La paix retrouvée
Naryl ne pouvait plus vivre dans la grotte. Il avait également compris, en voyant l’ard-ael de son clan s’éloigner autant de l’épicentre de son territoire, qu’il se mettait en danger en restant dans les parages. Si sa mère n’était pas venue le retrouver… c’est qu’elle ne le pouvait pas. Il devait se faire une raison.
Après avoir enroulé son shynawil sur son nez pour masquer l’odeur puissante des orcneas, Naryl fit un dernier tour dans la petite caverne qui l’avait abrité ces dernières nuitées. Malheureusement, plus rien n’était récupérable. Les envahisseurs avait dévoré une bonne partie de ses provisions et gâté le reste. Les monstres barbares avaient même uriné sur la fourrure de daurilim qui lui servait de couverture.
C’est donc sans un regard en arrière que Naryl quitta le gîte de chasse.
Naryl passa la journée dans l’anfractuosité qui l’avait accueilli après l’invasion de son refuge. Il avait décidé de se mettre en route pour les monts Shamutan dès la nuit tombée, et avait empaqueté le peu de biens qui lui restaient en vue d’un long et éprouvant voyage. Au crépuscule, alors qu’il était encore plongé dans le monde d’Ogminna, l’ard-ael du clan des rêves, les capteurs sensibles de Naryl repérèrent une intrusion dans son antre. Quelque chose se rapprochait furtivement. Mais comme elle ne dégageait aucune intention meurtrière, cette alarme ne fut pas suffisante pour le tirer du sommeil.
Les oreilles pointues du jeune mâle bougèrent, son nez fin se plissa. La chose était là, dans son abri. Elle exhalait un parfum sucré, presqu’écœurant. Lorsqu’elle se lova contre lui, Naryl darda la lame de silice de son sigil sous sa gorge.
— Ce n’est que moi, Naryl ! chuinta la voix douce de sa mère.
Éperdu de joie, Naryl se serra contre elle. Il enfouit son visage dans sa chevelure en dispensant généreusement caresses et ronronnements. Naïhryn était là. Elle avait réussi à partir !
— Je n’ai pas reconnu ton odeur, observa-t-il une fois les effusions des retrouvailles passées.
— C’est normal. Je viens de mettre au monde ma portée. L’odeur des femelles est différente, à ce moment-là.
Naryl l’ignorait, et il ne fit pas grand cas de cette information. La naissance de ses nouveaux frères et sœurs l’emportait sur toute autre considération :
— Combien de petits as-tu eu ?
— Trois femelles, lui répondit sa mère.
— Pas de mâle ? s’enquit Naryl avec appréhension.
Naïhryn cligna des paupières en signe de négation.
— Tant mieux, se félicita son fils. Ce monstre les aurait tués !
— Asvgal n’aurait attaqué aucun hënnel avant sa puberté, Naryl, corrigea sa mère d’un ton égal.
— Il m’a bien attaqué, moi !
— Parce que tu es un mâle au crépuscule de ses fièvres.
— C’est faux. Tu le sais bien !
Naïhryn garda le silence. Naryl la contempla sans rien dire non plus : il y avait tant de choses qu’il voulait clamer à sa mère… mais il aurait tout le temps de le faire, désormais. Elle était seule, toute à lui.
— J’avais peur qu’il ne te laisse pas partir, finit-il par lâcher.
— Il a tenu sa parole.
Le ton de Naïhryn était sombre. Naryl comprit qu’elle regrettait d’avoir abandonné à l’usurpateur ses petits nouveaux-nés. Mais il savait comme elle que les hënnil n’auraient pas survécu aux lois impitoyables de la sylve, sans la protection du clan.
— Des orcneas ont envahi le gîte de chasse que tu m’avais indiqué, poursuivit le jeune mâle. J’avais peur que tu ne me retrouves pas.
— Asvgal m’a raconté. C’est lui qui m’a dit que tu étais ici.
Aussi surpris que contrarié par cette information, Naryl fronça les sourcils. Ainsi, le tyran qui menaçait de le tuer savait où il s’était réfugié. Il l’avait sans doute toujours su.
— Asvgal est le maître de ce territoire, lui expliqua Naïhryn comme pour s’excuser. Il sait tout ce qui s’y passe.
— Je ne suis plus sur son territoire, grogna Naryl.
— Tu es à la lisière, qu’il surveille également.
— Cette nuit, je compte partir ! s’écria le jeune ellon, impatient de prendre son indépendance. Le plus loin possible, au-delà des monts Shamutan.
Naïhryn approuva d’un signe de la tête.
— Ce sera un voyage dangereux : je le ferai avec toi.
Rassuré, Naryl se serra contre sa mère. Mais, ces derniers jours, il avait encore grandi : il ne pouvait plus se blottir sous son bras comme avant.
— Je suis heureux que tu partes avec moi, mère.
— C’est normal, murmura Naïhryn. Il faut bien te trouver un endroit où t’établir ! Mais il faudra aller au-delà des monts de cristal.
