Le travail de femelle
Une vallée d’arbres. Le clan d’Endhuu vivait dans un bosquet or et émeraude, visible dans l’immense forêt du ciel par lequel ils arrivaient. Son ravisseur fit tournoyer son wyrm en cercles concentriques, prudemment, jusqu’à être visible des gardiens du clan, dissimulés dans les arbres à la lisière du bosquet. Puis, s’étant assuré qu’on l’avait bien reconnu, il se posa.
— Descends, ordonna-t-il à Yuja.
Aussitôt, les chasseurs d’Endhuu vinrent l’entourer.
— J’ai capturé cette femelle dans la forêt. Je viens l’amener aux ellith afin qu’elles la dressent. Je sollicite l’hospitalité d’Endhuu.
Yuja se recroquevilla en sentant le regard métallique des ellonil sur elle. Froidement, sans rien dire, ils la jaugeaient.
— Passe, finit par dire l’un d’eux. Mais ton wyrm doit rester ici, et tu devras quitter le bosquet immédiatement. Aucun mâle adulte n’est toléré en l’absence d’Endhuu.
Le jeune chasseur acquiesça. Puis, avec un claquement de la langue, il renvoya Yirgho dans les cieux.
Yuja le suivit sans rien dire le long d’un sentier à peine visible. De nouveau, la forêt était redevenue silencieuse. La jeune femelle se demandait où se trouvait la caverne : elle n’avait vu aucun promontoire rocheux, du ciel. Et ils avaient plutôt l’air de s’enfoncer au cœur de la forêt que de se rapprocher des montagnes. Mais soudain, les arbres s’ouvrirent sur une grande clairière, dominée par un tuyal immense. C’était le plus gros qu’elle n’eût jamais vu. Et partout autour, des arbres plus petits lui étaient reliés, par des passerelles, des nacelles. Des khanggs richement sculptés étaient accrochés à ses branches, comme autant de petits nids douillets. La fenêtre tressée de l’un d’eux s’ouvrit, et elle surprit le regard curieux d’un hënnel sur elle, avant qu’une main longue et fine ne la referme sur lui.
Pas très amical, comme accueil, pensa Yuja en baissant les oreilles.
— Le clan d’Endhuu, lui annonça son ravisseur avec un geste en direction du grand arbre. Tu vas y rester pendant tout le temps de ta formation.
Yuja jeta un regard timide au mâle.
— Et toi ?
— Je pars en reconnaissance nous chercher un gîte sûr : il nous faudra un abri sécurisé pour que tu mettes au monde et élèves nos petits. Je dois également trouver quelques femelles pour t’aider et agrandir le clan. Mais ne t’inquiète pas : ce sera toi l’as-ellyn, la première femelle.
Yuja baissa la tête. Il voulait monter son propre clan... en se rappelant qu’elle en avait déjà un, Yuja sentit son cœur se serrer. Mais Naryl avait fait son choix. Il les avait abandonnées à elles-mêmes, refusant d’être leur ard-ael pour aller affronter un dominant bien plus fort que lui. Il était sans doute mort, à l’heure qu’il est. Yuja voulait connaître l’accouplement, la joie d’avoir des petits. Elle aurait juste préféré tomber sur un mâle plus compréhensif que ce chasseur brutal, un mâle comme Naryl. Aussi beau que le jeune ellon à la crinière noire, c’était sans doute trop demander. Mais juste un petit peu gentil ?
— Arrête de rêvasser, l’interrompit celui qui l’avait conquise. Les femelles t’attendent.
Il lui montra un groupe d’ellith qui n’osaient pas s’approcher. Visiblement, dans ce clan, les femelles avaient ordre de se tenir loin des mâles.
— Endhuu reviendra cette nuit. Tu dois faire tout ce qu’il te dit. C’est sans doute lui qui t’initiera : c’est la règle, et je ne peux rien contre ça. Je suis tenu de lui offrir la primauté en échange de son hospitalité. Mais c’est une chance pour toi : tu seras saillie par un mâle expérimenté, père de nombreuses portées. La plupart des chasseurs ici sont ses fils, et ils sont très valeureux. Ce sera un honneur que la tienne prenne un peu de son sang.
— Je...
