Tous des monstres

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Une paroi minérale blanche comme l’os, luisante sous la lune. Des buissons de plantes grimpantes à l’opulente floraison, qui exhalait leur parfum vénéneux dans la chaleur de la nuit. Partout, les eyslyn, ces étonnantes petites créatures au corps luminescent, s’élevaient en nuées nostalgiques, chantonnant au-dessus des tiges de la prairie.

Sur la paroi, une faille pulsait comme une blessure. Naryl se trouvait à l’intérieur.

Yuja n’avait pas eu de grandes difficultés à le retrouver. Aux abords de la clairière, Naryl avait commencé à marquer son territoire. L’odeur de son rut flottait dans l’air comme les indices d'un jeu de piste, éveillant en Yuja la voix impérieuse de besoins millénaires. Brûlante et fébrile, la jeune femelle se remémorait les rêveries qui hantaient son sommeil depuis sa plus tendre enfance, bien avant l’arrivée de Naryl dans sa vie. Un grand mâle à la crinière noire et aux yeux rouges comme les fleurs vénéneuses qui poussaient dans ce coin sauvage de la sylve… telle était la silhouette ténébreuse qui hantait alors ses rêves. Lorsque le jeune ellon était apparu avec sa mère, cette nuit-là, Yuja avait compris que les Anciens l’avaient entendue, que son souhait s’était matérialisé, prenant corps de la façon dont elle le souhaitait. Dans ses rêves, l’ard-æl qui la réclamait n’avait pas de visage. Juste une non-couleur, des yeux opalescents et l’éclat de crocs démesurés sous la lune. Mais lorsqu’elle avait s’était retrouvée devant Naryl, qu’elle avait vu son visage étroit, ses traits réguliers et ses yeux lumineux et intelligents, Yuja avait su que c’était lui qui hantait ses rêveries. Rares étaient les ellonil arborant la robe de nuit : tout le monde le disait. Cela ne pouvait être que lui. C’était son ard-æl, celui à qui elle était vouée.

Ces souvenirs d’une enfance pas encore tout à fait révolue fournirent à la jeune femelle le courage qui lui manquait. Décidée à réclamer ce qui lui revenait de droit, elle quitta l’ombre protectrice de la sylve et s’avança dans la clairière, jusqu’à la cicatrice qui fissurait la paroi. L’antre de rut d’un mâle solitaire. Voilà l’endroit terrible qu’elle se préparait à violer.

L’odeur puissante d'un mâle adulte assaillit Yuja dès les premiers pas. Un parfum suave et lourd, qui affaiblissait ses jambes et faisait trembler son ventre. La jeune femelle se sentit prise d’une pulsion irrépressible, celle de se jeter à quatre pattes, d’avancer en rampant vers le corps qui exsudait un si envoûtant parfum avant de se rouler devant lui et lui présenter sa croupe en geignant. Heureusement, Yuja n’était pas tout à fait adulte encore. Si elle expérimentait dans sa chair les premiers émois de l’adolescence, elle était loin de subir la loi des chaleurs comme Nanal. Cependant, pour Naryl, c’était différent. Elle le comprit tout de suite : son ami avait définitivement quitté les rives de l’enfance.

Un grondement coléreux et sifflant, qui trahissait la souffrance d’un manque atroce, brûlait les parois chaudes et humides de la grotte. À peine arrivé, Naryl, consumé par l’urgence, s’était débarrassé de ses affaires pour se jeter dans le recoin frais qu’il s’était aménagé. Emmitouflé dans son panache, il ressemblait à une boule de fourrure noire et fiévreuse, qui se soulevait au rythme d’une respiration aussi brûlante et phtisique qu’une cloque de lave sur les monts de feu. Yuja s’en approcha prudemment, puis s’agenouilla devant, le cœur serré de pitié.

Pauvre Naryl, pensa-t-elle. Comme il doit souffrir !

La glorieuse queue de fourrure, plus fournie et odorante que jamais, ne demandait qu’à être touchée. Yuja tendit la main pour la caresser.

Mais, en lieu et place de la douce fourrure familière, c’est la mâchoire claquante d’un prédateur que rencontrèrent ses doigts. Les crocs luisants les manquèrent de près.

Yuja tomba en arrière. Naryl avait émergé du recoin, dépliant sa haute silhouette, et il s’était jeté sur elle, la maintenant au sol de tout son poids. Écrasée sous le corps dur de Naryl, la jeune femelle sentit la pression du dard de chair sur son ventre découvert. C’était comme un serpent lourd et sinueux, qui s’introduirait sous la couverture tissée pendant le sommeil. Le sexe des mâles est comme une anguille en quête d’une caverne fraîche et accueillante, lui avait un jour raconté Nanal. Doux et épais à la fois, et pouvant potentiellement mordre. Au contact de cette chose puissante et visqueuse, Yuja prit peur. Elle referma ses cuisses et tenta d’échapper à la prise du mâle qui lui maintenant les poignets.

Mais finalement, il la relâcha.

Sous la lueur de la lune qui distillait ses rayons jusque dans la caverne, les yeux de Naryl n’étaient plus que deux billes rouges, brillant d’une lueur ambrée.

— Qu’est-ce que tu fais là ? siffla-t-il.

Naryl s’était redressé et la fixait de toute sa hauteur. Les oreilles plaquées contre son crâne, la jeune femelle darda sur lui un regard défiant.

— Je t’ai vu quitter la tanière du clan. Alors je t’ai suivi.

— Je pars chasser à chaque nouvelle lune pourpre. Et je ne veux pas qu’on me suive. Même pas toi, Yuja !

— Pourquoi ? Moi aussi, j’ai le droit de vivre des aventures ! Pourquoi ne puis-je pas t’accompagner ?

