Chapitre 1
Comme tous les jours, je m'étais rendu à cet endroit que j'appelais le « bureau », à savoir le bar du quartier qui accueillait ma pauvre carcasse tout au long de la semaine, dans le centre historique de Brive-la- Gaillarde.
Je m’appelle Franck Héloïse, et je suis écrivain. Mais s'il y avait un lieu où je détestais taquiner la muse, c'était bien chez moi. Dans mon petit appartement, tout respirait l'intérieur d’un auteur sans le sou, et par corrélation, célibataire. En effet, qui voudrait partager l'existence d'un intermittent du spectacle, d'un dilettante de la vie comme moi ?
Il y régnait donc un bordel sans nom : les livres s’empilaient, véritables aimants à poussière, envahissant chaque recoin de mon réduit deux pièces. Mais si je ne parvenais pas à écrire chez moi, au milieu de ce capharnaüm, j'aimais mon intérieur ! J'adorais cette idée d'être entouré à craquer de bouquins. C'était exactement l'image que j'avais de mon futur depuis l'adolescence. Et d'une certaine manière j'y étais parvenu : j’étais auteur !
Jusqu’alors, je n'avais publié qu'un recueil de poèmes et quelques dizaines de nouvelles en autoédition. J’avais reçu deux récompenses dans des concours pour des nouvelles fantastiques. OK, c'est peu… et c’est vrai que je vivais plus du RSA que de ma plume, il fallait bien l’avouer. Je tentais de m’autosuggérer qu’un jour, je percerais...mais j'éprouvais des phases de doute récurrentes. Les fameuses affres de la création. En général c'est dans ces moments-là que je me réconfortais, et esquissais un sourire en repensant au jeu de mots de Gainsbourg: « les affreux de la création ». Car oui, nous, les artistes, nous sommes effectivement des affreux, des monstres de mégalomanie !
Qu’est-ce qui me faisait continuer à écrire et à croire que mes textes pourraient intéresser ou émouvoir quelqu'un ? Et pourquoi pas changer leur vie tant qu'on y est ? Il faut un orgueil démesuré pour penser cela, ou bien une douce folie !
Bon ça, c'était lors de mes régulières crises existentielles. Je me rassurais à l'époque en me disant que la poésie ne se vendait pas, que j'étais un poète maudit, un incompris. Pas un génie bien sûr, mais quelque chose tentant de s'en approcher. Je me disais qu'il restait une place entre François Feldman et Arthur Rimbaud.
Comment oublier ce jour ? Le jour où tout a basculé…
Une fois entré dans le bar, je me suis installé à ma place, celle qui m'était réservée : l'endroit le plus discret dans le coin au fond à droite du bar. Un endroit d'où j'observais les gens dans leur course folle. Je pouvais voir mes contemporains faisant tout ce qu'ils pouvaient pour survivre, à défaut de vivre.
En face de moi se dressait un miroir, présent, certainement, pour donner l'illusion d'un espace plus grand. Je levai les yeux et tombai sur ce reflet pathétique d’un écrivain en devenir depuis dix ans déjà ! ...Et dix ans de galère ça commençait à faire. Je vis ce visage si pâle, émacié, que mes longs cheveux fins et noirs rendaient plus fantomatique encore. J'étais une ombre qui passait inaperçue dans la vie des gens.
Heureusement, il y avait dans ce bistrot une véritable communauté composée des habitués. Les propriétaires avaient rêvé cet endroit comme un lieu de convivialité et de culture. Une fois par semaine, se tenait un concert de blues ou de jazz. Cela nous sortait un peu de notre train-train. Le couple Varin avait donc façonné cet endroit selon leurs idéaux. Ils se réclamaient avec force de la pensée alternative, anarchiste, «au bon sens du terme », comme ils avaient l'habitude de le dire… lorsqu'on les interrogeait sur leurs opinions politiques, ils répondaient, une flamme dans les yeux, la flamme de la jeunesse et d’une vie de combat :
-Nous n'aimons pas le mot anarchiste, il signifie le chaos ! Non, nous ce qu'on attend c'est de construire un monde de liberté où la paix, l'autogestion, et la vraie démocratie triompheraient…
Ils étaient hélas tous deux décédés de la même maladie à quelques mois d’écart : le cancer du poumon. La cigarette avait eu raison d'eux.
