Le chasseur solitaire
En repassant par la sylve des Sans-Clan, Naryl eut la surprise de voir l’un des anciens chasseurs de Rhan venir vers lui. Il l’avait senti dans les parages, en train de l’observer à couvert. Il s’était donc préparé à l’éventualité d’un combat, mais, au moment où il s’armait, un mâle solitaire sortit des fourrés et rabattit son manteau de camouflage, avant de s’arrêter à distance prudente.
Naryl le regarda en silence. Le chasseur était armé, mais il n’avait pas l’air hostile. Il portait son masque de chasse derrière la tête et avait rabattu son shynawil, ce qui montrait qu’il voulait être vu. Enfin, au lieu de venir le défier pour un combat, bras ouverts et crocs en avant, il attendait tranquillement sous un arbre. N’eût été la tension qui avait figé la forêt, on aurait pu croire que ce mâle allait sortir un sachet de champignons et se mettre à fumer.
— Qu’est-ce que tu veux ? finit par lui lancer Naryl.
— Juste te parler.
— Eh bien, parle.
Le chasseur s’accroupit et s’assit sur ses talons en se servant de sa lance comme appui. Il voulait parlementer. Naryl l’observa encore un moment, puis il se rapprocha.
— Si tu te tentes quoi que ce soit...
— Je veux juste parler avec toi, lui dit l’autre de sa voix calme et grave. Tiens, prends-en un peu. C’est du daurilim. Je l’ai tué ce matin.
Le chasseur poussa vers lui un quartier de viande bien rouge qu’il venait d’étaler sur une feuille de tuyal. Naryl avait faim : pressé par l’envie de retrouver les femelles le plus vite possible, il n’avait pas chassé. Mais il se méfiait. Ses narines frémirent, cependant il laissa l’offrande à sa place.
En face de lui, le chasseur sortit sa lame avec une lenteur ostensible, puis commença à découper un morceau de viande. Le fait qu’il utilise son sigil plutôt que ses griffes montrait sa volonté d’être respectueux et partageur. Naryl le regarda prendre une lamelle du bout de son arme et la porter à sa bouche, avant de mâcher lentement. Alors, il se décida.
— Pour accompagner, murmura-t-il en sortant de son paquetage une outre de gwidth. Cela vient de mon clan.
L’autre mâle grogna un assentiment approbateur. Le gwidth était meilleur lorsqu’il était fabriqué par les femelles, fermenté directement dans leur bouche : ce chasseur le savait. Avec un hochement de tête respectueux, il attrapa l’outre et la porta à ses lèvres.
Les deux ellonil mangèrent en silence. Naryl commençait à se détendre un peu, mais il restait néanmoins en éveil : tout cela pouvait être un piège... une idée confirmée par la question que finit par lui poser son interlocuteur.
— Tu retournes voir les femelles ?
Naryl releva un regard menaçant sur lui.
— Qu’est-ce que tu leur veux ?
L’autre ouvrit ses grandes mains en signe de paix.
— Nous savons qu’il s’agit de ton clan, dit-il prudemment. Justement, j’étais venu te demander un pacte de non-agression... nos territoires de chasse se touchent. À la dernière lune, un jeune de chez nous est entré dans le tien par inadvertance en poursuivant une proie, et il a reçu une flèche tirée par l’une de tes femelles...
— Ce ne sont pas mes femelles, répliqua Naryl. Ce sont juste des femelles, avec qui je vis, et qui choisissent leurs partenaires.
— Bien sûr. Les ellith choisissent, toujours. Tout ce que nous pouvons faire, c’est proposer.
Naryl plissa les yeux, détaillant le visage féroce du mâle devant lui. Il se souvenait de cette chevelure tressée et de ces yeux jaunes : ce mâle-là faisait partie des guerriers expérimentés qui répondaient directement à Rhan et pouvaient se servir sur les captives à leur guise. Il avait, notamment, maltraité Nanal, envers qui il avait manifesté une grande violence.
— Vous aviez une drôle de façon de proposer, dans votre clan ! siffla-t-il.
Le chasseur solitaire balaya l’objection d’un revers de main.
— C’est du passé, fit-il en croisant les bras devant lui. Mais notre territoire s’est vidé de proies, et les nôtres meurent de faim...
— Vous auriez dû être plus prudents, l’interrompit Naryl. C’est la responsabilité du plus grand chasseur de la sylve que de gérer son territoire. Il fallait laisser les proies se reposer pendant les saisons de reproduction, ne pas tuer les femelles et leurs petits. Tu devrais le savoir !
Le mâle garda le silence. Naryl prit cela pour un aveu de culpabilité.
