Chapitre 4
Le lendemain donc, je me renseignai sur les modalités d'envoi des manuscrits auprès de différents éditeurs. Je me rendis dans la petite librairie du centre-ville de Brive, « la baignoire d’Archimède », je feuilletai tous les livres qui me semblaient se rapprocher de mon thème ou du style que me conférait la Hermès Baby. Un peu perdu je demandai conseil à la libraire qui me fut d'une aide précieuse, si bien que je rentrai chez moi avec toute une liste de maisons d'édition potentielles.
Je doutais profondément de moi. Après cette recherche en librairie je me renseignai un peu plus sur les éditeurs que j'avais présélectionnés. Je me perdais dans les méandres de ce monde inconnu. Chaque maison avait ses particularités et il en existait des myriades... De véritables nébuleuses qui semblaient si éloignées de ma pauvre planète. Je n'y connaissais rien et j'avais peur de me tromper, de faire un choix qui pénaliserait la diffusion de cet écrit... Mais dès que je commençais à perdre en assurance, je relisais mon texte, et ma confiance se renforçait. Je pris une décision : il fallait que je tente le tout pour le tout : je décidai de m'adresser aux plus grands éditeurs. Mon choix était fait. J’allais envoyer mon roman à Gallimard et à Albin Michel. Gallimard avait bien raté Proust, j'espérais qu'il ne passerait pas à côté de moi... toutes proportions gardées. J'envoyai donc mon manuscrit, bien qu'il ne soit pas en fichier numérique. J'espérais vraiment qu'ils iraient au-delà de ce format inhabituel. Mais merde : Jack Kerouac avait écrit « sur la route » à la machine à écrire et son tapuscrit s'était vendu à plus de deux millions de dollars... Je priais pour que les deux maisons d'édition voient cela comme une coquetterie, une excentricité d'auteur. Comment auraient-ils pu deviner la réalité qui se cachait derrière la rédaction de ce roman ?
Je n'avais plus qu à attendre et à supplier les dieux de la littérature, si souvent distants, de me donner un coup de pouce. Ils l'avaient bien fait en mettant sur ma route cette extraordinaire machine à écrire. Il ne leur restait donc plus maintenant qu’à convaincre un de ces gros éditeurs.
L'attente me sembla interminable. Je commençais à croire qu'ils ne répondraient pas, ou qu'ils m'enverraient un courrier type me disant : « votre roman n'entre pas dans notre ligne éditoriale blah blah blah blah blah blah ». Je vécus la peur au ventre pendant de nombreuses semaines.
Mais au bout de deux mois, quelle ne fut pas ma surprise de recevoir deux appels téléphoniques le même jour, avec des réponses qui dépassaient toutes mes espérances !
L'agent littéraire de Gallimard s'adressait à moi avec des mots qui me firent bondir de joie :
« Votre roman est le genre de texte que l’on ne voit qu’une fois par décennie. La maison Gallimard serait plus que ravie de vous compter parmi ses auteurs. »
Je ne savais pas vraiment quoi répondre. J’étais en plein rêve. Il me proposait un rendez-vous une semaine après dans la prestigieuse maison d'édition à Paris.
Déjà fébrile, rempli d'émotions par l'appel de Gallimard, ce ne fut pas sans surprise que je reçus un second coup de fil. Là aussi j’eus du mal à y croire !
« Vous avez commis un chef d'œuvre. Albin Michel serait ravi de vous compter parmi ses auteurs fétiches. Nous croyons réellement en vous et nous vous proposons un rendez-vous vendredi prochain. »
J'étais abasourdi : deux des plus grandes maisons d'édition françaises allaient se battre pour mon livre. Je prenais de plus en plus confiance en moi et décidai de jouer de cette concurrence. Le lendemain, je rappelais donc Gallimard et leur faisait part de l'offre d’Albin Michel. Ils me répondirent que normalement on ne parlait pas d'à-valoir par téléphone mais que, dans le cas présent, ils feraient une entorse à la procédure. Ils me proposèrent un à-valoir de dix-mille euros. J’envoyai à Albin Michel la proposition de Gallimard. J'attendais encore quelques temps pour voir si ce coup de poker allait fonctionner.
