Yuja : les yeux de la forêt
Alertée par le bruit, Yuja se tapit dans les buissons. C’était moins une… il y avait quelqu’un, juste devant. Un gros mâle.
Yuja releva la tête timidement. Ses yeux verts dépassaient des hautes herbes, mais elle était si bien dissimulée qu’on aurait pu la prendre pour une partie du décor. Elle rajusta le masque d’écorce qui cachait son petit visage : elle l’avait fait elle-même, comme une chasseresse initiée, et elle en était très fière. Ses tresses blanches étaient recouvertes d’un shynawil de la couleur exacte des feuilles de la sylve, et son corps nu était peint de larges rayures de boue fraîches, destinées autant à la camoufler qu’à masquer son odeur. Yuja savait qu’elle était difficilement repérable : elle n’était qu’une hënnelleth impubère, indétectable pour le nez fin des ædhil. Pas plus tard que la veille, l’un d’eux, un gros mâle en chasse, était passé à côté d’elle sans la voir. Yuja se doutait bien qu’il pistait une proie bien plus intéressante qu’elle. Il fallait se méfier, être toujours à l’écoute de la forêt… mais la curiosité, toujours, était la plus forte.
Et pour une fois, elle fut bien récompensée.
Yuja n’avait jamais vu d’ædhel comme celui-là. En dépit de l’interdiction de l’ard-ælla, elle avait suivi l’expédition des chasseresses pour sauver Taryn, échappant à la surveillance de Nanal. Cette dernière était en chaleur : elle avait fini par quitter la caverne, une nuit, pour répondre à l’appel des mâles sauvages. Yuja en avait déjà observé, de loin, puisqu’il n’y en avait aucun dans son clan. Mais jamais elle n’en avait vu de plus grand, et avec une telle couleur de robe. La crinière de celui-là était entièrement noire, plus sombre encore que les ailes de velours des Baobhan Sith. Elle était longue et emmêlée, agrémentée ça et là de tresses désordonnées. Deux oreilles fines et pointues en dépassaient. Sur son dos large, ceint d’une lanière de cuir tressée – Yuja reconnut un panier-besace, un shynawil et une couverture enroulée, mais aucune arme -, était replié un panache spectaculaire, de la même couleur de ses cheveux. À quatre pattes, il était en train de fourrager au pied d’un grand puval… que cherchait-il ? Yuja laissa traîner son regard sur ses fesses musclées, et sur le long pagne de cuir qui pendait entre ses jambes.
Soudain, il se redressa. Huma l’air, les oreilles en alerte. Les pupilles de Yuja se resserrèrent en suivant la ligne dure de son ventre, ses longues jambes et ses cuisses fuselées. Elles s’arrêtèrent sur sa poitrine nue, et les gemmes rouges et les quartz qui pendaient au bout d’un lacet sur ses pectoraux déjà dessinés. Puis les yeux de la jeune femelle remontèrent timidement sur le visage de l’inconnu… Il ne portait pas de masque de chasse. Son visage était découvert, laissé à nu, et l’effet en fut pour Yuja aussi violent qu’une gifle. Jamais elle n’avait vu quelque chose d’aussi beau. La vision de cette bouche large et sensuelle, de cette peau hâlée, de cette mâchoire solide de mâle, associée à des traits presqu’aussi fins que celui d’une femelle, lui provoqua une vive émotion. Mais ce furent les yeux effilés et aigus du jeune ædhel qui l’achevèrent. Ils étaient de la même couleur rubis que les pierres rouges qui ornaient son poitrail… un poitrail qu’elle avait une envie irrépressible de toucher, même si elle devait en perdre la vie. Mais elle sut calmer son impulsion première, maîtriser son petit cœur qui battait la chamade et se recroquevillait déjà.
Même jeune, cet ædhel inconnu était un mâle. Et les mâles étaient dangereux : elle le savait. Awhem, l’ard-ælla, lui avait interdit de les approcher. Et celui-là était énorme, déjà puissant. Son odeur capiteuse embaumait la forêt, irrésistible, et Yuja savait d’instinct que ce parfum était un piège pour toutes les femelles adultes. Si Nanal avait été là, avec elle… Elle se seraient précipitée hors de sa cachette et livrée à la férocité de cet inconnu, sans la moindre hésitation.
L’inconnu semblait tranquille, cependant. Il ne l’avait pas repérée. Toute son attention était focalisée sur l’arbre, qu’il entreprit de grimper. Yuja admira la façon dont ses griffes, fort longues, s’enfonçaient dans l’écorce rugueuse sans le moindre effort. Bientôt, il disparut dans les hauteurs arborée. Cela marqua, pour la jeune femelle, l’heure de la retraite. Prudemment, elle recula dans les fourrés.
*
Yuja attendit patiemment que le jeune redescende de son arbre. Puis, après lui avoir laissé une certaine avance, elle lui emboîta le pas. Il marchait vite, mais il laissait beaucoup de traces derrière lui. Cette odeur persistante et si caractéristique de mâle, pour commencer. Et il ne cherchait même pas à couvrir ses traces. Elle sentait une certaine hâte chez lui, dans ses foulées de plus en plus longues. Bientôt, il passa sur ses quatre appuis et se mit à bondir. Elle l’imita, tout en restant soigneusement à couvert. L’inconnu la mena jusqu’au pied d’une falaise, qu’il gravit en quelques bonds souples jusqu’à une anfractuosité où il se glissa. Yuja, elle, resta dans l’ombre de la forêt. Elle grimpa dans un arbre et attendit. Le jeune finirait bien par ressortir.