— Rhan n’était pas un bon meneur, finit-il par murmurer. Mais nous n’avions que lui.
— Je connais son histoire, admit Naryl. Il aurait pu faire un bon meneur.
Le chasseur hocha lentement la tête.
— Je m’appelle Ishnyr, dit-il enfin. Je suis honoré de te parler enfin.
Naryl hésita. Devait-il donner son nom à ce mâle qui, il y a peu de temps encore, était son ennemi ?
— Naryl, finit-il par lâcher. J’aurais préféré te rencontrer dans d’autres circonstances.
— Quelles meilleures circonstances pour la rencontre de deux chasseurs qu’un combat ? répondit l’autre avec emphase. Je t’ai vu affronter notre ard-ael, je t’ai vu triompher de lui. Tu es un grand guerrier. Et un grand meneur, apparemment, puisque toutes ces femelles te suivent.
— Elles ne me suivent pas, corrigea Naryl. Elles m’acceptent, c’est tout. C’est ça que vous ne comprenez pas.
Ishnyr, encore une fois, ne répondit pas.
Le repas était terminé. Naryl remballa ses affaires et se leva.
— Prends ce qui reste de gwidth, proposa-t-il.
Mais Ishnyr se releva aussi.
— Il était délicieux. Je veux remercier l’elleth qui l’a préparé.
Naryl hésita, ennuyé. C’était Nanal qui lui avait donné cette outre, juste avant son départ pour le clan de son père... or, il était certain qu’elle ne voudrait pas voir Ishnyr.
— Je ne peux pas te ramener au gîte...
— Je serais sous ta responsabilité. Et, sur mon honneur, je te promets de ne rien faire de préjudiciable pour toi ou tes femelles.
Naryl observa le grand mâle s’ouvrir la paume avec son sigil, puis toucher son front et sa poitrine. Eshm lui avait dit ce que voulais dire ce serment, et aussi, qu’il était inviolable.
— D’accord, finit-il par dire en sortant son propre sigil, avec lequel il s’entailla la main à son tour.
Ishnyr lui tendait la sienne. Naryl la prit et la serra, mêlant leurs deux sangs.
— Le pacte est scellé, statua l’autre. Sur mon honneur et ma vie, je jure de ne rien faire contre ton clan.
*
Naryl et son nouveau compagnon furent repérés bien avant d’attendre la caverne du clan. Par Daehel, en premier lieu, qui remplaçait la défunte Nivi à son poste de guetteur. Il sauta en bas de son arbre dès qu’il les aperçut et, après avoir respectueusement salué Naryl, il vint renifler Ishnyr, les oreilles couchées et le panache plaqué sur le dos. Naryl, du coin de l’œil, le vit hésiter entre le dédain et la soumission.
— Que va-t-on faire de lui, ard-ael ?
— Ne m’appelle pas comme ça, répliqua Naryl, ennuyé. Je le ramène au gîte. Il veut remercier Nanal.
— Nanal ? s’exclama Daehel en jetant un regard méfiant à l’intrus. Qu’est-ce qu’il lui veut ?
Naryl darda un regard prudent sur le jeune ellon. Sa queue était légèrement hérissée, et, à la mention de Nanal, ses oreilles avaient rougi.
— La remercier pour le gwidth. Je lui en ai donné un peu.
Daehel détourna la tête pour cacher sa jalousie. En tant que mâle non-initié par les chasseresses, il n’y avait pas droit.
— Est-ce qu’Ishnyr sera puni ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, répliqua Naryl avec une pointe d’agacement. C’est au conseil d’en décider.
Ishnyr, lui, restait parfaitement stoïque. Mais, une fois Daehel derrière eux, il se permit un petit sourire ironique.
— Ard-ael, hein ? Les jeunes ellonil sont toujours prompts à se trouver un nouveau chef. Comme les femelles, ils ont besoin d’un mâle plus fort qui les domine.
— Je ne suis pas leur chef, grogna Naryl. Encore moins leur dominant.
Mais l’attroupement de femelles qui se forma à leur arrivée au gîte démonta cette affirmation. À la vue de Naryl, celles qui vaquait devant la caverne arrêtèrent toutes leurs occupations pour pousser des trilles de joie, avant de se précipiter vers lui. Leur élan ne fut stoppé que par la vue d’Ishnyr.
Un grand silence se fit. La main sur leur lame, les griffes prêtes à sortir, les ellith observaient prudemment ce mâle arrogant qui avait l’outrecuidance de venir les provoquer jusque sur leur territoire.
— Je suis revenu vous demander humblement de me réintégrer dans votre clan, leur annonça Naryl. J’apporte avec moi la bénédiction de ma mère, Naïhryn, et celle de mon père, Asvgal.