Pendant l’attente, je ne cessais de me maudire : je risquais de tout perdre bêtement. J'étais pris, cela aurait dû me suffire... Cela me rappelait les parties de poker endiablées que j'avais débutées à la fac, qui me permettaient à l'époque d'arrondir les fins de mois, et qui m'avaient conduit à quelques reprises dans les casinos. J’avais gagné quelques tournois. Malgré ce que me dictait ma raison, mon instinct était le plus fort : le bluff pouvait fonctionner. C’était comme une revanche sur ses dix années de vaches maigres où je n'avais pas eu la main. Mais il faut bien avouer que j'étais terrifié...
Heureusement, la réponse de Gallimard ne se fit pas trop attendre. Ils me voulaient vraiment. Ils doublaient leur offre. Encore plus assuré, je continuai la partie de poker avec Albin Michel. Je leur envoyai la contre-offre de Gallimard. Je procédai de la même manière pendant quelques temps. La bataille dura près d'un mois, tant et si bien qu'on atteignit les quarante-mille euros d’à-valoir. Je décidai alors d'arrêter de jouer et après moultes réflexions, j’optai pour Gallimard. Je réalisais un rêve de gosse... un rêve d’écrivain ! J'étais sauvé. Je n'aurais plus à choisir entre une vie de bohème désargentée et un professorat qui ne me convenait absolument pas. Il y avait bien un Dieu de l'écriture et j'étais dans ses bonnes grâces. Je me rendis au « 3 hippies » pour annoncer la bonne nouvelle à toute la bande, et pour fêter cela.
-Gallimard, dit Lisa d’une voix étonnée, bigre vous m'impressionnez mon cher. Mesdames et Messieurs Proust est parmi nous !
-Gallimard ? c'est bien ? demanda Tom
-Espèce d'inculte, rétorqua Lisa. C’est le top en ce qui concerne les maisons d’édition. Ils ont découvert nos plus grands auteurs… effectivement ils ont peut-être manqué Proust et Céline, mais ils se sont bien rattrapés depuis. La majorité des prix Goncourt vient de cette maison.
-Un mec qui s'appelle prout , une fille qui se fait appeler que par son prénom? Tu m'étonnes qu'ils les ont pas gardé.
-Tu es désolant, répondit Katherine. Je suis vraiment content pour vous Franck... et même assez fière : ce n'est pas tous les jours qu’un de mes habitués se fait éditer chez Gallimard. Encore félicitations.
-Bon, Bah, si c'est aussi bien que ça, lança Tom encore un peu honteux de son ignorance, tu sais ce qu'il te reste à faire Frankie ?
Il y eut un silence
-C'est ta tournée, dit-il avec enthousiasme, de sa voix de stentor !
.
Nous bûmes donc. Je savourais mon succès présent. C’était mon moment de gloire auprès de mes amis, un moment que je n'oublierai jamais. Mais cette fois je veillai à ne pas sombrer dans l'ivresse. Juste profiter de cet instant de bonheur avec eux. La soirée se déroula formidablement bien et c’est avec regret que je la quittai pour rejoindre mon petit appartement.
Le lendemain, je reçus le coup de fil de Gallimard me demandant de me rendre à Paris pour finaliser le contrat. Un peu penaud, je leur répondis que j’aurais dû mal à payer mon billet aller-retour. L’agent littéraire qui allait s'occuper de moi tout au long du processus d'édition me rassura immédiatement: tous les frais seraient à la charge de la maison. Effectivement le lendemain je reçus mon billet de train, réservé en première classe, pour le jour d'après. C’était décidément fini les années de galère !
