CHAPITRE 3

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Quand j'ouvris les yeux, le lendemain matin, je n'avais qu'une seule envie : lire ce que j'avais écrit la veille. Je me disais en numérotant les pages qu’il fallait que je sois indulgent avec moi-même. J'avais toujours cru que quantité et qualité n'allaient pas de pair.

Eh bien là, cette ancienne croyance vola en éclats. …je devais convenir, page après page, que jamais je n'avais écrit de texte aussi bon.

Je revenais donc sur les émotions de ces dernières quarante-huit heures, tentant de rationaliser ce qui m’arrivait. Je me suis dit : tu n'as fait que projeter l'image que tu avais d’Hemingway et de Cuba. Et ce délire du soi-disant Ernest Hemingway sur ma supposée homosexualité, alors qu’il me traitait de fiotte, émanait directement de la discussion sur la fausse homosexualité de Katherine que j’avais entendu aux « 3 hippies ». Mon inconscient avait fait le reste. Ce pauvre hère allongé dans la rue, c'était moi qui tentais de dormir et qui ne comprenais rien à ce rêve surréaliste.

Mais ces pages ! Plus je les relisais, et plus je me posais de questions …effet placebo ? Peut-être m'étais-je auto-suggéré que cette machine était magique et avait libéré quelque chose en moi qui n'avait rien à voir avec elle...Et maintenant que j’en avais pris conscience, jamais je ne parviendrais à écrire comme je l'avais fait cette nuit, cela j'en étais certain. Ces réflexions me replongèrent dans un vertige qui ne semblait pas vouloir me quitter depuis deux ou trois jours. J'avais envie d'y croire : envie de croire que j'avais vraiment parlé à Ernest Hemingway, de croire que je pouvais écrire un chef- d'œuvre grâce à la machine, envie de croire que tout était encore possible. Il me restait un peu moins de quatre mois avant la date fatidique où je devrais faire mon choix.

Je me levai, bus un café qui, je l'espérais, m'aiderait à faire la part des choses. Mais non. Rien n'y faisait. Le palpitant tapait à tout rompre. Ah, on était loin de l’ataraxie, de l'absence de trouble préconisée par les antiques et le bouddhisme zen, de cet abandon qui permettait de suspendre le jugement. Je n’étais pas fait pour ça. J’avais eu, comme beaucoup, de l’attirance pour cette pensée zazen. J'avais même essayé la méditation zen. Mais rester une heure à regarder le mur, dans une position inconfortable, tout en visant à ne penser à rien… Non je n'étais vraiment pas fait pour ça. Nous sommes des êtres de raison. Il nous faut comprendre et faire des choix voilà ce que je pensais. Il n'y avait qu'une solution pour résoudre ce conflit intérieur, un choix simple que je repoussais depuis ce matin :il fallait que je réessaye d'écrire sur cette machine pour voir si la magie allait de nouveau opérer...

Je m’installai donc à ma petite table et je commençai à pianoter sur la Hermès Baby. J'entrais de nouveau dans une transe qui me fit oublier toute notion du temps. Après ce qui m’avait semblé un court moment, je relevai la tête. J’avais écrit trois heures durant. Je n’en revenais pas…

Il faut toujours laisser le texte reposer avant de le relire. C'est une sorte de règle d'or que je m'étais fixée à partir de mon expérience. Et les quelques auteurs que j'avais rencontrés dans les salons m’avaient dit qu'ils faisaient de même. Mais c'était plus fort que moi, il fallait que je voie si la machine avait fonctionné. Je parcourus donc avec attention la vingtaine de pages que j’avais noircie dans un état second.

