CHAPITRE 2

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Lorsque je me réveillai, je ne savais plus si le désastre de la veille était un cauchemar ou la réalité. J’étais encore sous le choc…C'était le pire qui pouvait arriver à un écrivain : perdre son travail à cause d'une machine. Je plongeai alors dans une perplexité sans fond et une rage inhabituelle chez moi, commença à monter. On était tellement dépendant de notre technologie. Elle faisait notre fierté, et on en était arrivé à un état de « servitude volontaire ». On en était réduit à accepter de dépendre d'elle, des prométhées devenus des esclaves sans aucune forme de rébellion, puisque c'est nous qui l'avions voulu ainsi...Ah, elle nous arrangeait bien cette vie de progrès, toujours vers plus de facilité et d’immédiateté ! C'est sûr ! Mais quand ça plante, là, on découvre l'étendue de notre esclavage.

Jamais je ne parviendrais à réécrire le texte que j'avais perdu. J'avais tout donné, tout misé sur ce projet…

Lorsque j'écrivais mon recueil de poème, je passais essentiellement par le papier. Des poèmes, surtout les miens, c’est court. En effet j'avais l'habitude d'utiliser l'écriture automatique dans des formes très resserrées. Chaque mot parlait par lui-même, si bien que je n’avais pas besoin d’en utiliser beaucoup pour faire émerger la poésie de mon inconscient. Mais pour un roman, là, c'est une autre histoire. Il y a un siècle, cela semblait naturel à tout le monde d'avoir un manuscrit qui en était vraiment un. Mais qui aujourd'hui pouvait envisager cela ? Jamais un éditeur n'accepterait un manuscrit écrit à la main. Et sans traitement de texte numérique, pas d’ebook. On est bien cerné par ce progrès aliénant. Cette technologie est devenue indispensable, incontournable, inéluctable.

Je commençais vraiment à croire à mon roman. Quel gâchis ! Et bordel, pourquoi n'avais-je pas fait d'autres sauvegardes ? Je n'avais fait que me l'envoyer par mail et je n'avais pas prévu ce qui était arrivé. Merde j'aurais dû prévoir tout ça ! J'aurais dû faire mieux !

Alors que je prenais la mesure de la situation, le temps suspendu s’égrainait avec une lenteur inouïe. Les secondes s’étiraient comme des minutes. Je tombai sur une forme inconnue dans le miroir. Je pouvais voir l'ampleur du désespoir qui habitait le regard de cet étranger.

Je me mis alors à penser sérieusement à arrêter mon activité d'écrivain. Qu'est-ce que cela avait bien pu donner ? Dix ans de ma vie, presque dix ans à me voiler la face. Je n'avais vendu qu'une poignée d’exemplaires de mon recueil de poèmes dans les salons du livre locaux, et le site qu'un ami m'avait créé n'avait engrangé que cinq ventes. Et pourtant, j'avais livré mes tripes dans ces poèmes. Tout ce que j'avais, tout ce que j'étais, je l'avais craché dans ces textes. Et cela pour quoi ? L'anonymat et le silence. Rimbaud avait choisi le silence en cessant d'écrire alors qu’il était parvenu au summum de son art. Moi, ce silence allait m'être imposé. Ma vie était un échec. Je me mis à maudire le système d'édition qui existait alors en France. Avec sa surproduction d'auteurs, il était impossible ou presque de percer. Ces dix ans me revinrent à la gueule, dix ans à galérer ...à rechercher les moyens de distribution alternatifs, l’autoédition, la recherche de l'imprimeur le moins cher sur internet ou à proximité de Brive, les dépôts ventes dans les petites librairies de la région qui me faisaient penser que je vendais mon âme au diable, tout au rabais. Tous ces kilomètres parcourus dans la région pour participer à un maximum de salons de livres locaux ... Tout cela pour me rendre compte que les touristes n'achetaient que des romans régionaux, et finalement pour ne vendre qu’un ou deux exemplaires quand cela marchait, et aucun, plus souvent que je ne voulais me l'avouer. Même l'essence et le repas n'était pas remboursés. Je vivais à perte ! On dit qu'il y a plus d'écrivains que de lecteurs en France ... et malheureusement je crois que ce n'est pas juste une boutade. J'avais bien essayé de publier à compte d'éditeur mon recueil de poèmes, et deux ou trois recueils de nouvelles. Là aussi, ça avait été un fiasco. J'avais attendu des mois nerveusement, ne parvenant plus à écrire, espérant réellement que je pourrais être publié en passant par la grande porte. Mais à chaque fois, ça avait été les mêmes lettres stéréotypées : « nous sommes désolés mais votre ouvrage n'entre pas dans la ligne éditoriale de notre maison d'édition ». Je ne devais m'en prendre qu’à moi-même. Je n'avais pas été assez productif, et j'avais choisi des genres littéraires qui ne se vendaient pas : la nouvelle et la poésie. Voilà pourquoi j'avais placé tant d'espoir dans ce roman. Dix ans dans la gueule !