Je commençais alors à être envahi de pensées anxieuses. Au-delà du fait que j'avais encore du mal à y croire, je me disais : et si le train arrivait avec du retard ou pire était annulé ? Et si je ne parvenais pas à l'heure au rendez-vous ? Je ne connaissais pas du tout Paris et j'avais peur de me perdre dans cette ville tentaculaire, de rater le bon métro, de ne pas trouver la rue à temps. Maintenant que la partie de poker était terminée, il fallait que j'assure pour la suite. Je tentai de détourner ces pensées à travers l'humour en me disant que le comble de la paranoïa était la lucidité. Cet aphorisme qui m'était venu me fit sourire et même rire de moi-même. Il mettait une petite distance vis-à-vis de mes peurs présentes...
J’arrivai tout de même à la gare avec une heure d'avance et pris donc le train si gris vers la grise Paris. En tout cas, c’était comme cela que je me représentais cette ville : une ville-dédale où l'anonymat et la morosité étaient de mise. Je ne m’y étais jamais rendu. Lorsque j'arrivai par ce mois de mai finissant, le soleil semblait tout magnifier. Je fis quelques pas dans les rues de Paris et fut touché par le charme si particulier de cette ville. Je ne m’aventurai pas plus avant, par peur de me perdre. Je pris le métro pour la première fois de ma vie. J’avais fait mes études à Bordeaux. Là-bas, seuls les bus et les tramways existaient. Je fus effaré par la course folle des gens et leur empressement pour pénétrer à l'intérieur d’un métro bondé.
Paradoxalement, même cela me parut beau. Au moins c’était vivant ! J'avais décidément quitté le centre-ville quasi-désertique de Brive. Lorsque je sortis du métro à la station qui m'avait été indiqué, j’utilisai le GPS de mon smartphone pour trouver le chemin jusqu'à la maison Gallimard. On ne risquait pas d'oublier l'adresse : c'était tout simplement dans la rue Gaston Gallimard. Quand je pénétrai dans la maison d'édition, je trouvai un hall avec deux hôtesses assurant l'accueil. Elles étaient toutes deux magnifiques. Je me demandais même s'il n'y avait pas un critère physique de sélection à l'embauche. Je m'approchai jusqu'à l'un des postes. L’hôtesse me demanda d'une voix haut perchée, avec un rien de dédain :
-Vous avez rendez-vous ?
-Oui, à 11heures.
-Et vous êtes ?
-Franck Héloïse, dis-je d'une voix quasi inaudible.
-Ah c'est vous … ici on ne parle plus que de votre livre, vous savez? Je suis vraiment enchantée de faire votre connaissance.
Malgré la peur qui me tordait le ventre, ce changement de ton me fit sourire. Pendant dix ans, je n'avais eu droit qu’à la voix hautaine d’une secrétaire. Désormais le ton était respectueux, voire obséquieux.
Comme on m’avait dit de le faire, je pris place dans un des fauteuils plutôt inconfortables du hall d'entrée. Nerveusement, je feuilletai les revues qui se trouvaient là. J’avais l'impression d'être chez le dentiste, à l'exception près que j'attendais l'entrevue avec impatience, une entrevue qui changerait ma vie.
Peu de temps après, je vis un homme entre deux âges, les cheveux gris coupés court qui me demanda d'entrer dans son bureau.
-Enchanté, monsieur Héloïse, je m'appelle Pascal Laurent. C’est moi qui vous ai contacté par téléphone. C’est un honneur de vous rencontrer. Comme je vous le disais vous avez une écriture rare. Vous êtes le genre d'écrivain qu'on ne rencontre que quatre ou cinq fois dans une vie d’éditeur. Je suis content que vous nous ayez choisi plutôt qu'Albin Michel. Bon, ne tournons pas autour du pot. Je veux que vous soyez le prochain Goncourt, et monsieur Gallimard est convaincu par votre ouvrage … Croyez-en son expérience et la mienne, vous allez le gagner, ce satané prix !
Une fois de plus, j'étais sans voix. Gallimard, c'était déjà énorme, mais le Goncourt ! Là on jouait dans une autre catégorie. J’étais proche du Saint-Graal et d’après Antoine Gallimard j'en étais plus proche encore que je ne le croyais.