Putain c'était bon, vraiment très bon ! Jamais je n'avais été aussi sûr de moi. Jamais je n'avais écrit comme ça. Et pourtant, cela parlait de ma vie. C'est comme si cette Hermès baby magnifiait ma manière d'aborder l'écriture, la sublimait. Ce livre qui apparaissait devant mes yeux semblait parler de nostalgie et de l'acte d’écrire, dans une mise en abyme si chère à la critique contemporaine. Mais pour autant, il me semblait que l'angle d'attaque sortait un peu de l'ordinaire. En temps normal il est difficile, voire impossible de juger de la qualité d'un de ses propres textes, surtout aussi rapidement. En général on a besoin de l'avis d'un tiers, d'une personne extérieure qui a suffisamment de recul ou de neutralité. Mais dans le cas présent, c'est comme si j'étais extérieur au livre qui s’écrivait devant mes yeux. J'étais moi-même ce tiers, ce juge qui avait pu se montrer si intransigeant de par le passé, et qui à ce moment-là, se révélait impressionné par la qualité du récit qu'il avait produit, ou plutôt comme aurait pu dire Husserl, qu’ « on » avait produit…

Je m'allongeai un instant pour me remettre de ce moment de dépossession de soi… Mais après quelques minutes je n’y tins plus. Je me remis à écrire. La magie allait-elle encore faire des merveilles ?

Et ce fut ainsi chaque jour pendant un mois. Tous les matins et tous les après-midis, je me remettais à écrire sans avoir conscience du monde alentour. Et chaque soir j'étais tiraillé par cette terrible angoisse : est-ce que demain la magie opérerait encore ? Mais dès que je me réveillais le lendemain, je me mettais à ma table, ce nouveau bureau qui avait remplacé mon cher bar des « 3 hippies ». Certes, le lieu était moins cosy. Mais ce que je perdais en confort, je le gagnais en qualité d'écriture.

Au bout de la première semaine, je réalisai que je n'avais plus rien à manger. J'étais tellement absorbé par cette fameuse transe, que j'en oubliais le minimum de ce qu'un homme civilisé se doit d’accomplir. Cela faisait une semaine que je ne m’étais pas lavé. Ma barbe était en broussaille, mes cheveux étaient gras et mes ongles sales. Pire encore, mon frigo était désespérément vide. Il me fallait faire un choix. Car plus rien n'avait d'importance en dehors du livre que j'écrivais. Je me rendis à l'évidence : c'était une véritable drogue, une addiction qui me faisait perdre la notion des choses les plus simples, la notion de survie. Me revint alors à l'esprit cette légende urbaine : un jeune homme asiatique complètement dépendant aux jeux vidéo, aurait oublié de boire et de manger pendant une semaine au moins. Et l'histoire se terminait de sorte qu'on l’aurait retrouvé mort, déshydraté et en état de malnutrition. Je comprenais alors que cette histoire pouvait être vraie. Ce n'était pas juste un conte cruel pour faire peur aux adolescents. Cette drogue qui l'avait tué, les jeux vidéo, était aussi addictive apparemment que la Hermès Baby pour moi…

Je décidai donc que, deux fois par semaine, je ferais une pause. Au lieu d'écrire matin et après-midi, j’occuperai les matinées du mercredi et du dimanche pour le minimum nécessaire. Je prendrai une bonne douche, un grand café accompagné de viennoiseries, et je me promènerais un peu dans le centre-ville en profitant pour faire des courses alimentaires. Je me décidai également de ne pas aller voir la communauté de mon bar fixe que j'avais pourtant tant plaisir à côtoyer. Je ne voulais pas être distrait et perdre trop de temps. Je m'étais résigné à vivre confiné volontairement, afin de terminer mon roman. Un roman qui se créait de manière fantastique devant mes yeux, m’éblouissant par sa richesse et sa beauté. Cette machine était réellement magique ! Peut-être même avais-je rencontré le vrai Ernest Hemingway. En tout cas j'avais envie d'y croire. Voilà les questions que je me posai tout au long de ce mois d'écriture.

