Chapitre 6
À l'époque, j'étais prêt à faire mes armes et conquérir par la suite les supports et les annonceurs du monde entier, la tête emplie d'idées, de propositions et de contre-propositions comme les quarante autres candidats. Tous agglutinés dans une salle anonyme qui sentait le propre et dont les murs blancs et lisses avaient été laissés intacts. Sa capacité initiale permettait d'accueillir une vingtaine de personnes, mais en serrant les rangs et en collant les tables les unes aux autres, chacun avait pu s'asseoir, non sans difficulté, car il restait à peine de place pour un bureau de superviseur, à deux pas de la porte d'entrée.
Cette étrange promiscuité favorisa une communication spontanée auprès de la plupart des candidats. Certains se connaissaient déjà, ils s'étaient rassemblés côte à côte. D'autres, marquaient leur indépendance et leurs signes extérieurs, lecteur mini-disque aux oreilles, ou plongés dans un livre. Les derniers se contentaient de prendre la température, de jauger les candidats.
Une femme entra. Elle attendit quelques instants afin d'imposer un silence total par le sien.
Après s'en être satisfaite une fraction de seconde, elle prit la parole.
_ Bonjour, je suis Mariko Watanabe, commença-t-elle d'une voix claire et sans faille. Vous êtes ici en tant que finalistes. Vos références, vos notes et vos capacités techniques ont su attirer l'attention du jury. Mais ce que nous attendons, ce sont des créatifs. Des personnes aptes à sortir du lot, à trouver un chemin différent suffisamment fort pour devenir un modèle, une référence, une tendance suivie par d'autres. Ne resteront donc, après ces épreuves, que des des leaders-créateurs.
Le discours était séduisant, en totale cohérence avec son oratrice. Sa sobriété vestimentaire flirtait avec l'austérité sans l'épouser pour autant. Son costume gris corporate était ponctué çà et là de touches carmin savamment dosées. Un bracelet laqué, des talons aiguilles et son rouge à lèvres qui en soulignait leur rondeur guidaient le regard jusqu'à ses yeux en amande et le bistre de sa peau.
Elle ouvrit sa serviette pour en sortir une ramette de papier puis s'empara du crayon - rouge, lui aussi- qui maintenait jusqu'alors ses cheveux noir de jais en un chignon maîtrisé. Elle nota rapidement quelque chose sur un carnet puis reprit la parole en déposant le paquet blanc sur la première table.
_ Je vous laisse prendre chacun une feuille. Une seule. J'attends que tout le monde en ait une.
Elle nous observait nous passer les pages vierges. Je faisais de même.
_ Je me la ferais bien, moi, l'asiat', m'avoua mon voisin que je n'avais jamais rencontré avant. Il faisait partie de ces jeunes étudiants grunge-néopunks-j'm'enfoutiste dont les fringues, trop propres, suffisaient à décrédibiliser l'identité qu'il s'était construite. Il était également de ceux qui adoptaient une posture friendly, du genre : "on est tous en finale, et ça, c'est cool !". Il avait un irrépressible besoin de parler, sans doute pour évacuer le stress. Mais derrière les propos affables et l'attitude sympathique, se cachait un complexe de supériorité manifeste, en recherche constante de reconnaissance. Je ne faisais guère attention à son moulin à conneries; exception faite pour sa confidence personnelle qu'il m'avait adressée. Elle révélait deux informations importantes. La capacité effective qu'avait la maîtresse des lieux pour incarner, à elle seule, le pouvoir de séduire et l'ignorance évidente de mon voisin au sujet de Mariko Watanabe, plasticienne de renom dans les galeries d'art contemporain dont les réflexions sur la notion de détail dans l'art faisaient autorité. Sa place, ici, était lourde de sens.
Tout le monde avait posé bien sagement sa feuille blanche devant soi, même ceux qui s'affirmaient en rebelles.
Elle poursuivit.
_ Bien. Le test qui va suivre est donc le dernier. Il s'agit d'un examen de pratique créative.
Elle sortit un chronomètre de sa serviette. Un frêle sourire ourla ses lèvres. Elle pointa le chrono vers l'assemblée et conclut :
_ Démarquez-vous des autres avec cette feuille de papier et les moyens que vous trouvez autour de vous. Tous les coups sont permis, mais vous restez dans la salle. Vous avez 30 minutes. Pas une seconde de plus.
Le compte à rebours fut enclenché et créa un mouvement de panique générale.
Mon voisin s'empressa de sortir les crayons, feutres et marqueurs qu'il avait toujours sur lui pour écrire une histoire graphique. D'autres commencèrent à découper le papier, le déchirer ou le froisser, puisant dans leur expérience acquise ou en cherchant un accident heureux. J'en vis même une utiliser sa barre chocolatée pour s'exprimer sur la feuille. Le coup de barre illustré… En tous cas, le temps défilait. Moi, j'observai, encore un peu afin de voir si mon intuition était la bonne.
30 minutes après, le chronomètre retentit. Elle s’imposa à nouveau dès les premières paroles.
_ Les personnes qui continuent à gesticuler à partir de maintenant sont éliminées, annonça-t-elle froidement avant de passer dans les rangs et retirer d'emblée le travail des quelques réfractaires qui avaient fait la sourde oreille.