Mais il ne ressortit pas. Yuja entendit un couinement, sûrement celui d’une proie vivante qu’il venait de tuer pour son repas. La jeune femelle passa sa langue rose et pointue sur ses lèvres, avant de se décider à fouiller dans ses propres provisions. Cette poursuite silencieuse lui avait donné faim, et c’était presque l’aube : elle passerait sa journée ici, à l’ombre des feuilles, à guetter la faille dans la falaise. Mais en attendant, manger. Elle avait bien préparé son expédition. La besace passée en travers de son corps, sous le shynawil, était remplie de lanières de viande séchée. Elle en sortit une et commença à la ronger, les yeux toujours fixés sur le falaise. L’inconnu devait avoir fini de manger. Peut-être se reposait-il, ou vaquait à de menues tâches. À quel clan appartenait-il ? Cette crinière et ce panache noirs, cette grande taille et ces yeux couleur de lave… ce n’était pas commun. Pourquoi était-il là ? Il ne semblait pas en proie aux fièvres. Il était peu probable qu’il soit en recherche d’une femelle… Peut-être avait-il été chassé d’un clan. Peut-être cherchait-il une nouvelle tribu à intégrer, comme celle des Sans Clan, ce rassemblement de mâles exclus qui vivaient à la lisière de leur territoire… Eëv en parlait parfois : elle savait pourquoi ils restaient là. Pour enlever les plus jeunes, les plus vulnérables d’entre elles… comme la malheureuse Taryn.
Yuja sentit se cœur se serrer à cette évocation. Taryn était son amie d’enfance. Elle avait le même âge qu’elle… Que faisait-elle, en ce moment ? Avait-elle faim, soif ? Comme elle devait avoir peur ! Yuja n’osait même pas imaginer ce qu’elle vivait. Awhem le disait… les mâles étaient pires que des bêtes. Ils convoitaient le ventre des femelles, pour y déverser leur luith et y planter leurs graines. C’était douloureux, oh oui, mais aucune femelle ne pouvait y résister. Et lorsqu’ils plongeaient leurs crocs dans votre gorge… c’était terminé. Vous étiez leur proie pour toujours.
Awhem, et les autres aussi, avaient réussi à échapper à ce joug. Yuja, ne le connaîtrait jamais. C’était ce que lui avait offert le clan des Sans Mâles, un rassemblement de femelles venues de clans disparates, qui avait fui leur territoire d’origine pour échapper à la cruauté des mâles. Mais Taryn, elle… Taryn était leur prisonnière. Eëv la grande chasseresse, sa mère, s’était précipitée, folle de rage et de douleur, pour sauver sa fille. Morowë, qui connaissait toute la Sylve, ainsi que Nyall, sa sœur jurée, la compagne qui partageait son khangg, avait suivi. Les deux se connaissaient depuis leur fuite de leur clan, où elles étaient, comme presque toutes, les proies d’un ard-æl cruel et tyrannique. Eëv portait Taryn dans son ventre lorsqu’elle avait fui. Elle avait accouché peu après son arrivée, encore couverte des blessures que le père de sa portée lui avait infligées… quelle lutte cela avait été, de conquérir sa liberté ! Awhem le chantait souvent à la Veillée. Il y avait eu des mâles, dans le lot. Et une seule femelle. Aujourd’hui, il ne restait plus que Taryn. Les mâles avaient été rendus à la forêt.
C’est notre loi, disait Awhem. Pas de mâle dans notre clan.
Parfois, Yuja ne pouvait s’empêcher de trouver cette loi injuste. Elle aurait voulu un compagnon pour jouer avec elle, lui attraper des proies inaccessibles ou la couvrir de son panache lorsqu’elle avait froid. Après tout, Nanal partait retrouver les mâles errants régulièrement, et elle rentrait en vie. Couverte de morsures et l’air hagard, mais en vie. Peut-être que les mâles n’étaient pas tous méchants ? L’inconnu à la crinière noire, lui, ne paraissait pas méchant… En tout cas, il ne faisait pas partie des Sans Clans. Tous les mâles Sans Clan portait la marque de l’initiation sur leurs joues : deux longues entailles obliques, qui leur faisait comme des rayures. C’était la marque des guerriers, des prédateurs. De ceux qui avaient déjà conquis une femelle. Ça aussi, Awhem le lui avait dit. L’inconnu n’avait pas ça. Et il sentait bon. Très bon.
Peut-être même qu’il pourrait l’aider à délivrer son amie. Il avait l’air fort. Demain, peut-être, elle essaierait de l’aborder. Le suivre, en tout cas. Oui, c’est ce qu’elle ferait.
Yuja s’enroula dans son shynawil, bien à l’abri sous les feuilles. Ici, elle ne craignait rien. Elle ferma les yeux, et ses longs cils blancs brossèrent ses joues pâles. Elle rêvassa un moment, s’imaginant blottie contre le corps rassurant d’un ami à la douce fourrure noire. Puis elle s’endormit.
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