— Allez. Je reviendrai te chercher dans trois lunes.
Il la poussa doucement de l’épaule. Yuja fit trois pas, puis se retourna.
— Je ne sais même pas comment tu t’appelles !
Le jeune mâle se figea.
— Navikhi, lui annonça-t-il.
Yuja voulut ouvrir la bouche pour lui donner le sien en échange, comme le voulait la coutume, mais Navikhi l’arrêta.
— Je vais te renommer, parce que tu es une femelle différente de ce que tu étais lorsque je t’ai trouvée. Désormais, tu t’appelleras Etenähmi. Présente-toi aux autres sous ce nom.
Etenähmi... « Celle qui attend ». Malheureusement, c’était bien trouvé. Toute sa vie, elle avait attendu. Naryl, d’abord, puis maintenant, ce Navikhi qui prétendait faire d’elle ce qu’il voulait... Yuja sentit la colère emplir son jeune cœur. Celle qui attend. Navikhi se trompait sur son compte. Elle n’allait pas attendre ici, les cuisses écartées pour un ard-ael inconnu, ce chasseur qui la dépossédait de son identité. Elle allait s’enfuir à la tombée de la nuit. Nanal le lui avait bien dit : c’était les femelles qui choisissaient les mâles, et pas le contraire ! Or, Yuja venait de réaliser que ce mâle-là, elle n’en voulait pas. Qu’aurait fait Nanal à sa place ? Elle aurait rusé, prit ce qu’il y avait à prendre, et elle aurait quitté les lieux sans rien dire, partant vers d’autres aventures.
Yuja tenta un sourire, qui surprit Navikhi. Puis, d’un geste délicat de la main, elle lui dit au revoir, et alla rejoindre les femelles. Le jeune chasseur la regarda marcher vers elle d’un pas leste, sa petite queue à la pointe blanche se balançant doucement derrière elle. Et à son tour, il s’éloigna.
*
Les femelles s’écartèrent pour la laisser venir, puis refermèrent leur cercle à peine Yuja entrée dedans. La jeune femelle, les oreilles basses et la queue plaquée aux fesses, leur jeta quelques regards timides, cherchant à rester sûre d’elle sous les regards impitoyables des ellith qui la fixaient, les bras croisés.
— Comment tu t’appelles ? finit par lancer l’une d’elles.
— Yuja, répondit la susnommée en tentant de mettre dans sa réponse toute l’assurance dont elle avait décidé de faire preuve.
Mais elle n’était pas Nanal. Et lorsqu’une elleth lui saisit la queue, elle se recroquevilla, les épaules rentrées.
— Mhm... bien chétive, observa la femelle.
— Mais jolie, grinça une autre. Jamais vu cette robe blanche avant... D’où tu viens ?
— De là-bas, loin, au Sud...
— Pas de hanches, presque pas de seins... et c’est ça qu’on prétend offrir à Endhuu cette nuit ?
Yuja frissonna. Cette nuit... il fallait qu’elle soit partie avant le retour de cet ard-ael.
— À vrai dire je... tenta Yuja.
Mais on ne la laissa pas parler.
— Ardhuryn est venu me dire qu’on nous la confie pour la dresser. C’est une femelle étrangère, ignorante et à peine mature, qui ne sait rien faire.
— Je sais pêcher, et on commençait à m’apprendre les rudiments de la chasse quand...
Les femelles ne l’écoutaient pas. Elles parlaient entre elles, chacun y allant de son commentaire.
— Elle est encore trop étroite pour faire une portée.
Yuja sursauta en sentant une main tâter ses seins, pincer ses mamelons.
— Arrêtez ! couina Yuja. Vous me faites mal !
— Pas de lait, c’est sûr, grogna une matriarche.
Une autre glissa deux doigts intrusifs entre ses cuisses. Cette fois, Yuja bondit en arrière. Elle feula, montra les dents. Mais les femelles éclatèrent de rire, et la plus âgée — celle qui lui avait pincé les seins — lui asséna une claque brutale.
— Je te déconseille de faire ça ce soir, lorsqu’Endhuu viendra. Il est habitué à ce que ses femelles lui soient soumises, et ça se passera très mal pour toi si tu ne l’es pas ! Ici, on ne tolère pas plus les voleuses que les insolentes.