Un silence pesant s'installa dans la pièce. On n'entendait plus que les talons aiguilles de la juge. Ils claquaient et, par endroit, s'arrêtaient. Là, madame Watanabe se penchait sur un travail. Elle notait sur son carnet. Puis reprenait sa ronde. Sans mot dire, chacun de nous prit conscience qu'une première sélection était en cours, sans ménagement.
_ Tu te fous de moi ?!, s'exclama-t-elle au sujet d'un travail, qui reproduisait une barre de Mars, déclinée à la manière de Warholl. Ça, c'est du vu, revu et re-revu. Perdu ! Tu peux partir.
_ Mais, attendez... je peux vous expliquer...entama l’autrice.
_ M'expliquer ? M'expliquer quoi ?!! Elle regagna son bureau et s'adressa à tous les candidats. Je pense que certains d'entre vous n'ont pas compris ce qu'on attendait. Il n'y a pas de concession ou d'explication dans ce que je vous demande. Ça doit être limpide. Il ne s'agit pas de poser une couleur, de faire du volume ou d'écrire une belle histoire. Si vous vous êtes contentés de cela, vous pouvez partir. Je parle d'instantanéité. De ressenti. De communion avec le spectateur. Désolée, mais pour vous c'est game over, conclut-elle sans sourciller face aux pleurs de la candidate, recalée et humiliée.
Elle poursuivit son tour de table, intervenant de temps à autre au pupitre pour dénoncer les pires exemples qu'elle ne voulait pas voir.
Elle arriva à mon niveau et s'arrêta sur la proposition de mon voisin, une sorte de BD, qui jouait du rapport distordu entre texte et image. Je le trouvais intéressant. Sans plus. Après s'être attardée quelques instants sur ce travail, elle fit une petite moue. Mon voisin lui sourit.
_ En tout cas, mon taf fait tout de suite la différence avec d'autres, lui adressa-t-il en faisant un signe de tête vers ma feuille.
Celle-ci était intacte. Elle était là, parfaitement lisse, posée sur ma table. Je levai les yeux vers la belle Asiatique pour me perdre, un bref instant dans la noirceur de son regard. Elle croisa le mien, sourcilla, puis s'empara comme une furie de ma page blanche. Elle regagna sa place au pupitre, là où étaient dénoncés les créateurs imposteurs et leurs méfaits. La juge tendit ma feuille, sa face immaculée vers le public. Elle allait prendre la parole.
Moi, je restai accroché à ses yeux. Ils glissèrent en bas à droite de cette page. Sur la signature que j'avais apposée au verso, discrètement. Elle fixa un instant ce détail qui faisait toute la différence.
_ Je... je voudrais toute votre attention, s'il vous plaît. Ceci… est un exemple de ce que nous attendons tous ici. Une prise de risque énorme, une économie de moyen, une identité claire et une proposition forte. Simon, c'est bien votre prénom ?
J'acquiesçai, transi par son charisme et une fierté personnelle qui me laissait sans voix.
_ Simon a ici pris le temps d'observer. De vous étudier en gardant en tête l'objectif de cette épreuve : se démarquer.
_ Non, mais là, c'est n'importe quoi... grommela mon voisin alors qu'une indignation sourde frémissait dans la salle.
_ S'il vous plait ! Merci de me laisser finir. Je demanderais d'ailleurs aux mécontents qui grognent actuellement de réfléchir à l'illustration, parfaite, qu'ils viennent de donner pour étayer mon avis. Aucune autre proposition ici présente ne rencontrera autant d'oppositions, de réactions et de réflexions que celle de Simon qui, par sa seule et unique signature, a décidé de garder intact, sans aucune intervention de sa part, ce support. Cette réponse, car il s'agit bien d'une réponse, se démarque d'emblée de toutes vos productions et émerge du chaos qu'elles génèrent. D'emblée, je peux vous le dire, Simon : bienvenue parmi nous.
Cette simple feuille blanche était mon passeport pour entrer dans cette école prestigieuse. Mieux encore, elle avait été à la source du mutisme définitif de la part de mon voisin, me plongeant dans un calme et une sérénité fort appréciables.
Durant tout mon cursus, Mariko, m'enseigna sa passion pour l'art minimaliste. Elle me transmit également les bienfaits du yoga et sa technique de la bougie imparable pour faire le vide dans sa tête, préalable à d'autres pratiques… plus tantriques. Une période où j'explorai le vide, son importance et sa présence dans toute création. Aussi, l'art conceptuel ou éphémère constituait la base de mes études, avec, en point de référence constante, les œuvres d'On Kawara ou l'exposition du vide d'Yves Klein. Tout me ramenait à la puissance de ce rien comme élément essentiel dans chaque domaine : l'espace-temps était nécessaire à la mémorisation d'un message, la réserve spatiale éloignait l’œil des mentions légales d’une publicité, quant aux temps de silence, ils permettaient de rythmer les discours.
Des presque rien invisibles, des absences qui faisaient toute la différence.
Un peu comme cette notice d'information, papier blanchâtre affiché sur la vitre d'une armoire vide.
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