Chapitre 3 suite
Le restaurant italien où les deux amies s’étaient donné rendez-vous en cette fin janvier était un lieu où Audrey avait ses habitudes. Le serveur la tutoyait et leur avait offert les antis pastis. La salle était assez petite et Ninon avait vue sur l’énorme four à bois derrière le bar. Chaque table avait une bougie allumée et l’éclairage chaleureux contrastait avec le temps hivernal extérieur dont elles venaient.
— On m’a demandé d’écrire mon testament avant l’opération, dit avec un sourire forcé Audrey. Donc si tu veux quelque chose, c’est le moment ou jamais.
Du majeur, elle décrivait des cercles sur le verre à vin.
Il faisait bon, peut-être trop chaud à cet instant.
— Rien, car tout se passera bien, assura Ninon tout en prenant la main glacée de son amie dans la sienne.
— On verra bien mais ça fait peur. Je n’ai plus le choix de toute façon. Il faut que je sois opérée. En soi c’est juste un kyste inoffensif mais il est très mal placé. Il est par là, tu vois ?
Audrey indiqua du doigt l’arrière de son crâne. Avec son énorme masse bouclée, la zone restait très approximative pour Ninon.
— Oui, je vois mais pourquoi maintenant ? Ça fait deux ans que tu as ce kyste.
— Parce qu’il a doublé de volume en six mois et que ça ne va pas aller en s’arrangeant. Avant, je ne pouvais pas lever la tête vers le ciel sans tomber dans les vapes. C’était tout. Je m’interdisais certains mouvements. Maintenant, je peux vomir durant trois jours d’affilées, ne pas me repérer dans l’espace et mal viser une chaise… enfin tu vois, là, ça devient vraiment handicapant. Les médecins m’ont expliqué qu’une opération du cerveau n’était… pas anodine, sur la balance du « on opère /on opère pas », il fallait que ça soit vraiment nécessaire. Après, ils disent que comme je suis jeune et sportive j’aurais plus de chance de récupérer. Donc opération le 2 mars, puis un mois et demi de récupération et nous ferons ton enterrement de vie de jeune fille à Paris ! Nous avons calé la date de ton EVJF en fonction de mon opération. Ça va être cool !
Ninon esquissa un sourire mais l’enthousiasme de son amie sonnait faux.
— Et les risques ?
— Trop démoralisant pour que je les énumère. Tu sais, c’est compliqué en ce moment. J’ai l’impression d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Je ne pensais pas vivre ma première année de mariée comme ça. C’est très dur à vivre.
— Et Jim ? demanda Ninon, en espérant que sur ce plan là les choses se passeraient bien.
Audrey but une gorgée de vin avant de répondre.
— Sans te dire ce qu’il en est exactement, parce que c’est assez intime et que ça le regarde, mais non ça ne va pas bien. On a eu de gros problèmes juste avant Noel. Disons que j’ai découvert des choses que j’aurais aimé savoir avant de me marier.
— A ce point ? s’inquiéta Ninon
— Oui à ce point… je savais qu’il avait des problèmes psy, enfin tu vois, moi aussi j’ai des névroses, mais là, ça va au-delà de ce que je pensais.
— Et aujourd’hui ?
— Aujourd’hui… je me concentre sur mes études, et sur l’opération à venir. Je ne peux pas être sur tous les fronts. Puis mon père a du être hospitalisé d’urgence. C’était horrible. J’ai l’impression que la seule chose qui marche bien ce sont mes cours. Le reste part en cacahouète.
Ninon prit quelques secondes de réflexion. Elle avait peur à chaque question de tomber sur une mine.
— Mais tu aimes toujours Jim ?
Audrey marqua un temps d’arrêt.
— Oui, bien sûr que oui, c’est juste… je ne peux vraiment pas en parler. Sinon de ton côté les préparatifs avancent bien ?
Diversion. Cloison. Ninon esquissa un sourire en coin qui n’échappa pas à Audrey.
— Au fait je t’ai ramené la guirlande que l’on avait à notre mariage. La salle était immense donc on en avait deux mais…
— Juste une, ça ira très bien. Notre salle est beaucoup plus petite que la vôtre. Tiens, j’ai aussi ramené les trente euros pour la guirlande.
— T’inquiète pas pour ça, je te l’offre. Considère ça comme un premier cadeau de mariage. Bon dis-moi vraiment où tu en es des préparatifs !