Ces femelles lui en voulaient d’être ici... elles la prenaient pour une voleuse de mâles. C’en était trop. Cette fois, Yuja explosa.
— Je n’ai pas demandé à être ici ! On m’a amené de force. Je ne veux pas être saillie par Navikhi, ni par Endhuu !
Nanal n’aurait jamais réagi comme ça, songea tristement la petite femelle. Elle se serait montrée plus maligne, plus intelligente. Mais elle ne pouvait plus se taire.
Les femelles la regardèrent, surprises.
— Tu ne l’as pas encore vu. C’est un mâle puissant, un grand guerrier, et un excellent chasseur. Tu ne trouveras pas de meilleur as ellon.
Elles en étaient fières... fières d’être soumises à un mâle despotique.
— Là d’où je viens, les femelles font ce qu’elles veulent ! Elles choisissent leur as ellon. Et il n’y a pas d’ard-ael !
— Et qui protège le clan ? Qui chasse ? Qui fait les petits, et donne le plaisir pendant les chaleurs ?
— Nous avons Naryl, répondit Yuja en hésitant. Et puis Eshm, et...
Elle se tut. Aucun de ces mâles ne servait à l’accouplement.
— De toute façon, on n’a pas besoin d’eux ! rugit Yuja. Les ellith chassent très bien sans l’aide des mâles, et elles défendent le gîte.
— Jusqu’au jour où un clan de mâles attaque, observa gravement la matriarche. Tu ne sais pas ce que c’est, petite, que d’être la proie de toute une harde en rut, qui ne sont pas contrôlés par un chef fort et autoritaire !
— Si, je le sais ! Des Sans Clan nous ont attaqués. Ils l’ont regretté ! Et Naryl a tué leur chef.
Les femelles s’étaient de nouveau rapprochées.
— Naryl ? C’est le nom de ton ard-ael ?
— Il n’est pas ard-ael. C’est le fils d’une chasseresse solitaire, qu’on a recueilli et élevé au sein du clan.
— Ce mâle est adulte ? Il a déjà eu ses fièvres ?
— Oui, toutes les lunes rouges, comme tout le monde...
— Et il n’a jamais tourné son agressivité contre les femelles ?
— Non ! Lorsque les fièvres sont trop dures, il s’isole. Mais en général, il reste avec nous. Il a couché avec Nanal, une fois, mais c’était à sa demande ! Il a aidé les chasseresses à me délivrer des Sans Clan, et a adopté les hënnil de l’autre clan et ceux qui voulaient venir nous rejoindre.
Les femelles se regardèrent. Certaines, déjà, murmuraient.
— Ce Naryl... comment est-il ?
— C’est le plus beau mâle de la sylve. Sa crinière et son panache sont plus noirs que la nuit la plus profonde, et ses yeux ont la couleur de la lune écarlate. Il est grand et musclé, capable d’abattre un daurilim sans aide, et ses crocs sont aussi longs et aiguisés qu’un orc. Et surtout, il est intelligent, et respecte les femelles !
— Pourquoi t’es-tu enfuie, alors ? coupa l’une d’elles.
Yuja baissa la tête.
— Parce qu’il est parti. Il voulait délivrer sa mère du tyran qui a pris la tête de leur clan...
— Délivrer sa mère ? D’un autre mâle ? s’étonna la matriarche. Tu veux dire revendiquer le clan de son père ?
Yuja jeta un œil sombre sur les chasseurs en armes qui surveillaient le clan, tout en restant à distance respectable. Des fils, qui tenaient leurs mères et leurs sœurs captives pour le compte d’un patriarche autoritaire et tyrannique.
— Non. Juste... délivrer sa mère et sa sœur, pour qu’elles soient libres de leurs choix.
— Ce Naryl a donc risqué sa vie sans même clamer de récompense ?
— Naryl n’est pas comme les autres mâles, continua Yuja. Il est différent.
— Différent... répéta la matriarche.
Yuja se rendait bien compte que son histoire avait profondément déconcerté les ellith de ce clan. Rien d’étonnant, vu les mœurs arriérées qui s’y pratiquaient ! Elle les laissa débattre entre elles et s’éloigna, décidée à prendre du repos avant la tombée de la nuit.