Les monts de cristal… jamais Naryl ne s'était aventuré aussi loin. Pour le jeune ellon, cet objectif constituait une véritable expédition, digne des quêtes des ellith au cimetière des wyrms. Allait-il y survivre ?
Naryl et sa mère se mirent en route immédiatement. À cause de la chaleur intense dégagée par le moyen soleil, ils ne pouvaient cheminer que de nuit, et à chaque étape, ils devaient trouver un abri sûr pour se cacher pendant la journée. Naïhryn voulait gagner les montagnes rapidement et trouver un endroit où s'installer avant le changement d'ère et la levée du grand soleil, que la rêveuse du clan avait prophétisé pour un futur proche.
— Il faudra avoir trouvé quelque chose avant la levée de l'astre brûlant, lui expliqua Naïhryn.
— Que cherchons-nous, mère ?
— D’autres membres du Peuple.
— Vraiment ? s’étonna Naryl. Es-tu certaine que ce soit une bonne idée ? Il y aura d’autres mâles, dans le lot. Ils essaieront de faire de toi leur femelle…
Ayant fini de charger les provisions qu’elle avait apportées, Naïhryn se tourna vers son fils. Ce dernier lui trouva une mimique agacée.
— Nous ne pourrons pas survivre longtemps sans l’aide d’autres ædhil, Naryl, lui rappela-t-elle. Ne te fais pas d’illusions.
Naryl coucha les oreilles sous la réprimande. Cependant, il ne baissa pas les yeux.
— Tu comptes te mettre sous le joug d’un nouveau mâle ? osa-t-il lui demander.
— Non. J’appartiens à ton père. Mais nous ne sommes pas les seuls en exil : il y en a d’autres, qu’on devra trouver, et avec qui il faudra s’associer, pour la chasse, le gîte, la défense de notre abri.
— Et où comptes-tu les trouver, ces autres ? demanda Naryl avec un soupçon de mauvaise foi. Tu crois qu’ils sont réfugiés dans les monts de cristal ?
Lui qui s’était imaginé vivre seul avec sa mère ! Ses plans étaient grandement contrariés.
— Non. Au-delà. Asvgal lui-même vient d’un territoire situé au-delà de ces montagnes, Naryl. Encore plus loin, il y a ces sommets immenses qu’on appelle les Marches de Glace. Je m’en suis approchée, étant plus jeune, lorsque je suis allée chercher des os de wyrm pour fabriquer mon arc.
Naryl se rapprocha, sa curiosité soudain éveillée par l’évocation de ces contrées mystérieuses.
— Les Marches de Glace ? Pourquoi ce nom ?
Sa mère lui jeta un regard coupant.
— Parce qu’ils sont si haut qu’ils mènent au ciel, Naryl. Et que là, l’air est si froid que tout se change en glace. Seuls des ædhil dotés d’une grande expérience et d’un immense pouvoir parviennent à pénétrer ces lieux. Les autres gèlent sur place.
— Mais tu veux aller là-bas.
— J’ai toujours voulu revoir cet endroit, lui confia sa mère. Je crois que le moment est venu.
Naryl n’émit pas d’objection supplémentaire. Naïhryn avait pris sa décision. Si elle voulait les mener dans cet espace froid et dangereux – proche du territoire d’origine de l’usurpateur, en plus – il n'y pouvait rien. C’était elle la chasseresse la plus expérimentée.
La première nuit de leur périple se passa sans évènement majeur. Naïhryn apprit à son fils à mieux se servir de l’arme qu’elle lui avait confiée, et avec elle, Naryl fut capable d’abattre un jeune daurilim de taille respectable. Il se sentait fier, tout en songeant que le prestige de son fait d’arme était moindre par rapport à la méthode de chasse d’un véritable mâle adulte, qui aurait donné l’assaut sans autre arsenal que sa force naturelle, ses griffes et ses crocs. Ce fut son repas le plus copieux depuis qu'il était en exil, et la quantité conséquente de viande obtenue leur permit de stocker des réserves supplémentaires pour le voyage. Une fois la bête découpée et sa chair empaquetée, Naryl accomplit le rituel du chasseur sous le regard de sa mère. Après avoir fait le vide dans son esprit, il disposa les os nettoyés et les minéraux issus des plantes dont ils avaient agrémentés leur repas en formant des symboles aléatoires, recréant une bête hybride sans chair, entièrement composée d’ossements blêmes et de cailloux brillants.
— Ça va, comme ça ?
Naïhryn contempla l’œuvre de son fils d’un œil acéré.
— Pour un jeune chasseur encore inexpérimenté, c’est suffisant. Le soleil se lève : allons nous coucher.
Le ventre plein et le parfum du sang de la proie encore dans la bouche, Naryl se prépara pour le repos diurne avec un sentiment de paix retrouvée. Il était avec sa mère : tout irait bien, désormais.
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