Pascal reprit :
-Nous allons envoyer dans trois mois les épreuves aux différents jurys et mettre les bouchées doubles pour entrer dans leurs bonnes grâces. Il sortit de son bureau une feuille épaisse et me la tendit. Mais ce n'était pas n'importe quel document. C’était l’épreuve de ma première de couverture. Je regardai l'objet, heureux comme jamais. Mon nom était écrit en gros. Jamais je n'avais été aussi fier de ma vie. Même ma réussite au CAPES, qui m'avait rempli de joie, n'était rien en comparaison de ce moment-là.
Je l’observai de plus près comme un gosse devant un cadeau de Noël qu’il n'attendait pas. J’étais fasciné par le graphisme classique, indémodable de Gallimard. Mon titre écrit en rouge juste en dessous de mon nom suivi de ces simples mots : roman, nrf, Gallimard. Avec son fond crème, il aurait pu être édité au milieu du XXème siècle. Je rejoignais la longue et prestigieuse liste des auteurs Gallimard.
Pascal Laurent semblait quelque peu amusé par mon émerveillement.
-On est bien dans les temps pour faire la rentrée littéraire.
-Je veux bien vous croire, même si j'ai du mal à me rendre compte que cela soit vrai, que ça m'arrive enfin.
-Allons mon cher, avec votre maîtrise du style et votre sens de la narration en mode coup de poing, je m'étonne que vous doutiez encore de vous. Je suis resté sans voix après vous avoir lu. Un véritable uppercut.
Je demandai en bredouillant :
-Je … je peux la garder ?
Mon agent partit dans un éclat de rire.
-bien sûr. On va imprimer suffisamment d’exemplaires pour qu’après le décernement du prix Goncourt, les ventes explosent. On va l’avoir vous dis-je !
-Merci beaucoup monsieur Laurent.
-Non merci à vous monsieur Héloïse.
-Est-ce que je peux vous demander une autre faveur ?
-Vous voyez que vous prenez rapidement confiance. Vous allez devenir une diva de l'écriture.
-Est-ce que je pourrais participer à la foire du Livre de Brive-la-Gaillarde en novembre ? pendant des années j'ai rêvé d’y vendre un de mes livres...
-La foire de Brive ? Pas de problème. Si ce n'est que cela… Je suis même certain qu’ils nous supplieront pour vous faire venir. Bon, passons aux choses sérieuses. Si vous êtes d'accord, nous allons signer le contrat. Après cela je vous ferai un virement de la moitié de la somme de l’à-valoir sur lequel nous nous sommes entendus.
Il me tendit un ensemble de feuilles au langage hermétique. J’étais un peu dépassé par ce verbiage juridique, mais je faisais confiance à la maison Gallimard et je signai sans vraiment hésiter le contrat qu'ils me proposaient.
-Comme je vous le disais, maintenant vous faites partie de la maison. On va bien s'occuper de vous. Vous allez recevoir le premier virement dans la semaine, et le second après impression et diffusion.
Vingt-mille euros, j'étais riche ! jamais de ma vie je n'avais envisagé de recevoir autant d'argent d'un coup.
Nous nous serrâmes la main et je quittai la belle bâtisse. L'entrevue avait été courte mais intense, et je flottais sur un petit nuage. je trouvai un restaurant japonais à proximité et je décidai de me faire plaisir en mangeant sans compter. Après cela, je me comportai en véritable touriste. Je me rendis à Montparnasse, tout à mon enthousiasme d’être enfin édité. Je profitai d'un soleil radieux métamorphosant la ville, une ville bien différente de l'idée que je m'en faisais auparavant. Je m'arrêtai à un stand de bouquiniste sur les quais, et je ne résistai pas à la tentation d'acheter quelques ouvrages. Je terminai par une visite du pont des Arts, quelque peu ému par les cadenas dérisoires qui symbolisaient l'amour de nombreux couples anonymes dans cette ville, qui décidément me surprenait par sa beauté.
Mais je n'avais pas vu l'heure passer. Je me rendis à la gare d’Austerlitz avec précipitation.
Je rentrai à Brive, observant tout au long du trajet la précieuse première de couverture... j'étais si fier de moi : j'avais réussi !
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