Une jeune femelle vint la rejoindre. Elle lui proposa à manger, et une fourrure de daurilim pour s’asseoir et se couvrir.
— On te laissera faire ton khangg demain, lui apprit-elle. En attendant, cette nuit, tu dormiras dans celui de l’as ellyn.
Yuja frissonna. Tout le monde s’attendait à ce qu’elle écarte bien docilement les cuisses devant cet Endhuu. On lui donnait même la chambre nuptiale... mais il était hors de question qu’elle se laisse faire !
— Dis, ce que tu as raconté tout à l’heure... commença timidement la jeune fille. C’était vrai ?
— Oui, répondit durement Yuja en déchirant sa viande d’un coup de dent rageur. Chez nous, les femelles sont libres. Libres de faire ce qu’elles veulent, de rester, de partir, de s’accoupler ou non !
La jeune femelle dessina pensivement du bout de sa griffe sur le sol.
— Et ce... Naryl... il existe vraiment ?
Yuja hocha la tête.
— Et est-ce qu’il est... aussi beau que tu le dis ?
Yuja tourna un regard encoléré sur la gamine. Il n’y avait donc que cela qui comptait, pour elle ?
— Il est magnifique, beau à faire tomber les wyrms en plein vol, cracha-t-elle froidement. Mais il ne s’intéresse à personne. C’est pas le genre de mâle à céder à une petite femelle immature !
La jeune elleth baissa les oreilles. Elle prenait évidemment la remarque pour elle.
— Tu l’aimais... remarqua-t-elle. C’est pour ça que tu es partie.
— J’ai autre chose à faire qu’attendre toute ma vie un mâle capricieux qui ne vient jamais !
— Ah oui ? Quoi, par exemple ?
La question était innocente. Mais elle atteignit Yuja en plein cœur.
— Eh bien, voir le vaste monde, par exemple... ! Je ne connais que les environs de notre caverne. Mais plein de merveilles m’attendent : les monts de quartz, la grande plaine, et même, l’Autremer...
— Mais c’est dangereux, toute seule. Et tu ne veux pas de petits ?
— Des hënnil geignards sans cesse accrochés à mes seins, qui sortent de là en me déchirant le ventre ? Non merci ! Et surtout, je ne veux pas m’accoupler.
Pas avec quelqu’un d’autre que Naryl.
— Et les chaleurs, alors ? Ça ne te fait rien, les chaleurs ?
Yuja enfouit son visage entre ses avant-bras croisés. Les chaleurs... ça la torturait. Elle se rappela de cette sensation suffocante, de l’impression d’avoir de la lave en fusion dans les veines. De ce vagin gonflé qui la grattait, et qu’elle désespérait de sentir empli par la verge bien dure d’un mâle puissant et viril, n’importe lequel, qui lui aurait saisi les hanches et mordu le cou et...
— Ça ne me fait rien, lâcha-t-elle entre ses dents. À condition que les mâles et leur maudit luith restent loin de moi ! Et c’est ce qui se passait avant que ce Navikhi me tombe dessus !
— Si Navikhi ne te plait pas, tu peux demander à Endhuu de t’introniser dans le clan, proposa la jeune femelle. Comme ça, tu resteras avec nous, et tu nous raconteras d’autres histoires sur ton pays et le beau Naryl. J’aimerais bien... si tu plais à Endhuu, il acceptera. Montre-toi affectueuse ce soir, et ce sera bon !
Le « beau Naryl »... quelle farce ! Malheureusement, Yuja était obligé de reconnaitre que cette gamine n’avait pas tort : Naryl avait le potentiel pour devenir une légende du Peuple.
Du moins, s’il vivait encore.
*
Yuja passa la fin de journée avec les femelles, bien à l’abri sous le tuyal. Ces ædhil ne se réfugiaient pas dans des grottes, mais le bosquet était suffisamment touffu pour les protéger des rayons brûlants du Grand Soleil. Et l’arbre central, le tuyal, était creux : l’intérieur était constitué d’escaliers qui permettaient d’atteindre sans la moindre peine les branches les plus hautes. Un gîte agréable, mais sans doute difficile à défendre, ce qui expliquait la présence des fils de l’ard-ael. Normalement, dans ce genre de clan, les mâles pubères n’étaient pas tolérés.