Je rejoignis donc mon lit, pensant à ce que je pourrais bien faire de ma vie. Rien. Je n'étais qu'un bon à rien. La seule chose qui me donnait la force et l'envie de me lever, c'était d'écrire. Mais si on n’écrit pour personne, si l'on n'est pas lu, alors à quoi bon continuer ? C'était absurde.

Très tôt, j'avais été marqué au fer rouge par le sentiment d’une vie privée de sens. J’en étais arrivé de manière extrêmement précoce à l’idée terrible que le travail n'était qu'une aliénation désespérante. On répétait sans cesse, d’une journée à l’autre, la même tâche abrutissante. Voilà pourquoi j'avais choisi d'étudier la philosophie et la littérature. Là, me semblait-il, tout était en mouvement… Mais ici aussi, alors que j'étais jeune prof, j’avais eu l’horrible confirmation que même ce travail était d’une vacuité incommensurable. J'en étais réduit à pousser mon rocher en haut de la montagne pour le voir retomber tout en bas. Je devais recommencer l'année d'après, avec un programme à peu près similaire, et des gamins peu intéressés par la littérature.

J'avais donc profité d’une possibilité octroyée par l'Education Nationale : on pouvait s'interrompre dix ans pour exercer un métier différent, et retrouver son poste après. Et j'arrivais bientôt au terme de ces dix années. La date anniversaire se situerait à la fin de l'année scolaire. L’épée de Damoclès s’apparentait de plus en plus à un couperet sur le point de réaliser sa funeste fonction. J'avais jusqu’à juin pour faire mon choix : retourner à un travail qui ne me convenait pas, ou vivre du RSA à vie ! Comment est-ce que je pourrais enseigner à nouveau après dix ans ? Cela ne me convenait pas à trente ans, alors je ne pouvais qu’envisager le désastre que ce serait à quarante. Dix ans ! Je sombrai dans un état catatonique.

Après un long moment, la sonnette de la porte retentit.

Qui cela pouvait-il être ? Moi qui ne recevais jamais de visites, j'avais l'impression que c'était la première fois que j'entendais ce bruit. Je me traînai jusqu’à l’entrée. A ma grande surprise, Katherine était sur le pas de ma porte.

-Bonjour Franck, je m’inquiétais un peu pour vous. Je vous ai rapporté votre ordinateur. D’après ce que j'ai vu…

Je pensais à l'inviter boire un café à l'intérieur. Mais j'avais un peu honte du boxon qui régnait dans mon appartement, et pour tout dire je n'osais franchir le pas, quand bien même elle se trouvait à ma porte…cette timidité, ce manque de confiance en moi qui m'avait tant fait souffrir avec les femmes ...

-Oui mon PC a planté. Je ne sais pas ce que je vais devenir. Tout ce travail perdu …je ne parviendrai pas à retrouver toutes les idées, les fulgurances qui m'avaient habité.

-Je suis bien placée pour comprendre. Il m’était arrivé la même histoire pendant l'écriture de mon master.

-Et qu'avez-vous fait ?

-J'ai recommencé. Effectivement, ce que j'ai écrit après était un peu différent. Mais vous savez quoi ?

-Quoi ?

-J'ai produit un meilleur boulot. J'avais digéré mes recherches passées, et je les avais faites plus miennes encore.

- Je ne sais pas si cela s'applique à la fiction mais de toute façon je n'ai pas les moyens de me payer un nouvel ordinateur. Je crois que je vais cesser d'écrire…

- C'est dommage … je veux dire ça avait l'air de vous plaire, l’écriture. Et puis je commençais à m’habituer à vous voir plancher dans mon rade …J'ai peut-être une solution pour vous !

-Une solution ? De quel genre ?

-Du genre original, me répondit-elle en souriant.