Et quand vint la fin du mois, à mon grand étonnement, j'avais terminé mon roman. On était loin du poète maudit se mettant à nu dans son recueil de poème, ou de ces petites nouvelles fantastiques ou de science-fiction qui ne semblaient intéresser personne. Même ce grand projet d’un énorme roman de fantasy destiné à la jeunesse semblait balayé par la qualité du texte. Non ce ne serait pas un roman de gare, même si c'est ce que je visais auparavant. En effet il me semblait qu'il y avait deux sortes de littérature. Celle qui plaisait au public et l'autre plus élitiste qui satisfaisait la critique littéraire. Il est vrai que depuis mon recueil de poèmes adressé à une élite, à des happy few, aux gens de la tribu comme disait Mallarmé, je m'étais dit que j'écrirais pour le public. Je ne savais pas ce que désiraient les autres auteurs. Moi, je voulais être aimé à travers mes textes. Et être lu par un maximum de gens. D’où mon amour pour les romans de gare, ceux qu’on dévore, ceux dont on a envie de tourner continuellement la page, malgré le sommeil qui arrive après deux heures de lecture. J’avais décidé d’être un conteur, un storyteller qui permettrait aux lecteurs de s'évader grâce à mon univers personnel. Mais là, il fallait le reconnaître, je venais effectivement d’écrire un chef d'œuvre, un livre qui je l'espérais, allait m’ouvrir les portes des plus grandes maisons d'édition.

Cela faisait un mois que je n'étais pas retourné au « 3 hippies ». Tout à ma joie d’être parvenu au terme d’un tel roman, je me rendis à ce bar qui était comme un deuxième chez moi depuis des années.

Je me sentais coupable de les avoir laissé tomber pendant si longtemps sans leur donner la raison de mon absence. Mais j’avais eu besoin de ce temps pour écrire dans de bonnes conditions. Ça avait été un véritable marathon, et il avait fallu que je vive ça dans la solitude. Comment allais-je être reçu ?

J’entrai donc dans le bar, à la fois heureux comme jamais d'avoir terminé ce roman et un peu inquiet. J'avais cette impression désagréable d'avoir trahi ces gens qui étaient ma famille.

Je ne fus pas déçu. Comme à son habitude, c'est Tom et sa voix tonitruante que j'entendis en premier.

-Tiens un revenant ! Monsieur nous snobe maintenant ?

-Hé bien …

Katherine aller intervenir, mais Tom rajouta dans un éclat de rire :

-Je plaisante vieux frère. Tu nous as manqué, ça c’est vrai !

Lisa intervint à son tour.

-Vous étiez malade ? Parce que c'est vrai qu'on s'est tous fait du mouron pour vous. Et puis vous avez une tête de zombie…enfin plus que d’habitude en tout cas !

-Tout va bien, au contraire, leur répondis-je. Je viens de finir mon roman et à mon avis il est sacrément bon.

-Encore un nouveau conte sorti de la crypte, me lança Lisa de sa voix chantante, un de ces récits que vous écrivez pour faire frissonner les adolescents ?

-Non. Là c'est quelque chose d'autre. Jamais je n'avais écrit comme ça …

-Si t'en es content alors, on est content pour toi mon gars, reprit Tom.

-Oui je pense que je tiens quelque chose de pas dégueu. Et pour fêter ça, je paye ma tournée. Et les deux prochaines même !

-Ça, c'est bien parlé. Tavernière, il fait grand’soif !

Tous se mirent à rire de bon cœur. J'étais à nouveau accueilli par les résidents de mon bar préféré. Katherine m'adressa elle aussi un grand sourire. Et l'alcool coula à flot. Tant et si bien qu’à la fin de l'après-midi, nous étions tous pompettes pour ne pas dire bourrés. D'habitude, j'avais l'alcool plutôt triste. Je repensais à mes amours déçues qui m'avait inspiré mon recueil de poèmes, à Katherine qui était si distante et à qui je n’osais avouer mes sentiments. Mais ce jour-là, après toutes les tensions du mois écoulé, je me laissais aller à une euphorie libératrice.

Au bout d'un long moment, alors que j'étais dans un état second, je quittai le bar en titubant. Tout tanguait à l'extérieur. Les rues me semblaient interminables et à ce moment-là, je me suis dit en me marrant qu’Euclide avait définitivement tort : les droites parallèles se croisaient bien. Je me traînais donc lamentablement jusqu’à mon appartement en rigolant bêtement. Je me laissai tomber sur mon lit, épuisé par ce mois de labeur et avec un mal de crâne carabiné. Mais j'étais heureux comme je ne l'avais pas été depuis longtemps. Enfin je pouvais me lâcher. Tout allait changer désormais avec ce roman. J’y croyais vraiment.

Mais alors que je dormais, j'entendis de nouveau le pianotement étrange de la Hermès Baby. Dans un demi-sommeil, je me levai. Tout tourna autour de moi.

