Les sans-clan
Le cheminement se fit en silence et en ligne, au rythme des claquements de crocs des guerriers qui marchaient en mangeant ses provisions.
Au moins, ils n’auront pas eu Pecco, se félicita Naryl.
Le petit faux-singe s’était enfui à temps.
Les sans-clans s’étaient établis dans une grande caverne au pied des monts de quartz. Les chasseurs signalèrent leur arrivée par des trilles féroces, auxquelles répondirent des cris de joie sauvage. Naryl fut traîné dans la grotte sous les quolibets et les huées, escorté par tout un tas de jeunes mâles excités qui tiraient ses tresses et tripotaient son corps, parfois avec une telle violence qu’il trébucha et tomba, à plusieurs reprises. Chaque fois, on le relevait sans ménagement et on le poussait à avancer sous l’arche de pierre au flanc de la montagne. Lorsqu’il parvint enfin à la grotte, Naryl était en sang, le shynawil en lambeaux. Sa chevelure onyx se déployait, longue et libre, jusqu’à sa taille, tout le tressage patiemment tissé par sa mère, défait.
Une fois ses yeux habitués à la pénombre, Naryl discerna un groupe de femelles assises dans un coin. Elles étaient nues et entravées, les oreilles basses et la peau couverte de marques de morsures. L’une d’elles arborait le ventre rond d’une mère prête à donner la vie. Elle jeta un coup d’œil anxieux à Naryl, avant de vite baisser le regard.
L’ard-æl de ce clan de bannis, Rhan, se tenait au fond de la grotte, séparé du reste de la tribu par une immense tapisserie en peau de daurilim, peinte et décorée d’une geste à sa gloire. Derrière ce panneau, il siégeait sur un trône d’ossements et de fourrures, une jeune elleth tenue étroitement par un lien autour du cou dont il tenait l’extrémité dans son poing. Les chasseurs qui amenaient Naryl tournèrent le dos immédiatement. Le jeune ellon dut patienter avec eux, entravé et à genoux, jusqu’à ce que leur maître leur dise de venir.
— Lève-toi, lui ordonna l’un de ses ravisseurs avec une bourrade brutale.
Naryl fut poussé devant le chef incontesté de la harde, un grand mâle à la chevelure de feu et à l’énorme pilon, à peine dissimulé par un panache ocellé. Il darda ses yeux à la pupille fendue sur lui, une lueur malveillante dans le regard. Toujours assise entre les cuisses de son bourreau, la jeune femelle avait la bouche tachée de semence. Naryl croisa ses iris émeraude. Il y vit un écho à sa propre haine.
— Qu’est-ce que vous m’amenez là ?
— Un hënnel, ard-ael, répondit l’un des guerriers. Tout tendre et sucré du lait de sa mère.
Le rire grave du tyran fit trembler la grotte.
— Un hënnel, avec un panache aussi fourni et une taille aussi impressionnante ? C’est un mâle adulte et entier que vous me présentez !
— Entier, mais encore inoffensif et docile, plaida son ravisseur en lui tirant les cheveux d’une poigne de fer. Et regarde le beau visage qu’il a. Sa robe est entièrement noire !
L’ard-æl se leva et s’approcha.
— Noire comme la nuit, c’est vrai, murmura-t-il en saisissant la mâchoire de Naryl entre ses griffes pour examiner son visage. Presque bleue. La couleur du ciel nocturne lorsque la troisième lune est sortie… Je n’avais jamais vu une telle robe avant.
— Il doit venir d’un autre territoire, plus lointain.
Naryl se garda de dire d’où il venait. Plus cette bande restait loin de sa mère et de ses sœurs, mieux ça vaudrait.
— J’ai entendu dire qu’il y avait un clan d’ædhil aux cheveux plus noirs que l’onyx, dans les montagnes du nord. Le froid leur blanchit la peau et noircit le reste. On dit qu’ils savent voler et que leur panache, à force de côtoyer les immensités glacées du firmament, est moucheté de givre. On les appelle les Stryges.
Rhan baissa son regard cruel et concupiscent sur le panache de Naryl.
— Il me faut un shynawil doublé de cette fourrure rare, décida-t-il. Peut-être qu’ainsi, je serais capable de voler moi aussi ? Après m’avoir castré ce jeune, vous me présenterez sa queue.
Aussitôt, l’un des guerriers tira son sigil. Naryl fut poussé sur les genoux, la tête maintenue sur la pierre froide.
L’adolescent se raidit. Ça y est, on allait lui retirer ce qui faisait de lui un mâle ! Jamais il n’aurait la chance de connaître la douce étreinte d’une femelle. Non pas qu’il n’en ai jamais eu envie. Ces mâles, aussi violents qu’Asvgal, le dégoutaient.