Ce sourire qui me faisait fondre.

- Mes parents avaient acheté une machine à écrire, continua-t-elle. D'accord, ce n'est pas aussi pratique qu’un ordinateur, mais bon là, pas de virus au moins.

Au début, je trouvai l’idée saugrenue. Mais à la réflexion la vision romantique de l'écrivain à l'ancienne tapant sur une antiquité me plut.

-Bien, je n'étais pas certaine que vous accepteriez. Si vous voulez, vous n’avez qu’à m’accompagner. Je vous l’offre de bon cœur. J’espère qu’elle fera votre bonheur. Elle ne pèse pas lourd, rassurez-vous. Quelques kilos, quatre ou cinq tout au plus.

Dans d'autres circonstances, j'aurais été fou de joie à l'idée que la femme dont j'étais amoureux m’accueille chez elle. A ma connaissance personne aux « 3 hippies » n'avait eu ce privilège. Elle était du genre à séparer la vie privée du travail.

Je savais où elle habitait. À quelques centaines de mètres seulement de mon appartement. J’éprouvais une certaine gêne. En effet, je dois avouer qu’un soir, alors que j'étais particulièrement imbibé d'alcool, je l'avais suivie jusqu’ à chez elle avec une curiosité mal placée qui me remplissait de honte depuis. Elle m’invita à monter. Sa maison comportait trois étages. Les pièces étaient relativement petites, mais c'était une chance dans le centre de Brive d'habiter une maison à part entière. Je fus surpris par la quantité de livres qui envahissaient la maison. J’en fus presque jaloux. Elle en possédait plus que moi encore. Mais à cette différence près que tout était bien rangé.

Une odeur entêtante de café frais embaumait la maison.

La machine à écrire se trouvait au dernier étage.

Lorsque nous arrivâmes devant la bête, je me mis à l'observer. Effectivement elle ne semblait pas bien lourde. Sa couleur vert olive correspondait à l'image que je me faisais d'une machine à écrire. Je lus la référence du modèle : une Hermès Baby.

-C'est un beau cadeau que vous me faites, Katherine.

-D’après ce que mes parents m'ont dit, le vendeur, sûrement un bonimenteur, leur avait certifié qu'elle avait appartenu à Ernest Hemingway.

-Hemingway, rien que ça !

-Oui les gens sont capables d'inventer n'importe quoi pour fourguer leur camelote. Mais l’ancien propriétaire de cette Hermès Baby leur devait de l’argent. Donc ils en ont fait l’acquisition sans débourser le moindre centime.

-Est-ce qu'elle est en état de marche ?

-Alors là, je n'en sais rien. Elle a toujours eu un rôle décoratif… C'est vous l'écrivain, vous n'avez qu'à l'essayer.

Je m’assis et commençai à taper quelques mots. Miracle : elle fonctionnait malgré les années ! Je retirai le papier et le tendis à mon hôte. Elle put lire ces quelques mots : « Merci énormément Katherine pour ce joli cadeau… ».

Je crus lire une forme de gêne fugace dans son regard. Elle me remercia.

Nous nous rendîmes au salon et nous nous regardâmes en buvant le café. Je ne savais pas quoi dire.

Au bout d'un moment, Katherine regarda sa montre. Elle me dit que c'était la fin de sa pause, et elle m'invita à aller chercher la machine à écrire. Je la pris maladroitement dans mes bras. On était loin du poids du mac air sur lequel je lorgnais depuis longtemps, mais ça devrait faire l’affaire. Fort heureusement, la Hermès Baby se rabattait comme une valise avec une poignée de transport, ce qui facilita grandement mon retour à l’appartement.

Lorsque j’arrivai chez moi, je savais déjà où j’allais l’installer. Je la posai religieusement sur une petite table que je plaçai près du vélux. Ainsi, je profiterais de la lumière, puisque je me voyais mal apporter la machine tous les jours au « 3 hippies ». De ce que j’avais vu chez Katherine, lorsqu’on tapait sur la machine elle faisait un boucan de tous les diables. Il fallait obligatoirement changer mes habitudes. Désormais je devrai apprendre à écrire chez moi.

