Le son feutré de la fermeture de ma porte clôt définitivement cet espace avec le dehors. Une profonde respiration. Yeux clos, je profite de ce moment parmi les carbones et plastiques qui calfeutrent toute pollution sonore étrangère. Je retrouve mes repères, l'odeur du cuir, les tapis de sol propres qui sentent encore le neuf. Je laisse glisser mes doigts sur le volant, reprends le temps d'en apprécier la surface et les formes qui épousent mes mains à leur contact. Je regagne mes aises, la sérénité au sein des gris sourds du tableau de bord, des touches chromées, des courbes design qui confèrent à cette voiture un cocon totalement hermétique. Le calme et l'ordre reprennent leur droit. J'ai toujours aimé ce sentiment de sécurité.

  Il m'avait d'ailleurs inspiré pour l'ambiance de la dernière publicité que j'ai réalisée avant d'abandonner ce monde absurde. Elle vantait ce bien-être en détaillant la finition du cockpit d'une Mercedes sans aucune illustration sonore. Ma campagne se démarquait des autres de par son mutisme. Elle était à elle seule une respiration au sein des pages de pub qui s'égalaient. J'ai quitté mon poste lors de sa première diffusion. Parait-il que la vente de ce modèle était des plus bas. Soit. C'est en tout cas la seule trace durable qui me reste de toutes ces années de boniments.

Appel téléphonique. Flora Doménis.

_ Flora ?

Je démarre.

_ Je peux vous parler, là ?

_ Oui.

_ Ok. Sur la photo que vous m'avez envoyée, dans le reflet : il y a quelqu'un derrière vous.

_ Et ?

_ Bien… c’est moi qui hallucine ou c’est ?

_ C’est ?

_ On dirait... Greg Sapiro !

_ ...

_ C'est lui ? Vous êtes sérieux ? Il vous a suivi ?

_ Je pense.

_ C'est dingue ! Ça veut dire qu'il vous a reconnu. Et il va faire quoi ?!

_ Son job.

_ Alors... on a encore besoin de lancer une alerte ?

_ Pas forcément.

_ Ok... justement, Mc Kenzie revient aux nouvelles. Ils flippent là-bas. Ils sont prêts à déclencher une com de crise. Je leur ai dit que vous alliez les contacter.

Tous les mêmes.

_ Confirmez-lui, s'il vous plait. Je le fais dans 10 minutes.

_ D’accord. Et sinon, Emilie a appelé. Elle voulait savoir si vous diniez avec elle ce soir. Je lui dis quoi ?

_ J'y serais.

_ Ok. Et pour l'alerte ? On attend combien de temps ?

_ Sapiro bosse vite. Une heure lui suffira.

_ Ok. Chrono enclenché. À toute à l'heure.

_ Merci.

  Concernant notre affaire, une issue favorable semble se dessiner. Ah, la sortie c'est par là…

  Dans 10 minutes, j'appellerai mon client. Je lui confirmerai ma stratégie et une posture qui m'est chère : ne rien dire et ne surtout pas répondre aux balbutiements des réseaux sociaux. Après tout, ce n'est qu'un suicide. Un de plus, certes et dans un parc d'attractions de renom dont il a la gestion. Mais la lumière devrait être rapidement braquée sur une autre viande froide. Périmée et en grande quantité, celle-ci. Dans ce contexte, les cris d'une veuve auprès de ses 645 followers resteront muets contre la vague d'affichettes qui fleurissent sur tous les rayons surgelés des supermarchés. Des populations - pire, des enfants - en danger valent bien plus qu'un seul drame humain.

  Par chance, Greg m'a suivi. Lui, il n'est pas comme les autres. Ce n'est pas monsieur tout le monde. C'est un fouineur, un vrai qui fait honneur à sa carte de presse. Il m'a vu prendre ce cliché -il me file depuis une heure- et pensera me couper l'herbe sous le pied en publiant l'exclu d'ici quelques minutes. C'est de bonne guerre, après tout. Il fait son boulot, celui d'informer, d'alerter, de mettre en lumière. Le mien... c'est justement le contraire.