— Je préfère rester seul. Une seule fois par lunaison, est-ce trop demander ?

Yuja jeta un coup d’œil goguenard sur l’entrejambe de Naryl, pudiquement couverte par son panache. Sur les poils, on pouvait voir les perles du luith, qui brillaient comme des gouttes de rosée.

— Je sais pourquoi tu pars. Ce n’est pas pour chasser !

Naryl soutint son regard.

— Pourquoi, alors ?

— Pour dissimuler tes fièvres. Tu es entier, Naryl. Je le sais ! Cela se sent partout dans la sylve.

Le jeune ellon garda le silence. Pendant un instant, Yuja se demanda si elle n’était pas allée trop loin.

— J’ai le droit, aussi, d’attirer un mâle qui me prendra sous sa protection et se pliera en quatre pour moi, ajouta-t-elle d’une voix plus douce.

Elle espérait que Naryl saurait saisir l’allusion.

— Tu ne sais pas ce que tu dis, grogna Naryl entre ses dents. Les mâles sont monstrueux !

— Ce n’est pas ce que pense Nanal.

De nouveau, l’éclat des yeux de Naryl la coupa comme l’aurait fait une lame.

Nanal ? Est-ce qu’elle sait ?

— Probablement, répliqua Yuja en croisant les bras sur son torse frêle. Sinon, pourquoi t’inviterait-elle dans son khangg ? Elle n’attend que ça.

— Quoi donc ?

Yuja garda le silence. Elle ne voulait pas parler de Nanal. Surtout pas maintenant, dans ces conditions. Naryl s’intéressait déjà suffisamment à elle !

Naryl rompit le contact. Il se pencha sur le tas informe de ses possessions abandonnées et attrapa son shynawil, qui gisait au sol.

— Tu vas le dire aux autres ?

Yuja hésita un instant. Si elle voulait se rendre indispensable, c’était le moment.

— Je peux garder le silence…

Si tu me prends comme as-ellyn, continua-t-elle sans le dire.

Naryl avait revêtu son shynawil. Il était en train de passer son arc par-dessus son épaule. Les préparatifs de départ. Yuja comprit qu’elle était en train de le perdre.

La jeune femelle se releva d’un bond. Dans le même mouvement, elle franchit l’intervalle qui la séparait de Naryl, et se pressa contre lui.

— Je peux t’aider, souffla-t-elle. Je peux t’aider à passer la lune rouge sans qu’aucune autre le sache !

Naryl la repoussa sans douceur.

— Non. Tu ne te rends pas compte. Tu ne sais pas ce que j’ai vu, moi. Tu n’as pas vécu ce qu’ont vécu Taryn et les autres. Tu n’es qu’une petite femelle immature !

Yuja sentit son cœur manquer un battement. De nouveau, elle était ramenée à sa condition de jeune idiote, ni assez mûre ni initiée.

— Je peux apprendre ! Bien sûr, je ne sais pas autant de choses que Nanal, mais je peux te soulager en buvant ton luith…

Yuja pensait que l’argument ferait mouche. Elle avait entendu des histoires, sur les jeunes mâles qui soulageaient leurs congénères en suçant leur appendice jusqu’à la fin des fièvres pour désenfler leurs bourses. Mais encore une fois, Naryl, à qui l’idée rappelait de mauvais souvenirs, réagit avec brusquerie.

— Tais-toi ! Rien que le fait que tu proposes une telle chose prouve que tu ne sais rien de ce que tu dis.

Yuja se braqua.

— Tu veux donc que je dévoile la vérité aux ellith ? menaça-t-elle.

Elle n’en avait en fait aucune intention. Mais Naryl l’avait vexée.

Les yeux rougeoyants de ce dernier rétrécirent.

— Tu le ferais ?

— Pourquoi pas ? Un mâle solitaire est un danger pour le clan.

— Je ne suis pas solitaire ! Jamais je n’ai attaqué l’une d’entre vous, et cela n’arrivera jamais !

— Tu n’as pas d’as-ellyn, de compagne attitrée. Ni de seconde, troisième, quatrième ou cinquième femelle. Un jour, tu seras trop excité pour résister à l'appel de la lune rouge, Naryl. Alors, tu t'empareras de l'une de nous, n'importe laquelle. Puis d'une autre. Et d'une autre encore, jusqu'à ce que tu aies mis ta marque sur la gorge de toutes les femelles de la harde.

La stupéfaction qui s'afficha sur le beau visage de Naryl serra le cœur de Yuja. Mais il fallait qu'il comprenne.

— Tu me crois capable de faire une chose pareille ?

— Tu es un mâle, murmura Yuja. Un vrai. Et, comme tu l'as dis toi-même, les ellonil sont des monstres.

— Je croyais qu’on était amis ! protesta-t-il, persuadé que Yuja allait parler.

— Si c’était le cas, tu ne serais pas parti te cacher dans cette grotte.

Tu n’aurais pas non plus partagé le khangg de Nanal, pensa encore Yuja. Tu m’aurais choisie, moi, comme compagne.

Mais Naryl échoua à lire le cœur de la jeune femelle. Alarmé, il ramassa le reste de ses affaires et se dirigea à grands pas vers la sortie de la grotte. Il ne pouvait pas rester. Pas ici, avec Yuja qui le harcelait.

— Où vas-tu ?

Naryl ne lui jeta pas un regard. Dehors, la pluie s’était mise à tomber. Il rabattit la capuche de son shynawil sur sa tête et sortit dans la nuit.

— Si tu pars, je dirais ton secret à tout le monde ! lui hurla Yuja.

Mais Naryl avait disparu dans l’ombre des arbres. Seule son odeur, ce parfum sucré qui la rendait folle, subsistait derrière lui, évanescente.

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