C’est sans doute pour cela que Navikhi a quitté son clan, compris Yuja. Cela doit être pareil chez lui. Et s’il était resté, il n’aurait pas eu accès aux femelles.
Une fois de plus, Yuja se surprit à songer à Naryl. Le modèle de société qu’il proposait était si différent... mais si lui arrivait à se contrôler pendant les fièvres rouges, pourquoi les autres mâles ne le pourraient-ils pas ? Et, à l’inverse, pourquoi défendre aux jeunes mâles le droit de fonder une famille ? Un clan serait sans doute plus fort avec plusieurs mâles et plusieurs couples parentaux. Cela n’empêchait pas d’avoir à sa tête un couple dominant, qui prendrait les décisions importantes, assisté du conseil des ellith. Le tout était de trouver des mâles désireux de renoncer à leurs privilèges pour vivre ainsi. Ils y trouveraient leur compte aussi... bien des mâles mourraient sans même avoir pu se reproduire, victimes des combats brutaux qu’ils se livraient pour conquérir des femelles à saillir. Pourtant, il y avait assez de femelles pour tout le monde ! Certaines étaient même délaissées par les ard-ælim : cela, Yuja le savait.
Accaparée par ces méditations, Yuja ne vit pas la nuit tomber. Et lorsque la lune de Nineath se leva entre les branches des arbres, elle réalisa qu’il était plus que temps de partir.
Discrètement, elle descendit du perchoir où elle s’était postée, une branche haut placée qui lui avait permis d’observer les alentours. Les femelles l’avaient laissée vaquer à sa guise. Aucune n’avait tenté de limiter ses mouvements, ou même de lui dispenser un début de « formation » : visiblement, on comptait sur Endhuu pour ça... sauf qu’elle n’allait pas lui en laisser l’occasion.
Yuja se glissa derrière un groupe d’ellith occupées à nourrir une portée de hënnil chouineurs, puis descendit l’escalier. Elle croisa un adolescent qui la regarda en coin, mais ne lui dit rien. Enfin, elle se retrouva en bas, où quelques femelles s’attardaient à diverses tâches. Elle les salua de la tête, cherchant à avoir l’air le plus naturel possible.
— Où tu vas ? lui lança néanmoins l’une d’elles.
— Euh, je...
— Si tu vas à la rivière, peux-tu me remplir ce pot ? Tu seras gentille.
Yuja n’en revenait pas de sa chance. Sans le savoir, cette elleth naïve venait de lui tendre la perche dont elle avait besoin. La rivière ! Bien sûr. C’était par là qu’elle allait s’échapper. Si elle la suivait jusqu’en bas, elle pourrait revenir à son point de départ, là où Navikhi l’avait enlevée. Elle était une bonne nageuse, et l’eau masquerait son odeur, tout en lui fournissant toute la nourriture dont elle aurait besoin.
— C’est par où ? demanda-t-elle en prenant le pot que lui tendait l’elleth.
— Suis ce sentier jusqu’en bas, et tu y arriveras.
Yuja hocha la tête et bondit d’un pas léger sur le chemin indiqué, qui s’enfonçait dans la végétation. Son cœur battait d’excitation, mais il ne fallait pas qu’elle le montre : sinon, les ellith allait trouver son empressement bizarre. Elle passa sous le regard d’une sentinelle armée d’un nayan, embusquée dans un arbre. Le jeune mâle la fixa de ses yeux perçants, mais en voyant le pot qu’elle portait, il la laissa passer. Une femelle qui ne faisait rien d’autre que son travail de femelle... voilà ce que cet idiot bas du front devait penser !
Yuja descendit vers la berge calmement, attendant d’être hors de vue. Puis elle dévala le sentier et bondit sur une petite plage bucolique, qui ouvrait sur la rivière et l’arche protectrice des arbres ligneux. Ici, près de l’eau, les bruits du clan s’estompaient. On entendait plus que le chant rassurant de l’eau vive... et des halètements de femelle.
