Jeux de piste

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Depuis l’arrivée de Naryl dans le clan, Yuja savait qu’il était entier. Elle le sentait tout au fond d’elle. Contrairement à la plupart des femelles du clan, la jeune elleth n’avait jamais eu à subir les exactions des mâles. Sa mère l’avait laissée aux autres femelles peu après sa naissance, pour retrouver son ard-ael, exactement comme l’avait fait la mère de Naryl. Quelque part, Yuja la comprenait. Elle les comprenait toutes les deux. Les femelles étaient faites pour vivre auprès d’un mâle. S’il était beau et gentil comme Naryl, elles étaient même prêtes à se battre pour lui. Telle était la Voie des ellith, à la façon dont Yuja l’entendait. Naryl était à elle, et à elle seule : c’était elle, Yuja, qui l’avait pris dans son khangg, qui avait compris la première ce qu’était Naryl. Lorsque les autres comprendraient, ce serait trop tard : Yuja serait déjà son as-ellyn, et toutes les femelles du clan seraient obligées de respecter la primauté que ce statut lui conférerait sur lui. Toutes, y compris Nanal. Mais d’abord, il fallait retrouver Naryl !

Forte de cette résolution, Yuja quitta la sécurité de la grotte. Elle savait qu’elle prenait un risque : la lune serait bientôt rouge, et la sylve grouillante de créatures en rut. Lorsqu’elle aurait rejoint Naryl, il la défendrait contre les autres mâles. Il était grand et fort, ses crocs et ses griffes étaient plus développés que la moyenne. Et surtout, il serait prêt à tout pour la garder. C’était toujours ainsi. Du moins, c’est ce qui se racontait parmi les femelles !

Yuja suivit donc Naryl. Elle eut du mal à le pister sans se faire voir, mais Naryl progressait avec un empressement qui, tout en confirmant qu’il n’était pas parti chasser, lui ôtait toute prudence. Pas une fois il ne s’arrêta : il était clair qu’il cherchait à s’éloigner du clan le plus vite possible.

Lorsqu’elle aperçut les symboles gravés qui marquaient les limites de leur territoire, la crinière de Yuja se hérissa légèrement. Jamais elle ne s’était aventurée aussi loin, seule. En voyant la plaine dégagée qui s’étendait devant elle, la rendant vulnérable à tous les assauts, la jeune femelle hésita un instant. Elle pouvait encore faire demi-tour et regagner la grotte de ses camarades sans grand danger. Le territoire était protégé. Mais au-delà… tout pouvait arriver.

Un coup d’œil devant elle la décida. La silhouette noire de Naryl se découpait au loin, toute proche de l’orée des bois. Il avait presque terminé de traverser la clairière. C’était le moment où jamais… si elle tardait trop, elle allait le perdre. Un dernier regard autour d’elle, puis Yuja s’élança.

*

Naryl se sentit suivi dès qu’il fut sorti du territoire du clan. Il accéléra donc le pas, puis, certain d’avoir distancé son pisteur, il revint sur ses pas et grimpa dans un arbre à l’orée du bois. Bientôt, il vit apparaître la silhouette familière d’un ædhel, émergeant du côté gauche du bois : c’était un ellon famélique et presque nu, le flanc tacheté, qui errait à la proximité du territoire des Sans-Mâles. Il progressait tantôt à quatre pattes, tantôt debout, se dressant sur ses jambes à intervalles réguliers. Son visage n’apparut qu’un bref instant, déformé par les rayons insuffisants de la lune rousse. Naryl discerna l’éclat jaunâtre de crocs sales, aussi acérés que des os taillés en pointe, celui de deux billes ambrées. Sa tête étroite, encadrée par une crinière en lambeaux, arborait un air vicieux et cruel. Il huma l’air un instant, comme hypnotisé, puis émit un étrange grognement grave, entre le cri de joie et le glapissement excité, et se laissa retomber à quatre pattes. Vif, nu et rapide, avec la grâce et l’agilité du prédateur, il sprinta vers l’autre bout de la clairière, à l’opposée de Naryl.

Ce dernier fronça les sourcils. Visiblement, ce mâle ne l’avait pas repéré. Il s’intéressait à une autre proie. Naryl hésita un instant à redescendre discrètement pour poursuivre sa route. Après tout, il ne connaissait pas cet individu, et son aspect peu avenant ne lui disait rien qui vaille : moins il aurait affaire à lui, mieux il se porterait. Puis il se rappela que les femelles de son clan vivaient là, que leur territoire commençait justement derrière cette rangée d’arbres. Le mâle errant ne semblait pas manifester l’envie de se diriger dans cette direction. Mais, à tout hasard, Naryl décida de s’assurer que cela n’arrive jamais. Il encocha une flèche dans l’arc de sa mère, visa, et tira.

Un hurlement guttural interrompit la course nocturne de l’intrus, provoquant en même temps l’envol de quelques perfies chanteuses. Puis il s’écroula dans les hautes herbes.

Naryl resta un instant immobile dans son arbre. Puis il redescendit sans hâte. Sa flèche avait atteint son but. Sans prendre le temps de constater la mort de sa proie, il reprit son chemin vers sa grotte de rut.

*

Ce fut le cri d’agonie qui alerta Yuja du danger auquel elle avait échappé. Elle avait décidé de traverser la clairière en longeant les arbres, sans jamais se mettre à découvert. Pourtant, un mâle errant avait flairé sa piste. Il l’avait suivie en silence. Sans l’intervention de Naryl…

La jeune femelle prit un moment pour reprendre son souffle et calmer les battements affolés de son cœur, accroupie dans l’herbe à l’ombre des arbres. Malgré sa peur, retourner sur ses pas et retrouver la sécurité de la grotte du clan n’était pas une option. Naryl ne l’avait pas vue. Et il était lui aussi embusqué quelque part… si elle voulait le suivre, il fallait attendre qu’il sorte de sa cachette. Elle avait encore une chance de pouvoir le surprendre dans son repère secret, et devenir son as-ellyn.

Dissimulée parmi les hautes herbes, la jeune femelle attendit, accroupie sur ses talons. Des autres femelles, elle avait appris la patience des chasseresses. Bientôt, elle discerna la silhouette souple et puissante de Naryl, qui se laissait tomber de l'arbre comme une liane. Il s'ébroua rapidement, secouant sa crinière de jais, puis il s'enfonça dans la forêt. Yuja resta immobile le temps de deux respirations. Puis, lentement, sans un bruit, elle lui emboîta le pas.

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