Je pris donc place, et commençai à me familiariser avec l’engin. C'était bien différent du traitement de texte que j'avais l'habitude d’utiliser, Au-delà de la nouveauté que j’avais à taper sur une machine d’un autre temps, la Hermès Baby possédait un clavier QWERTY et non AZERTY. J'eus du mal au début avec le changement de disposition des lettres. Ce qui me parut le plus étrange, c'était de ne pouvoir écrire des lettres avec accent. De la même manière, on ne pouvait justifier le texte et il fallait prendre l'habitude de ramener le chariot de droite à gauche à la fin de la ligne. Enfin, au bout de deux heures d'écriture à pianoter sur des touches bien plus hautes que celles des ordinateurs, je commençai à ressentir des douleurs aux doigts et aux avant-bras. Mais à la fin de la journée, je maîtrisai la machine. Son fonctionnement se révélait finalement être plutôt intuitif...

Désormais je pouvais réécrire, mais il fallait que je fasse un choix : tenter de me remémorer mon roman de fantasy si bien avancé, et de le réécrire, ou m'atteler à un autre ouvrage. J’essayai de peser le pour et le contre. Mais, harassé par cette journée et les émotions de la veille, je décidai que la nuit porterait conseil. Il était tôt encore, mais j’allai quand même me coucher. Le lendemain j'y verrais plus clair.

Au milieu de la nuit, je fus réveillé par un cliquetis qui commençait à m’être familier. Dans un état de semi-conscience, ne sachant pas si je dormais encore ou si cela était un rêve, je vis la Hermès Baby fonctionner toute seule.

Encore aujourd'hui je me souviens de ce premier rêve -mais était-ce un rêve ? - de ma première rencontre avec Ernest Hemingway…

Lorsque je me réveillai, j'avais quitté la froideur de février. Cette chaleur …je ne savais pas où je me trouvais. J’observai le paysage autour de moi. Des palmiers jalonnaient la rue. Les maisons possédaient ces toits en pentes réduites si caractéristiques des pays où le soleil est omniprésent. Leurs murs étaient tous très colorés… Du rouge, du jaune, du bleu, du vert. Toutes les couleurs semblaient déclinées sur ces maisons d’un exotisme inconnu. Où est-ce que je me trouvais ?

J’eus beau regarder autour de moi, il n'y avait personne dans les rues.

À force de marcher, j’aperçus un mendiant qui était allongé à même le sol. Il semblait faire la sieste. Il se réveilla, alors que je m’approchais. Aussitôt il tendit la main vers moi, espérant de toute évidence quelque argent. Je lui demandai :

-Où est-ce qu'on est ?

-Que ?

-Ici, c'est où ?

-No comprendo.

Il tendit à nouveau la main. Je pensai qu'il jouait la comédie, et qu'avec un ou deux euros, il me répondrait. Je fouillai dans mes poches. Rien !

-Désolé, je n'ai pas d'argent sur moi ...

-No comprendo.

Alors que je m'éloignais, complétement perdu, j'entendis un homme m’interpeller d’une voix forte :

-Hé, le Français !

Je me retournai vers lui et …

-Bienvenue à toi, l’ami !

-Mais …mais vous êtes …

-Ernest Hemingway, le seul, le vrai. Je vois que tu me connais. Viens donc chez moi. Du bon rhum nous attend. Tu pourras me raconter ce que tu fais ici. Parce que t'as vraiment l'air pommé mon gars ! Une bonne histoire, voilà ce qui me manquait.

Je le suivis en silence. J'étais impressionné : cet homme ressemblait vraiment à Hemingway. La même moustache, la même carrure impressionnante, transpirant la testostérone. Il semblait être une force de la nature, et sa façon de marcher montrait toute la confiance qu'il avait en lui-même.

-Bienvenue chez moi ! Bienvenue à Cuba : l’île où l'alcool coule à flot et où les belles pépées sont plus bandantes les unes que les autres !

Je le suivis, interloqué, jusqu’ à chez lui. Était-ce possible ? Était-ce vraiment lui ?

La maison coloniale dans laquelle j’entrai, était d'une blancheur aveuglante. Partout il y avait des chats. De toute évidence, la castration des mâles était contraire aux convictions de celui dont je commençais réellement à penser qu'il était Ernest Hemingway.

-Monsieur Hemingway, je …

-Appelle-moi papa, petit.

Nous étions dans son salon. Mon regard tomba sur son bureau et sa machine à écrire. C'était une Hermès Baby. Cette histoire serait donc vraie ?

-Cette machine, bredouillai-je.

-Oui qu’est-ce qu’elle a ma machine ?