Les yeux agrandis pour mieux voir, les oreilles presque dressées à la verticale, Yuja se figea. Il y avait quelqu’un ici. Deux silhouettes qui bougeaient dans la pénombre du crépuscule... bientôt, alors que ses yeux s’adaptaient à la pénombre, ses pupilles s’agrandissant pour passer à la vision nocturne, Yuja discerna une elleth à quatre pattes, sa chevelure dorée renversée sur une fourrure. À ses côtés gisait un pot comme le sien, renversé. Prudemment, Yuja remonta le regard le long de son dos trempé. Et ce qu’elle vit l’horrifia.
Il y avait un énorme mâle, au-dessus d’elle, en train de la besogner. Clairement, il ne s’agissait pas de l’une des sentinelles. Il était plus massif que tous ceux qu’elle avait croisés dans le clan jusque-là : il faisait au moins deux fois la taille du plus grand des mâles. La fourrure sur laquelle la femelle était accroupie était son panache déployé. Entièrement nu, il pétrissait de ses mains griffues les fesses de sa partenaire, à qui il balançait de vigoureux coups de reins ponctués de râles rauques et gutturaux. Les cris de l’elleth faisaient contrepoint à ce chant qui ressemblait plus à un arghad de guerre qu’à une complainte d’amour. Et finalement, arrivé au faîte de son plaisir, le mâle balança sa chevelure bleutée en arrière et poussa un brame de jouissance qui dévoila des canines grandes comme des couteaux, gravées de symboles runiques. Puis, repoussant la femelle épuisée, il se retira, sortant du fondement de sa partenaire un membre épais et noueux, visiblement encore dur. Tétanisée, Yuja ne pouvait plus retirer ses yeux de la scène. Son regard croisa celui du mâle, qui posa sur elle ses yeux dorés.
— La nouvelle femelle, dit-il en nouant son couvre-reins sur sa taille.
Un mâle autorisé à saillir sur le territoire du clan, aussi imposant et sûr de lui... Cela ne pouvait être qu’Endhuu. Et Yuja était allée se fourrer tout droit dans sa gueule !
En trois pas nonchalants, il fut sur elle. L’elleth qu’il venait d’honorer avait déjà ramassé ses affaires et filé sans demander son reste. Visiblement, à l’instar de Yuja, elle ne s’attendait pas à le trouver ici, et s’était laissée surprendre en pleine corvée d’eau.
Endhuu s’arrêta devant Yuja. Il était si grand qu’il avalait tout le paysage : la jeune femelle ne vit plus que lui. Son odeur, puissante et musquée, envahissait ses sens.
— Montre-moi ton visage, lui ordonna-t-il en saisissant son menton entre ses doigts rugueux.
Yuja releva les yeux sur lui. Il avait un visage taillé à la serpe, et couvert de nombreuses cicatrices. Un mâle qui s’était souvent battu... et avait toujours gagné, comme tous les ard-ælim. Son torse puissant était traversé par une longue estafilade, qui, au vu de sa profondeur, avait dû manquer de lui coûter la vie.
— Toute jeune, remarqua-t-il en frottant une mèche de cheveux entre ses doigts.
D’un doigt intrusif, il força Yuja à ouvrir la bouche. Sa griffe frotta le fil de ses crocs, puis effleura sa langue.
— Mhm, grogna-t-il en penchant la tête de côté.
Sa main descendit le long de sa taille, tâta sa chute de reins d’un œil appréciateur, avant de glisser entre ses cuisses. Yuja, mortifiée, n’osait pas bouger. Elle le laissa enfoncer un index à l’entrée de son intimité, se mordant l’intérieur de la joue pour ne pas crier.
— Et vierge, en plus, soupira-t-il en se retirant.
Il renifla ses doigts, puis les lécha.
— Mais bien en chaleur.
Yuja baissa le nez, les oreilles incandescentes. On ne pouvait rien cacher aux mâles. Son corps la trahissait, lui permettant d’être humiliée.
— J’aimerais bien te prendre tout de suite, soupira Endhuu, mais cette garce m’a vidé. Et puis, il y a des règles à respecter. Remplis ton pot et remonte. Je vais voir une elleth enceinte, et je te rejoins dans le khangg.
Il la dépassa et remonta sans même regarder si elle suivait. Bientôt, son odeur de mâle disparut. Yuja était à nouveau seule. Elle tomba à genoux sur la berge, les jambes coupées.
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