Mais l’ard-ael arrêta son bourreau d’un geste.
— Pas maintenant. Une proie comme celle-là ne se gâche pas… J’attendrai la prochaine lune rouge. En attendant, nourrissez-le bien. Qu’il ne dépérisse pas !
Naryl fut relevé et traîné hors du regard de l’ard-æl. Ses jambes ne le portaient plus. Il avait vraiment cru qu’on allait le mutiler.
— Regarde-moi ça, ce sang blanc s’est pissé dessus ! ricana l’un des chasseurs. Une vraie femelle à sa première saillie.
Les rires, féroces et cruels, fusèrent. Il fut bousculé un peu, passé de main en main. Les mâles s’excitaient mutuellement ; une mâchoire claqua, un croc lui érafla l’épaule. Le pénis tumescent de l’un d’eux effleura le creux de ses reins, alors qu’un autre, le souffle chaud et rauque, déchargeait sa fièvre dans ses cheveux. Naryl fut finalement jeté dans un recoin, près des femelles entravées. Sa peau était couverte d’estafilades, de souillures, de traces de coups et de griffes ; il lui manquait même un bout de sa chevelure et des morceaux de vêture : les chasseurs avaient pris leur tribut sur lui.
*
Recroquevillé dans son coin, les mains toujours liées dans le dos, Naryl laissa ses pensées dériver vers sa mère. Finalement, il se félicitait de son départ. Si elle était restée, elle serait, elle aussi, tombée entre les griffes de ces mâles monstrueux.
Ici, le sort des femelles n’était guère enviable. Pendant la nuit qui s’ensuivit, les bannis firent la fête, célébrant de féroces rituels barbares autour d’un immense feu. Le clan de Naryl réprouvait son usage, et l’odeur épouvantable, la fumée de cet élément qui dévore tout et ôte son goût aux aliments piqua les yeux de Naryl et l’asphyxia. Les sans-clans célébraient le Père du meurtre et de la destruction, une divinité violente, affamée de sacrifices. Enivrés au jus de Lomë fermenté, les mâles vinrent chercher les femelles entravées. La plupart se laissèrent faire, résignées. Seule l’une d’elles, qui semblait plus fraîche que les autres – sûrement capturée depuis peu – se débattit furieusement. Feulant, crocs et griffes sorties, elle empêchait tout mâle de l’approcher. Mais elle fut bientôt mise au pas par l’un des ravisseurs de Naryl, qui l’étourdit d’un coup et la traîna au milieu des ellonil enfiévrés. Rhan les monta toutes, puis il les livra à ses guerriers, qui s’adonnèrent alors à une terrifiante orgie. Ce ne fut que coïts sauvages, combats pour la préséance, morsures sanglantes et danses endiablées, le tout au milieu des rugissements et des râles. Des proies vivantes furent mises en pièces, des hënnil violentés. Parmi eux, de nouveaux membres du clan furent intronisés dans les mutilations et la dégradation. Jamais Naryl n’avait assisté à un tel déferlement de violence. Passant de la sidération à l’écœurement, il fut bientôt si dégoûté par ses congénères qu’il cessât de contempler leurs frasques. Les ombres effrayantes produites par les flammes révélaient la vérité sous l’illusion : ces silhouettes cornues et déformées dansant sur les parois de la grotte n’étaient plus des ædhil. Ces mâles étaient devenus quelque chose d’autre, d’aussi monstrueux et assoiffé de sang que les Marcheurs-de-Mort des contes.
Lui, on l’avait oublié. Du moins le croyait-il. Le chasseur au masque de daurilim, assis à boire au fond de la grotte, le contemplait. Pour la fête, il avait enlevé son masque de chasse et revêtu des peintures de guerre sur les lignes tracées au couteau qui ornaient déjà son visage cruel. Ses yeux effilés le fixaient avec la patience du chasseur qui guette sa proie. Ils étaient rouges, comme ceux d’Asvgal, mais sa robe était d’un beau gris bleuté, couleur de la pierre qu’on trouvait sur les volcans.
Lorsqu’il déplia sa silhouette puissante pour marcher vers lui, Naryl se recroquevilla. Qu’il soit mâle ne les arrêterait pas : ces ellonil en rut, n’en pouvant plus d’attendre les femelles, avaient même sailli des proies. Le masque de daurilim, lui, avait passé son tour. Il voudrait sûrement se rattraper sur un jeune mâle !
