Chapitre 3
_ Bonjour, puis-je vous renseigner ? me demande ce commercial que je n’avais pas vu venir. Le sourire épinglé, comme son prénom au costume qu’il porte, il avance d'un pas, posé et prêt à entamer un dialogue imperméable à la pollution sonore qui sévit en permanence dans son rayon hi-fi high-tech. Propre sur lui, l'air serein, il sait qu'il n'aura jamais de seconde chance de faire une première bonne impression.
Mon simple signe de tête et ma mine détachée suffisent à lui faire comprendre sa méprise. Le sujet qui m'intéresse et m'a conduit jusqu'ici est bien loin de ce qu'il peut imaginer.
Je reprends mon analyse, mais avant, je m'attarde sur un retraité prostré devant un seize-neuvième en promo.
Le conseiller suit mon regard avant de conclure.
_ Très bien, n'hésitez pas à me demander si vous avez besoin de quoi que ce soit.
Nous échangeons un dernier sourire de courtoisie, puis il me quitte pour se diriger vers le client, le vrai. Ce dernier a délaissé son caddie pour porter toute son attention sur les " - 40%" affichés ostensiblement sur une pancarte fluo en forme d'étoile. La télécommande en main, le vieil homme semble perdu par tous les boutons qu'elle contient et les options qui s'offrent à lui. Heureusement, le vendeur arrive à la rescousse. L'assurance et l'amabilité acquises par le métier feront de lui le parfait sauveur… et prédateur.
_ Bonjour monsieur. Vous souhaitez une information peut-être ?
_ Oui... le prix, là, c'est avec ou sans la réduction ?
_ Sans. Il faut les déduire.
_ Ah... et ça fait combien, alors ?
_ C'est écrit là, regardez...
Soudain, du rayon d'à côté, une techno de fête foraine envahit l'espace et toutes les têtes. Sans doute un essai pour témoigner de la puissance de la sono exposée deux allées plus loin. Le bruit, un de plus, reste pourtant sans effet sur le vendeur imperturbable. Armé d'une abnégation digne d'un bouddhiste, il poursuit sa démonstration, télécommande à la main, et loue les mérites de cet équipement d'exception. À ses côtés, l'acheteur potentiel zappe entre l'écran de ses rêves et l'argumentaire du commercial. Un paisible retraité vient de tomber dans les griffes d'un jeune représentant de la grande distribution, bodybuildé à la force de vente.
Dans quelques instants, l'agent aura fini de lui montrer les fonctions essentielles de cette télé (les seules qu'utilisera le client) et lui présentera des facilités de paiement.
Le match, écrit d'avance, n'a donc aucun intérêt.
Sa tirade commerciale interminable finira par avoir raison du captif. Elle s'ajoutera à la sono en démo, aux appels micro, aux chuchotements des téléviseurs et à la radio du magasin. Un brouhaha de fond, entrave à toute résistance. Un trop-plein immersif et corrosif dans lequel beaucoup s'engouffrent sans même s'en rendre compte.
Quand j'y repense, dès mes premiers pas dans la vie active en tant que directeur artistique, j'avais déjà pris le revers des conventions et questionnais la fabrication des messages qui m'entouraient. Chaque jour, nous produisions des actes, des propos, des projets vides de sens dont l'unique objet était de justifier des emplois, d'atteindre des objectifs ou encore de remplir de l'espace commercial, médiatique ou politique. Bien sûr, au départ, j'avais mis ma désillusion sur le dos de ce premier job. Mais le constat fut le même en tant que concepteur-rédacteur, directeur communication, attaché de presse ou spin doctor. Le monde s'investissait aveuglément dans une agitation permanente, industrialisée à grande échelle. Jamais à aucun moment, collègues, partenaires ou patrons ne s'interrogeaient sur l'opportunité de rester immobile ou muet pour en faire un acte fort, assumé. Ils préféraient continuer à nourrir une industrie vide de sens plutôt que d'exploiter le sens du vide.
Après avoir accompagné une campagne de gesticulation politique -jugée réussie par le candidat élu- je décidai d'arrêter toute activité de ce genre, de quitter un champ de bataille d'égos, trop concurrentiel, pour réfléchir, me consacrer à cette activité intellectuelle devenue rarissime. Il me fallait prendre du recul, tourner la page et, avant d'en écrire une autre, passer du temps à observer la nouvelle, lui permettre de s'installer devant mes yeux, de m'éclairer de sa blancheur, de son espace, de ses possibles.
Le microcosme de la communication dans lequel j'avais évolué laissait toute liberté à une contre-proposition responsable, originale, en adéquation avec mes positions, avec ce que j'étais. Un marché de niche s'ouvrait à moi. J'allais pouvoir valoriser l'absence, le vide, tout le potentiel que le non-dit pouvait avoir dans ce monde qui souffrait d'une hypertrophie d'informations.
J'allais tracer ma voie, celle du silence, et convaincre mes futurs clients qu'il était parfois nécessaire de se cacher pour vivre heureux. Certains d'entre eux finiraient même par trouver, dans l'art de se terrer et de se taire, de laisser les choses se faire, la seule issue pour continuer à briller.
Annotations
Versions