— Et celui-là ? lança Eëv en pointant Ishnyr de sa lance.
— Il est juste venu vous remercier pour le gwidth, et vous implorer humblement de laisser ses frères chasser à la lisière de votre territoire.
Nanal, qui avant leur arrivée était en train de tanner une peau, s’avança vers eux, le couteau pendant nonchalamment le long de son bras.
— On perd un mâle, on en regagne deux, murmura-t-elle d’un air posé. Je le reconnais, celui-là. C’est ce chasseur qui se réservait les femelles les plus fraiches, et qui m’a offert à ses subalternes en disant qu’un « sac ouvert à tous » ne pouvait lever sa « lance »... avant de changer d’avis au cours de la nuit et de m’écraser face contre terre pour prendre son plaisir comme un orc brutal.
Les ellith s’étaient rapprochées en silence. Horrifiées, elles tournèrent leurs visages aigus vers lui. Leurs yeux étaient bouillants de haine.
— Qu’est-ce qu’on attend pour le tuer ? hurla Akya.
Naryl s’interposa avec des gestes de paix, distillant au passage des phéromones apaisantes qu’il diffusa en faisant des huit avec sa queue.
— Il est venu de son plein gré, tempéra-t-il. Il avait des choses à vous dire. Quant à moi, je suis revenu me soumettre au jugement du clan.
Naryl se tourna vers Ishnyr, qui, pour ne rien arranger, affichait un sourire arrogant sur sa large bouche. Pire : il ne cessait de fixer Nanal, ignorant toutes les femelles autour d’elle.
— C’est elle qui a distillé le gwidth que je t’ai donné, murmura Naryl au mâle insolent. Montre un peu de respect !
C’est elle, aussi, que tu as impitoyablement violée, pensa-t-il. Mais c’était inutile de le dire. Tout le monde savait.
Ishnyr s’avança sans manifester la moindre honte ou regret.
— J’avais reconnu son goût. En fait, c’est toi que je voulais voir, celle qui s’offre et qui donne.
Nanal ne répondit pas. Elle s’était mise de trois quarts, montrant à tous son refus de poser les yeux sur ce mâle qui lui avait tant fait de mal. Des survivants de cette nuit-là, Ishnyr avait été le pire, car il s’était ouvertement moqué d’elle et l’avait besognée comme on monte une outre en cuir, sans un mot, un regard ou un sentiment autre que le mépris qu’il avait d’elle.
Ishnyr baissa les yeux sur son gros ventre.
— Tu es pleine, observa-t-il.
— Pas de toi, murmura Nanal. Puisque tu trouvais ta « lance » trop noble pour mon « sac ».
— C’en est trop ! surgit Akya, lame en avant. Laissez-moi castrer ce mâle arrogant !
Mais Ishnyr s’était jeté à genoux. Et sans se départir de sa mâle fierté, tout en feignant d’ignorer la foule autour d’eux, il commença à délacer son plastron.
— Je t’offre l’opportunité de te venger, femelle, annonça-t-il en dévoilant la béance qui palpitait sur son torse. Prends mon cœur et fais-en ton sigil. Tu pourras ensuite l’offrir à ton fils s’il nait un mâle dans ta portée. Avec ma mort, les crimes de mon clan seront lavés, et vous pourrez accepter sans rancœur l’aide de nos jeunes à la chasse.
Naryl comprit alors quel avait été le plan d’Ishnyr. Atteint de muil, la maladie de l’âme qui dévorait certains mâles, il voulait se sacrifier pour permettre à ce qui restait de son clan de survivre... étant le guerrier le plus âgé du groupe, et le chasseur le plus expérimenté, il considérait comme son rôle d’assurer la survie des jeunes qui mourraient de faim et de solitude dans l’autre territoire. De toute façon, que restait-il d’autre aux Sans-Clan que la perspective d’une mort honorable ?
Ishnyr avait jeté son sigil aux pieds de Nanal, l’autorisant ainsi à s’en servir pour le tuer. Mais la femelle l’ignora.
— Je ne suis pas une chasseresse, déclara-t-elle en lui tournant le dos. Je n’ai que faire d’un sigil, que ce soit le tien ou celui d’un autre... encore moins pour le léguer. Ma portée ne survivra pas : je n’ai aucun mâle pour s’en occuper. Et c’est sans doute mieux comme ça.
Dans le silence général, Nanal s’éloigna lentement vers la grotte. La porte ouvragée de paille tressée s’ouvrit, puis se rabattit derrière elle, avec un claquement éloquent.