Cette fois-ci, Ninon sourit sincèrement.
— Ecoute, ça avance, ça avance… On s’attaque au fameux plan de table ! En fait, je pense qu’il vaut mieux se marier après des années de couple, ça peut vite devenir compliqué si le couple n’est pas solide. Pire que le test des premières vacances. Et encore, je ne vais pas me plaindre, sur quelques mois nous n’avons eu que deux grosses disputes autour du mariage. Ça va en soi. En fait, je me demande régulièrement pour quelle raison je me suis mise dans ce pétrin ? Moi et mon perfectionnisme. Il faut être maso tout de même ! J’avais totalement sous-estimé la charge de travail nécessaire. C’est juste deux petits jours de fêtes, ce n’est pas non plus le bout du monde, mais il faut voir le temps que tu passes sur Pinterest à faire des recherches, à regarder les prix, à scruter les soldes, voir les sites plus concurrentiels, à faire des devis, à rechercher des salles, et trouver tes prestataires… c’est fou le temps que tu y passes. Et puis, je ne me simplifie pas la tâche non plus, vas-y Ninon, fais l’urne toi-même, et tous les menus à l’aquarelle, et le tableau de bienvenue à main levée, oui fais-le Ninon, parce que tu aimes ça et qu’il est hors de question que tu payes du made in china. Maso, la fille, maso ! Je vais jusqu’à visiter les airbnb que l’on prend pour les invites, pour calculer le trajet de la salle à la chambre s’ils abusent sur l’alcool, et que ça soit un minimum sympa. Ah oui ! J’ai aussi préparé une playlist longue comme le bras pour la soirée dansante, et puis j’ai fait ça bien, je me suis renseignée sur des sites de DJ pour savoir comment la construire en respectant les cycles. S’il-te-plait, il faut respecter les cycles. Je me suis cru dans le Sens de la fête !
Audrey était hilare. Ninon avait toujours du mal à se lancer, mais une fois lancée… on ne pouvait plus l’arrêter.
— Donc ça avance bien d’après ce que j’entends.
— Oui, ça avance bien, conclu Ninon, qui rejoignit les rires d’Audrey.
Les filles quittèrent le restaurant sur cette note joyeuse. Elles poursuivirent leur conversation dehors pour rejoindre le parking.
— Et pour l’ouverture de bal vous aviez fait comment ? questionna Ninon.
— Une horreur ! On essayait de se motiver mais on se disait aussi que l’on avait du temps jusqu’au moment où tu réalises que tu te maries dans trois semaines et là… là c’est le gros stress. On a du bosser la choré trois quatre fois. Jim avait franchement du mal.
— Pourtant vous aviez géré ! J’étais épatée ! Ca ne sera pas aussi bien que vous, je suis tellement nulle en danse. Une cata !
— Tu vas gérer ma poulette, rassura Audrey en lui donnant un coup d’épaule. Ah ! C’est ici que tu as ta voiture ?
Ninon ne s’était pas aperçue qu’elles avaient marché aussi longtemps. Elle aurait voulu continuer sa discussion mais c’était un soir de semaine, et Audrey devait se coucher tôt.
— Le deux mars, c’est ça ? reprit gravement Ninon.
Le sourire d’Audrey disparut aussitôt.
— Yep, le deux ma poulette. Et ensuite ton EVJF et après … ton mariage !
Audrey pinça les joues fraiches de Ninon.
— Idiote ! répliqua Ninon
— Blague à part, pour la cérémonie laïque, je sais déjà ce que je vais écrire. On se dit à bientôt, d’accord ? On s’organise quelque chose plus rapidement ?
Ninon acquiesça et embrassa son amie à deux reprises. Elle ne voulait pas rejoindre sa voiture. Elles s’éloignèrent l’une de l’autre en se faisant de grands gestes.
C'était la dernière fois qu’elle verrait Audrey debout. La dernière fois, qu’elle pourrait admirer sa longue crinière bouclée. La dernière fois qu’elle entendrait son rire et sa voix. La dernière fois qu’elle serait dans son champ de vision. Et pour la premère fois depuis longtemps, Ninon quitta Audrey sans ce sentiment doux-amer. Elles avaient parlé d'avenir, et ça suffisait à la rendre heureuse.
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