-C'est impossible ! Elle vous a vraiment appartenu ?

-Tu connais cette machine ? Qu'est-ce que tu sais sur cette machine ?

Son visage s'était assombri. Il s'approcha de moi, menaçant.

-Hein, qu'est-ce que tu sais à propos de ma machine ?

-Rien, je …

-Parle ! T’es une fiotte ou quoi ? Allez, avoue !

-Que j'avoue quoi ?

- Que tu connais mon secret, hurla -t-il, durcissant encore plus

sa voix

-Quel secret ?

-Ne fais pas l'innocent, gringo. Tu es au courant !

Il s'effondra, Se laissant tomber sur le sol. Sa voix était blanche. Comme après un uppercut.

-Tu sais que je ne suis pas l'auteur de « Pour qui sonne le glas » et de mes autres écrits, depuis que j’ai cette machine …

Je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire. Mais il semblait si fragile en ce moment que je m'approchai de lui.

-Bas les pattes hombre ! T'es une fiotte ou pas finalement ?

À terre, il se servit un verre de rhum. De toute évidence, ce n'était pas le premier de la journée.

-Cette machine, reprit-il, cette machine ! C'est de la sorcellerie, de la magie, du vaudou que sais-je… Elle a fait de moi ce que je suis. Lorsque je l'utilise, les mots viennent comme malgré moi, et je ponds, ou plutôt je défèque ce que les critiques appellent des chefs d’œuvre.

-Hé qu'est-ce qui t'arrive mon gars ?

Je ne compris pas tout de suite l’étonnement voire l’effroi dans les yeux d’Hemingway. Tout se brouilla autour de moi. Je regardai mes mains. Elles semblaient se dissoudre en mille éclats de chair. Je me désagrégeais devant un Hemingway tout aussi surpris que moi…

Je me réveillai alors pour de bon.

Il était deux heures du matin. Le rêve m'avait paru si réel, tous mes sens avaient été en éveil. Les senteurs de Cuba, son soleil éblouissant, la maison d’Ernest Hemingway, le goût et l'odeur de rhum. C'était dingue, c'était comme si j'y avais été ! La voix du mendiant me revint alors en tête :no comprendo. C’est moi qui n’y comprenais rien. C’était comme si j'avais réellement parlé à Hemingway. Je l'avais approché de si près. Même notre discussion… tout me semblait correspondre à l'image que j'avais de cet auteur, ce qui me fit dire que j'avais projeté mon image idéalisée de lui dans mon rêve.

J'eus alors une idée : je me jetai sur la Hermès Baby. En effet, j'avais entendu son cliquetis dans la nuit avant cette expérience déstabilisante. Il devait bien y avoir un message qui allait éclairer les événements de la nuit. Mais la page sur la machine était d’un blanc immaculé. J’avais dû rêver…en tout cas, c'était ce qui était le plus rationnel.

Qu'est-ce qu'il avait dit déjà ? De la magie. Je refusai de croire à tout cela. C'était ridicule et absurde.

Je fis tout pour me rendormir, mais après une heure interminable sans y parvenir, je me levai. J'allai prendre un verre d'eau. Une odeur de rhum semblait me suivre, me titillant l’odorat de manière désagréable.

Et si c'était vrai ? Et si cette machine pouvait m'aider à écrire un livre de la qualité de « Pour qui sonne le glas » ou « Du vieil homme et la mer » ? Si je parvenais ne serait-ce qu’à 10 % du talent du maitre…Je m’assis, dubitatif, à la table où trônait la Hermès Baby, et je commençai à taper. Les premiers mots me vinrent difficilement. Mais sans m'en rendre compte, j'écrivis près de trois heures sans m'arrêter. J’étais pris d'une sorte de fièvre inédite.

Lorsque je m'arrêtai, je voulus lire les premiers feuillets. Je fus stupéfait : sans m'en rendre compte, j'avais tapé plusieurs dizaines de pages. Ce qui était loin de mon rythme habituel de procrastinateur. Je commençai à lire les premières pages, mais j’étais vidé par cette étrange séance d’écriture, et mes yeux se fermaient tout seuls. Je n'étais pas sûr de pouvoir apprécier et juger ce que j'avais écrit de manière suffisamment critique. Je décidai de retourner au lit. Je lirais ce travail avec attention le lendemain, lorsque j'aurais les idées plus claires.

Je m'endormis immédiatement.

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