Chapitre 5
J'arrive enfin dans le rayon de mes attentes. Ici, plus qu'ailleurs, il n'y a pas d'odeur. Chaque produit y est conservé, fixé, sous vitre. Les packagings aux couleurs outrancières, les appels promotionnels racoleurs ou la farandole chaotique des prix posés çà et là n'y feront rien. Là où je suis, l'ordre subsiste, résiste. À moins dix degrés, il s'impose de fait comme une norme, une règle incontournable que chaque consommateur est sommé de respecter. À cet endroit, tout lui est dicté. Prendre les sacs prévus à cet effet, bien refermer les portes après avoir choisi son produit et surtout faire vite pour ne pas rompre la chaîne du froid. Point commun de tous les supermarchés : ces rayons constituent systématiquement la dernière étape avant de passer aux caisses. Aussi, personne ne traîne. Tout le monde va à l'essentiel. La rigueur, la froideur et l'hygiène ne sont pas prétextes à flâner. Même si moi, je m'y attarde.
Je passe devant les bacs centraux. Leur éclairage uniforme présente avec équité des variétés bien calibrées aux repères colorés. Des camaïeux de bleus pour les produits de la mer. Des verts vifs et vitaminés pour tous ces légumes aux qualités nutritives parfaitement conservées. Du rouge et du jaune, reflets de ces belles pommes de terre à dorer au four. Des artifices sans feu se succèdent. Derrière moi, le bruit feutré d'une porte de bac se referme. La ménagère qui s'est emparée d'un sac de plat cuisiné vérifie d'avoir bien respecté la règle en forçant un peu sur la poignée. Une nappe de condensation recouvre désormais la vitre, opacifiant un court laps de temps sa transparence. Mais la mécanique des fluides va bientôt faire son travail, tout comme le verre antibuée. En dessous de zéro, les éléments réagissent autrement. Surtout dans un espace clos, totalement hermétique.
À ma droite, les armoires réfrigérées exposent leurs cartons de glaces et desserts prêts à consommer. Leurs ronrons métalliques résonnent d'un son monocorde sur lequel il est facile de s'accorder. Des vibrations constantes, sans variations aucunes. C'est une voix, un appel à l'oubli de l'agitation permanente et des bruits parasites qui règnent tout autour. Une invitation à reprendre son sang-froid, à faire abstraction de ces attractions, de fermer les yeux, de n'écouter plus que soi, loin de tout, de l'ambiance joyeuse et tropicale qui tente d'être instillée à travers ce titre de Kassav. Désolé les gars, mais la radio du magasin n'aura aucun pouvoir sur moi. Ici, on est au calme. On est au pays du froid.
Je passe de l'autre côté. Je dépasse les premières armoires de cartons bonimenteurs : pâte fine ou fourrée au fromage, cuite au feu de bois, en pack de 3 ou en XXL... Les pizzas se ressemblent toutes. Mais ces clones tristes attirent tant bien que mal le chaland, faute d'idées, de mieux, de temps. Faute de goût, surtout.
J'arrive enfin devant ma marque préférée, l'objet de mes centres d'intérêt dont les spots de pub étaient diffusés il y a encore quelques instants. Quelle inconscience ! À travers la vitre, j'observe, silencieux, la carcasse rectiligne des compartiments réfrigérés. Les leds blafards en soulignent les traits. Six étages métalliques se superposent à intervalles réguliers. Les prix sont restés affichés en façade, protégés de leur réglette en plastique comme on pourrait préserver des indices, témoignages des ventes retirées. Dans le ventre de la machine, des intercalaires discrets s'érigent comme des arrêtes pour séparer les différents produits qui étaient stockés ici. Au fond, une plaque blanche de métal, criblée d'une centaine de petites ouvertures ovales, s'impose aux yeux des rares observateurs de cette armoire exposée dans son plus simple appareil. Elle en dit bien plus que l'affichette scotchée à la va-vite sur sa vitre. Elle exhibe ce qui la rend unique parmi tous les autres rayons, une certaine idée de la vérité crue, nue, débarrassée de tout superflu. Je pourrais rester des heures ici, devant ce meuble vidé de tout produit, à disséquer son anatomie de verre, de métal et de lumière.
D'instinct, les clients passent leur chemin. Pour eux, il y a si peu à voir, hormis cette affichette d'information scotchée sur la vitre de cet ensemble vide. Une page blanche, d'apparence, dénuée d'intérêt pour la majorité. Et pourtant. C'est une respiration essentielle, vitale, même. Il suffit juste de prendre un instant et de la considérer comme telle. Comme ce saut dans le vide que j'ai fait il y a une vingtaine d'années, dans cette école prestigieuse, Saint-Graal de la pub et du marketing.
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