Il restait leur fille, Katherine avec un K. Ils avaient ajouté cette coquetterie au prénom de leur seule descendance. C’était en référence à leur vision idéalisée de la Russie, et de ses penseurs libertaires de Bakounine à Kropotkine. Katherine avait repris le flambeau, faisant le choix d’interrompre ses études d'anthropologie. Elle était devenue gérante et serveuse des « 3 Hippies », afin de perpétuer l'héritage et les rêves de ses parents. Jamais on ne l'avait entendue se plaindre de ce choix.
Un soir de beuverie, les Varin fraîchement arrivés à Brive-la-Gaillarde s'étaient dit :
-T'as vu, leur emblème c'est trois épis. Il y a même leur plus grande librairie qui s'appelle « les 3 épis ». Pourquoi on appellerait pas notre zinc « les 3 hippies » ?
-Carrément chérie ! Je trouve que c'est la meilleure idée de la journée.
-Quoi donc ?
-Ben appeler le bar les « 3 hippies » !
-Ah oui, c'est vrai… note-la avant qu'on oublie !
Voilà le sens du bout de nappe, taché de vin rouge qui était encadré religieusement en haut de la porte du bar. Le morceau de tissu contenait ces mots quasi-illisibles : « nom du zinc : les 3 hippies »
Un rire gras me sortit soudain de mes rêveries. Je quittai le reflet peu flatteur que me renvoyait le miroir jauni par la fumée de cigarettes. Une patine qui rappelait cette époque révolue où fumer était la norme.
-Alors Katherine, quand est-ce que tu m’épouses ?
-Qu'est-ce qui te dit que je suis intéressée par les garçons ?
-Ah d'accord ! Alors comme ça tu serais une lesbiche.
-Et pourquoi pas ?
-Je suis prêt à m’habiller en tutu si ça peut te faire changer d'avis.
-Peut-être que tu serais plus sexy comme ça, Tom… Mais je doute que le quintal que tu as dépassé depuis bien longtemps soit très harmonieux avec un tutu.
- C'est vrai que tu es une gou…enfin une fille qui aime les filles ? rajouta Bébert, un autre pilier de bar.
- Ça expliquerait beaucoup de choses, reprit Tom. Par exemple pourquoi on sort pas encore ensemble.
-Votre homophobie m’atterre, les gars. Non, je ne suis pas lesbienne. Mais à devoir supporter des lourdauds comme vous, on finirait par se poser la question !
Cela faisait trois ans que ses parents étaient partis, et depuis trois ans, Tom lui faisait du gringue à sa manière, avec toujours ce manque de tact, de finesse. Ce n'était pas le mauvais garçon. Il était même plutôt sympathique. Tom était un jeune militaire à la retraite qui avait fait le temps qu’il avait jugé nécessaire. Ni plus, ni moins. Après quinze ans de bons et loyaux services dans l'infanterie, il avait pris une retraite anticipée considérant que celle-ci lui suffirait pour vivre. Une petite rente qu’il agrémentait çà et là de travaux au black. Quand il avait un peu trop abusé de la boisson, il ne pouvait s'empêcher de critiquer l'armée, l’Etat et disait à qui voulait l'entendre que ces week-ends de déménagement au noir lui permettaient d’avoir selon ses mots : « une belle vie ». Lorsqu'il tenait ce genre de propos et qu'il commençait à se lisser la moustache avec satisfaction, tic qui ne présageait rien de bon, on pouvait être sûr après cela qu’il allait envoyer une de ses saillies grossières et déplacées. Mais lorsqu'il dépassait les bornes, seule Katherine pouvait le convaincre de quitter le bar et d’aller décuver chez lui.