— Elle ne veut pas de toi, gronda Akya en montrant les dents. Même ta mort ne vaut rien pour elle. Moi, en revanche, je veux bien te tuer !
Akya brandissait déjà sa lance. Et Ishnyr ne bougeait pas, stoïque.
— Non, s’interposa Naryl. Laisse-le repartir. Je t’en prie, Akya.
Il a été humilié, pensa-t-il en regardant le chasseur toujours assis au sol. Son regard restait fixé droit sur la porte de Nanal.
Les femelles s’éloignèrent en grognant, avant d’oublier l’intrus et de retourner à leurs taches respectives. Avant de les suivre à l’intérieur de la caverne, Naryl se retourna :
— Rentre chez toi, Ishnyr. Je prends acte de la volonté de paix des tiens. Je parlerai aux ellith au prochain conseil : peut-être accepteront-elles de vous laisser chasser dans les environs.
Naryl doutait que les femelles souhaitent rester, avec ce clan de mâles sans chef juste à côté.
*
Mais le lendemain, Ishnyr était toujours là. Ou plutôt, il était revenu. À la même place, assis dans la même position de contrition... sauf qu’entretemps, il avait chassé un gros daurilim à quatre cors, dont il avait déposé la dépouille, déjà préparée et vidée, devant le khangg de Nanal.
Naryl ne savait plus où donner de la tête. Il avait passé la nuit à surveiller les environs du gîte, alternant les patrouilles avec Eshm et Daehel, dont il avait écouté les rapports sur son absence. Les ellith ne l’avaient pas encore convoqué pour le jugement. Morowë, qui avait repris le rôle d’Awhem en tant que matriarche, l’avait prévenu que le conseil aurait lieu à la nouvelle lune. Il devait statuer sur le sort de Naryl, toujours incertain depuis la dernière réunion.
En attendant, le jeune ellon surveillait les environs et cherchait Yuja tout en gardant un œil sur Ishnyr. Quelque part, la présence de ce mâle massif, un chasseur expert et possible meneur pour les Sans-Clan – le rassurait. Mieux valait qu’il soit là, à portée de regard et de griffe, que là-bas. Surtout maintenant qu’il avait vu toutes ces femelles qui vaquaient ci et là librement... des proies jugées sans doute faciles pour les Sans-Clan.
Naryl, qui n’osait pas s’adresser aux ellith tant que sa place n’était pas clarifiée, s’approcha prudemment de Nanal. Si quelqu’un savait où se trouvait Yuja, c’était elle. Mais d’abord, il devait prendre la température.
— C’est une belle bête, observa-t-il alors que la femelle découpait la viande.
Nanal lui glissa un regard de côté.
— C’est un beau mâle, c’est vrai. Et il le sait. J’imagine que dans un clan normal, un certain nombre d’ellith seraient ravies de l’accueillir dans leur khangg. Mais nous ne sommes pas un clan normal. Parmi nous, nombreuses sont celles qui ont subi – et fui — la cruelle loi des mâles.
Naryl ouvrit grand les yeux de stupeur.
— Je ne parlais pas d’Ishnyr, objecta-t-il rapidement. Mais de la proie qu’il t’a ramenée...
Nanal se redressa, les mains pleines de sang.
— Ça ? Oh, il faudra bien plus pour que j’accepte de prendre son cœur. Bien plus... en attendant, qu’il dorme dehors, se fasse brûler par le soleil, battre par le vent et mouiller par la pluie. Et surtout, qu’il se serre la ceinture !
— Tu vas donc prendre ce qu’il te propose ?
Nanal se tourna pour prendre un petit bol et une poignée d’herbes sauvages, qu’elle posa sur une pierre.
— Je connais les mâles dans son genre, bougonna-t-elle en écrasant les plantes. Fiers de leurs talents de chasseurs, arrogants, et surtout, brutaux... ils se croient au-dessus des autres.
— Ce n’est peut-être pas une raison pour le tuer... il a fait acte de contrition. Je crois qu’il ne recommencera plus jamais...
— Ça ne suffit pas. Il faut qu’il paie.
Naryl baissa la tête. Il ne pouvait rien dire contre ça : c’était à Nanal, celle qui avait souffert des agissements d’Ishnyr, de décider. Pas à lui.
— On réglera son sort ce soir même, au conseil du clan, lui apprit Nanal. Bien sûr, tu es convoqué, Naryl.
Naryl redressa la tête.
— Et Yuja ? Est-ce qu’elle y sera ?
Nanal le regarda.
— Le conseil d’abord, répondit-elle avant de retourner à sa cuisine.
Naryl resta là, seul au milieu du clan, qui vaquait à ses occupations autour de lui.
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