— Ne me touche pas, réussit à articuler Naryl lorsque le chasseur se planta devant lui. Si tu t’approches… Je te jure que je t’ôterais la vie, même si je dois perdre la mienne !
Mais ce dernier n’essaya pas de le toucher. À la place, il lui tendit une outre en peau d’ackef.
— Je n’en doutes pas. Je n’ai jamais vu un hënnel aussi grand… ni de canines de cette taille. De vrais crocs d’ard-æl… t’as déjà tué un ellonil ?
Naryl darda sur l’inconnu un regard menaçant.
— Je suis attaché, mais j’ai encore ces crocs dont tu parles. Je n’hésiterai pas à m’en servir si tu t’approches plus !
— Oh là, tout doux… Je veux juste partager un peu de gwidth avec toi. Tiens, bois. C’est du gwidth, du jus de cerdyf fermenté. Tu en as déjà bu ?
Naryl secoua la tête, méfiant.
— C’est interdit aux non-initiés.
Dans son clan, le gwidth était sacré. C’était une boisson préparée par les chasseresses, macérée dans leur bouche même, issue de leur sang et de celui de nombreuses autres proies, mélangé à des herbes médicinales. Son pouvoir enivrant pouvait tuer un hënnel. On lui avait toujours défendu d’en boire.
— Tu peux en boire, maintenant. Dans moins d’une lune, tu seras un mâle adulte. Je pense que tu peux tenir l’outre, même avec les poignets liés.
Naryl posa les yeux sur l’outre, un pli amer déformant sa bouche. Un mâle adulte… si cela signifiait devenir un monstre sans pitié, alors il préférait rester un hënnel !
— Je sais ce que tu penses, lui apprit l’autre. Mais tu as tort. Quand tu seras un adulte, tu pourras te défendre, assurer ta sécurité. Et te venger.
Naryl releva sur ce mâle moralisateur un regard vindicatif.
— Comment sais-tu ce que je pense ?
— Je suis le Rêveur de ce clan. Et il suffit de lire ton visage pour deviner tes pensées, sourit-il.
Un Rêveur ! Tout était clair, à présent.
— C’est pour ça que tu ne participes pas à ce… à cette…
Les mots manquaient à Naryl pour décrire ce qu’il voyait. Il tourna la tête, les sourcils froncés, dégoûté. Il sentit le regard de l’autre, qui s’attardait sur lui.
— J’y participe, à ma manière, lui répondit le Rêveur. Je bois du gwidth et je m’enivre de musique. Et je parle avec un étranger.
— Un ædhel que vous avez capturé avec un piège vicieux, comme une proie ! aboya Naryl.
— On peut voir les choses ainsi. Je peux m’asseoir à côté de toi ? J’ai besoin de compagnie.
— Tu ne participes pas à cette horrible orgie, en maltraitant ces pauvres femelles comme tes comparses ?
— Je leur laisse volontiers. Allez, bois. Tu en as besoin, je t’assure. Ça te fera du bien.
Naryl n’avait pas bu une goutte depuis sa capture, et il avait soif. Il arracha l’outre des mains du Rêveur et se mit à boire, tout en gardant un regard prudent sur lui. Le gwidth était âcre et sucré, mais bon. C’était la première fois qu’il en goûtait. La boisson alcoolisée mit du baume sur son cœur, et anesthésia ses sens. Bientôt, il se sentit mieux.
— Pourquoi laisses-tu tes compagnons se livrer à de telles ignominies, si tu ne cautionnes pas ? finit-il par dire.
— Mes compagnons n’ont pas femelles : ce sont des exclus, comme toi. Ils souffrent de leurs fièvres. Tu comprendras quand tu les auras, toi aussi.
— Ce n’est pas une raison pour les violenter ! rugit Naryl entre ses crocs.
— Passé la première fois, ce sont elles qui supplient pour que ces mâles les montent. Le pouvoir du luith… aucune femelle ne peut y résister, même si elles le veulent.
Le pouvoir du luith… Des foutaises !
— Elles n’ont pas l’air de supplier… grinça Naryl. Et tous ces jeunes ! Le petit, là. Ils l’ont presque tué !
— Il survivra, statua le Rêveur en avalant une nouvelle gorgée de gwidth.
Naryl jura, puis il lui tourna le dos, se blottissant dans son panache hérissé. Si ce Rêveur — ou n’importe qui d’autre ! — osait s’approcher de lui… il le mettrait en pièces.
Mais aucun mâle ne vint le rejoindre. Et lorsque l’aube se leva, couvrant de rosée la prairie qui s’étendait devant la grotte, il s’endormit, épuisé par sa longue et terrible nuit.
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