Ce qui est terrible c’est que, si on regarde bien, tout le monde tombe amoureux de la barmaid, comme tout le monde s’amourache de sa jeune prof d’anglais au lycée. Ce doit être le même phénomène d’attraction…
Moi aussi, j’éprouvais des sentiments pour Katherine. Mon amour était intense, mais je n'osais le lui avouer. La plupart du temps je restais silencieux. Et entre deux scènes du roman sur lequel je m'étais attelé depuis deux ans déjà, je faisais des pauses en l’observant. La voir servir les gens en se déplaçant avec une grâce toute féline, était devenu pour moi source de ravissement sans fin. J'aimais tout chez elle : ses cheveux colorés au henné, qu’elle coiffait en chignon, et qu’elle maintenait au moyen d’un pinceau ou d'un crayon, ses vieux jeans délavés, son visage aux traits fins, ses yeux clairs qui passaient du vert au gris selon la lumière…Tout chez elle respirait la féminité. C'était la femme idéale pour moi ! Une sorte de muse bohème inaccessible. Cela, elle me le faisait bien comprendre. Elle restait toujours distante, et, après trois ans, elle continuait à me vouvoyer, alors qu'elle tutoyait tous les habitués du bar.
Oui, je me souviens très bien de ce jour-là. C'était un mois de février froid et sec, comme il en existe dans le sud-ouest de la France. Nous étions au chaud à l'intérieur du bar, et j’observais avec attention les rayons du soleil qui inondaient le bistrot. Ils se réfléchissaient sur le comptoir en cuivre et dans le miroir qui semblait m'observer. C'était une journée idéale. Le printemps n’était pas loin ! Je regardais mon café, goûtant la félicité de ce moment. J'étais réellement à ma place ici.
Il était quatorze heures passées, et le bar commençait à se vider. Les travailleurs avaient fini leur pause. En quelques dizaines de minutes, le bistrot bondé devint quasi désertique, laissant place aux seuls habitués. Il y avait Tom bien sûr. Lui, on le remarquait à toute heure de la journée, et d'autres personnages hauts en couleur.
Le client le plus ancien des « 3 hippies » s’appelait Bertrand qu’on avait surnommé assez rapidement Bébert. Je ne connus jamais son nom de famille. C'était un papi retraité du Trésor Public, où il avait travaillé comme comptable, ce qui ne l’avait pas empêché de se ruiner dans le loto, les tickets à gratter et dans l'alcool bien sûr. Tom le titillait de temps en temps en lui lançant un ironique :
- Tous les perdants ont tenté leur chance !
Mais ces deux-là s'entendaient bien et discutaient souvent ensemble.
Enfin à quatorze heures pétantes, chaque jour, Lisa faisait son entrée remarquée dans le bar. C'était une vieille dame originale, dont l’âge faisait pardonner toutes les excentricités. Elle était très coquette et arborait toujours des tenues extrêmement bigarrées. Chaque jour elle sortait avec un chapeau différent, et elle portait sur elle un nombre impressionnant de bijoux, bagues, boucles d'oreilles et autres pendentifs exubérants. Tout comme avec Bébert, Tom était rapidement passé de petites provocations à un sentiment d'amitié. Il faut dire que ces gens et moi, on était comme une famille dont Katherine était la Mater familias…
La conversation sur l’homosexualité présumée de Katherine allait encore bon train.
-Laissez donc Katherine tranquille. C'est son droit le plus absolu de préférer les femmes, lança la vieille dame avec un sourire malicieux. Si elle préfère l’abricot à la banane, ça la regarde.
MLF ! hurla-t-elle soudain en levant un poing serré.
-Voilà, c'est gagné ! Je vais passer pour une lesbienne maintenant… Enfin bon, si cela peut calmer un peu les ardeurs de Tom, je n'aurais pas tout perdu …
Et c'était comme ça tous les jours. Une routine apaisante dans laquelle je me sentais bien.
Le bureau !