C’est là que je vis Ernest Hemingway pour la deuxième fois…

Je me réveillai de nouveau à Cuba. Mais c'était un peu différent. C’est une sorte de râpe irritant ma joue rasée de près qui me fit sortir de ma torpeur. J’ouvris les yeux. Un chat me léchait le visage. Ce dernier, voyant que j'étais réveillé, voulut jouer avec moi et me donner des coups de patte. C'est alors que je remarquai une anomalie bien étrange : ce chat avait six griffes à chaque patte. Alors que j'étais encore ensuqué, j’entendis une voix désormais familière me demandant une fois de plus ce que je faisais là. Rêve ou pas, une chose était sûre, j'allais encore discuter avec Ernest Hemingway

-Ah le Français ! qu'est-ce qui t'es arrivé la dernière fois, mon gars ? Tu es tombé en poussière. C’était pas beau à voir. J'en ai vu des choses mais là …tu viens d'où exactement ?

-Ecoutez…je ne sais pas si vous êtes le vrai Hemingway …

-Pour sûr c'est moi ! Je suis le seul et l'unique Ernest Hemingway. Mais toi qui es-tu ?

Je me dis alors : à être ici, autant jouer le jeu.

-Je viens du début du XXIème siècle. Par un miracle que je ne peux expliquer, la machine que j'ai en ma possession et qui aurait été la vôtre, semble magique. Elle m'a aidé à écrire un livre que je pense être de qualité. De plus, même si je ne sais pas si c'est un rêve ou la réalité, je peux converser avec vous d'une manière tout aussi inexplicable.

-Un visiteur du futur ? Et français en plus ! Ça c'est pas banal. Même si j'en doute fortement j'ai envie de te croire gringo. J’ai ingurgité assez de rhum pour faire ne serait-ce qu’envisager que tu es réel et sain d’esprit...Donc, d'après ce que tu me dis tu possèdes ma machine hein…Alors si tu doutes encore, rassure- toi, tu as pondu un chef d'œuvre ! Je le sais même avant de t'avoir lu parce qu'il m'est arrivé la même chose. Tu sais que j'adore les Français, les Françaises plus encore, mais ce que j'aime le plus, c’est partager avec eux une bonne bouteille de vin, voire plusieurs…

Nous nous mîmes donc à boire ne sachant pas quoi penser l'un de l’autre. Pour moi cet Ernest Hemingway était un rêve. Et pour lui, apparemment, j'étais une énigme qu’il ne comprenait pas réellement. Nous avons discuté littérature tout en buvant du bon vin. Je commençais à apprécier ce personnage haut en couleur. Je buvais ses paroles avec plus d’intérêt que son vin millésimé. Il était vraiment impressionnant. Sa vie avait été extraordinaire. Il avait été reporter de guerre, cela je le savais, mais il me raconta de nombreux détails sur la guerre d'Espagne au point que je me demandai : est-ce que c'est moi qui imagine tout cela ou non ? Tous les éléments concrets dans la description de sa vie étaient très précis. Mon imagination pouvait-elle être capable de produire une telle précision dans les détails. Il me parla de sa passion pour la pêche au gros avec enthousiasme. Alors que nous attaquions la deuxième bouteille, il me semblait que j'avais une question importante à lui poser, mais je ne me souvenais pas laquelle. Nous continuâmes à converser. Et alors qu'il ouvrait la troisième bouteille je me sentis étrange. Tout tourna autour de moi, et comme la dernière fois, en plein milieu de notre discussion, je me désagrégeai sous le regard toujours aussi étonné d’Ernest Hemingway.

Je me réveillai loin de la chaleur cubaine et de l’odeur divine des bouteilles de Bordeaux que nous avions peut-être réellement bues. Je retrouvai ma petite chambre que j'avais du mal à chauffer. C'était décidé : dans les jours qui suivraient, j'enverrai mon roman à différents éditeurs et je me lancerais dans la grande aventure de l'édition à compte d'éditeur. Une expérience qui m'avait toujours été refusée... Mais cette fois-ci j'avais un argument de poids : le pavé écrit par la Hermès Baby !

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