonné. Mais rien ne sortait de sa bouche. Rien du tout.

Il croit que je l’ai abandonné, réalisa-t-elle, le cœur submergé par la douleur. Que je l’ai trahi.

Lorsque Śimrod sauta dans la fosse rejoindre la femelle, Elohar sut que tout était perdu. Elle n’existait plus pour lui. Il était redevenu le sidhe impitoyable, le tueur au service d’Ardaxe, qui laissait ses instincts bestiaux et la fureur s’emparer de son âme. Les larmes coulèrent sur ses joues, salées et silencieuses.

— Et voilà, murmura doucement Ardaxe en lui prenant la main. Il a fait son choix. Je suis aussi désolé que toi... Quelque part, je voulais le voir heureux.

— Vous mentez, cracha Elohar, que la douleur rendait imprudente. Vous ne souhaitez pas son bonheur ! Tout ce que voulez, c’est continuer à l’utiliser, comme un outil !

Ardaxe se tourna vers elle, un air presque triste sur son visage ingrat. C’était de loin l’ædhel le plus laid qu’elle n’avait jamais vu, avec cette peau lardée de cicatrices et ce rictus cruel. Le plus effrayant, aussi.

— Regarde-le, siffla-t-il en réponse, les yeux réduits à deux fentes mauvaises. Il est impatient de la conquérir. Il est comme ça, Elohar. Il ne pourra jamais t’aimer complètement. Il ne pourra jamais nous appartenir, ni à toi, ni à moi... mieux vaut se faire à cette idée. Travaillons ensemble.

— Je ne veux pas me lier à vous, continua-t-elle, folle de rage. C’est vous, le monstre. Pas lui !

— Est-ce que tu diras encore ça quand il aura sailli cette malheureuse femelle, devant tous ? demanda-t-il, la tête penchée sur le côté. Lorsqu’il l’aura soumise, conduite au bord de la mort, peut-être même mutilée ?

Elohar soutint le terrible regard d’Ardaxe.

— Oui. Śimrod n’est pas un tueur bestial. C’est tout ça (elle balaya l’air d’un geste englobant, brusque), vous, eux, qui le rendez ainsi !

Ardaxe la regardait sans rien dire. Puis il hocha la tête, se frottant le menton.

— J’aime ta fougue. J’avais vraiment envie de te donner une dernière chance. Je voudrais que tu puisses voir ce qu’est Śimrod réellement... Puisque lui ne peut te voir !...

Et soudain, sa main noire surgit, si vite qu’Elohar n’eut pas le temps de l’esquiver. Il la saisit par ses lourdes tresses — il la préférait avec les cheveux longs, adornés de perles d’or — et lui poussa brutalement la joue contre le parapet, le visage tourné de tel façon qu’elle était forcée de regarder ce qui se passait en bas, sur le sable rouge de sang.

— Regarde bien, souffla-t-il de sa voix profonde et cruelle. Śimrod va redevenir le réceptacle de Naeheicnë. C’est un tel spectacle !

Non, pria-t-elle silencieusement. Qu’il ne redevienne pas ce monstre à la cruauté aveugle... Qu’il reste lui-même !

La dernière fois, Simrod avait failli perdre son âme.

Mais elle décida de ne pas donner à Ardaxe le plaisir de sa détresse. Le fait de revoir Śimrod lui avait redonné force et courage. Il fallait qu’elle fasse quelque chose, n’importe quoi. Ne serait-ce que pour lui.

— Je l’ai déjà vu, ce spectacle, rugit Elohar en restant fixée sur Ardaxe, refusant obstinément de regarder ce qui se passait en bas. Renvoyez-moi plutôt sur votre maudit navire. J’y attendrai votre prochaine épreuve, votre prochain jeu sadique. Je suis prête à expier mes péchés. Pour l’éternité, s’il le faut, jusqu’à ce que le Créateur abaisse de nouveau ses yeux sur moi !

Elohar crut qu’Ardaxe allait la frapper, mais il n’en fit rien. Les clameurs s’élevaient dans toute l’arène, comme venant de très loin : la foule était en délire.

— Tu lui ressembles... observa Ardaxe avec un demi-sourire. Je commence à comprendre ce qu’il a vu en toi. Une petite humaine sans valeur... mais avec un cœur de wyrm !

— Alors renvoyez-moi, siffla Elohar entre ses dents serrées. Rendez-moi mon nom, ma liberté de mourir en martyre !

— Mourir en martyre... C’est donc ça que tu veux ? ricana Ardaxe, tous crocs dehors. Une bonne fidèle de Mannu... Tu crois que le Créateur se préoccupe de ta mort ? Cela fait bien longtemps qu’il nous a tous abandonné !

— Gardez vos paroles pleines de poison pour vous. Que Mannu nous ai abandonné ou non, je sais encore distinguer le bien du mal. Et vous, vous êtes le Mal Absolu, Ardaxe !

Ardaxe la frappa sèchement.

— Ne prononces jamais mon nom, sale chienne, murmura-t-il d’un ton menaçant, les yeux soudain réduits à deux billes noires. Jamais, tu m’entends ?

Sonnée par la claque qu’il lui avait mise, Elohar garda un silence prudent. Mais elle ne baissa pas les yeux.

— Ah, si seulement tu étais née ædhel, finit par soupirer Ardaxe en passant sa longue main griffue su son crâne lisse. Quelle recrue de choix tu aurais fait pour l’Aleanseelith ! Je n’ose imaginer la paire que vous auriez formé, Śimrod et toi. Sans parler de vos rejetons...

Elohar serra les lèvres, pour les empêcher de trembler. Ardaxe était aussi imprévisible qu’un ciel d’automne. Il pouvait très bien la libérer du geas qu’il avait mis sur elle sur le champ. Ou la tuer, et abandonner son corps ici, alors que Śimrod était occupé à besogner cette femelle. Car cela n’allait pas manquer d’arriver : elle le savait. Śimrod n’avait jamais perdu un seul combat. Deux saeldarim s’incarnaient en lui : la Mort et la Destruction. Il était invincible.

Mais Ardaxe changea d’avis. Tout son corps sembla s’affaisser d’un seul coup, comme s’il avait perdu l’étincelle qui, jusqu’alors, l’animait.

— Tu as raison, murmura-t-il. Moi aussi, au fond, je n’ai pas envie de voir ça.

Et, attrapant délicatement la chaîne qui pendait de son collier d’or de ses longs doigts dégriffés, Araxe quitta les gradins. En passant, Elohar jeta un dernier regard à la fosse, le tout dernier. Śimrod n’était plus Śimrod, et il venait d’immobiliser la combattante sur le sable de l’arène. La foule hurlait sa joie. Elohar se força à détourner les yeux, et, pour la dernière fois — elle l’espérait —, elle suivit Ardaxe.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0