Je tentais alors de terminer mon premier roman. Un roman jeunesse de fantasy. Pour cela j'avais imaginé tout un univers et je m’étais beaucoup documenté. Notamment sur le monomythe de Joseph Campbell que je trouvais fascinant. Ce spécialiste de la mythologie comparée avait glané à travers le monde tout un ensemble de mythes et de légendes. Il s'était rendu compte d’un certain nombre d’archétypes et d’intrigues récurrents. Ça avait été une découverte extraordinaire ! Moi qui avais un peu étudié la philosophie en prépa et à l'université, j'en étais arrivé à une observation désespérante : la philosophie ne servait plus à rien. Depuis Nietzsche au moins, la vérité était inaccessible. Tout était relatif, subjectif, un verbiage absurde. Il n'y avait pas de vérité objective. Et je découvrais chez ce chercheur la preuve que si ! Il y avait une universalité dans l'humanité quand il s'agissait d’écrire le récit de chaque civilisation. Je brûlais d'envie de créer un de ces textes quasi-mythiques, selon cette structure commune à toute l’humanité, de son apparition à nos jours.
Après avoir suivi avec amusement la discussion autour du tutu, je décidai de me replonger dans l'écriture du roman. Je fus alors parcouru par un frisson. L’écran de mon ordinateur était devenu noir. Je n'avais pas dû me rendre compte que la batterie était déchargée. Je me mis à farfouiller dans la sacoche où je rangeais mes carnets ainsi que mon ordinateur.
Mince j'avais oublié le chargeur.
Je sentais que je pouvais continuer le chapitre en cours. L'inspiration était là. Je laissai mon ordinateur sur la table du café qui m'était réservée. Je savais que personne n’y toucherait : Katherine y veillerait. Je marchai alors d’un bon pas jusqu’ à chez moi, tentant de me souvenir des idées que je voulais exploiter pour mon quinzième chapitre. J’avalai les escaliers qui menaient à mon appartement au quatrième étage, sous les combles. Heureusement pour moi, je m’y retrouvais dans mon capharnaüm. Je me saisis du câble et je retournai au « bureau ».
Je branchai mon PC et appuyai sur le bouton Power.
Rien ne se produisit.
Un sentiment d'angoisse commençait à monter, mais je ne voulais pas m'avouer ce qui était arrivé. J’enfonçai frénétiquement le bouton power, le bouton échap, même si je ne savais pas à quoi cela servait, priant tous les dieux pour que ce ne soit pas ce que je pensais. Après cinq minutes d'acharnement, le miracle se produisit : l’écran s’alluma…Mais la situation se révéla pire encore que ce que j’avais envisagé. Une tête de mort apparut, clignotant violemment sur un fond rouge. J’avais été piraté !
Je me jetais alors sur ma boîte mail, l'endroit où je sauvegardais toutes mes données, toutes mes recherches, tous mes écrits passés ou en cours. C'est alors que je réalisais l'étendue du désastre. J’avais tout perdu ! C'étaient deux ans de ma vie envolés en fumée, deux années de travail acharné sur ce fichu roman réduit au néant.
Je me levai tel un zombie. Je me dirigeai vers la sortie, complètement sonné.
Je laissai là mes affaires. Tout tournait autour de moi.
Je lus de l'étonnement et de l'inquiétude dans le regard de Katherine, mais je ne dis rien. Je sortis, hébété, dans les rues du centre de Brive-la-Gaillarde. J'étais complètement désespéré. J’ai bien dû marcher une bonne heure ne sachant où j'allais …
Sans que je ne m'en aperçoive, j'arrivai devant une église il me semble que c’était l'église Saint-Sernin. Encore aujourd'hui, je n'en suis pas sûr. Je m'adressai alors au Tout-Puissant -si jamais un tel monstre d’égoïsme mégalo existait …
-Pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu m'imposes ça ? N’y a-t-il donc pas un Dieu pour les écrivains ? Est-ce que nous sommes tous destinés à souffrir ? Nous sommes punis parce que notre travail est une passion dérisoire ? Et les lecteurs, on ne leur apporte rien ? On est des saints, ouais des putains de saints !
Je suis resté là en silence pendant un long moment que je n'ai pu mesurer. Devant ce silence glacé que me renvoyaient les dieux, je me suis dit :
-Effectivement je suis maudit…
Je rentrai machinalement dans mon appart crasseux, seul, résolument seul. Je me trouvais dans un désespoir abyssal : qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire ?
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