CHAPITRE 5

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L’été se termina. On m'avait tout expliqué sur le déroulement de la sélection du prix Goncourt. Pascal Laurent était toujours aussi confiant. Seule son assurance parvenait un peu à me donner la foi. On m’expliqua qu’il y avait trois sélections : une en septembre, une en octobre, et la dernière, début novembre, date à laquelle on décernait le prix. Chaque étape fut un véritable calvaire pour moi. Gallimard m'avait loué une chambre dans un hôtel luxueux de Paris. Je n’avais pris avec moi que quelques livres et la fameuse Hermès Baby, dans l'espoir qu'elle me portât chance. J’espérais tout en n’y croyant pas réellement.

Je fus sélectionné en septembre et c’était déjà énorme pour moi. Puis en octobre. La maison Gallimard était aux anges. Le mois d’octobre me parut le plus long de ma vie : c’était au terme de ce mois que je serais récompensé ou non, que j’entrerais dans le cénacle, ou que je ne serais plus qu’un aspirant de plus au Goncourt laissé sur le bord de la route…

La veille du 4 novembre, date de récompense du lauréat, je réalisai enfin ce qui était en train de m’arriver. Jusqu’ alors je n’y avais pas réellement cru. Mais là c’était la dernière étape avant ce fameux Graal, cette récompense qui ferait de moi un grand auteur et qui boosterait les ventes de mon roman. Je me décidai enfin à préparer mon discours au cas où je recevrais le prix. Ce fut extrêmement difficile. Je ne savais vraiment pas quoi dire, d’autant plus que tout était fondé sur un mensonge, une imposture. J’y travaillai toute la nuit sans parvenir à trouver l’angle d’attaque et m’assoupis sur un texte plus que décevant, un brouillon incohérent, indigne d’un lauréat du Goncourt.

C’est alors que retentit un bruit que je n'avais pas entendu depuis longtemps, et que je pensais ne plus réentendre pour tout dire : la Hermès Baby se remettait en marche, et pour la troisième fois, je revis Ernest Hemingway…

Cette fois, je me réveillai loin de Cuba que je commençais à connaître. J’arrivai de nuit dans une chambre d’hôtel où je vis Hemingway de dos, assis sur un bureau en train d’écrire. Il se retourna semblant à peine surpris de ma présence.

-Ah le Français !

-Où sommes-nous ?

-Nous nous trouvons à Stockholm ;

-Ne me dites pas que …

-Si mon gars. J’ai gagné le Nobel. Et là j’essaie d’écrire mon discours de remerciement. Je me rends compte plus que jamais de l’imposteur que je suis …mais il faut jouer le jeu …et toi, gringo, tu en es où de ton livre ?

-Je vais peut-être recevoir le prix Goncourt. Et moi aussi, je ne sais pas quoi dire dans mon discours…

– Crois-en un imposteur patenté comme moi : parle du métier d’écrivain, de sa fonction et de sa solitude. Utilise ce temps béni où tu écrivais par toi-même, cette époque où tu éprouvais le vrai labeur de l’écrivain, mais également les joies immenses de telles ou telles fulgurances qui venaient de ta plume, même si tes textes ont été des échecs commerciaux. Là tu seras authentique. Il n’y a que ça de vrai : ce que nous étions avant, dit-il d’un air triste.

Tu vois, je t’avais dit que tu pondrais un chef-d’œuvre.

Je regardais par la fenêtre de la chambre d’hôtel. Il neigeait. Moi aussi, la tristesse m’envahit. Je comprenais la souffrance de Hemingway et je la partageais : je ne méritais pas un tel prix!

Je me tournai vers lui. Le temps avait passé depuis notre dernière entrevue.

Il avait quitté sa moustache noire et bien taillée pour une barbe grisonnante, tout aussi bien entretenue, qui me fit penser à Victor Hugo écrivant « De l’art d’être grand-père ». Une certaine aura, une impression de sagesse habitait son regard. Mais je savais, moi, qu’il n’en était rien, qu’il ne devait son succès qu’à la Hermès Baby…

-En quelle année sommes-nous ? Quel âge avez-vous ?

-Nous sommes en 1954…

Il y eut un silence. Ernest Hemingway semblait plongé dans ses pensées…

– Je suis né en juillet, à croire que j’étais fait pour devenir un être solaire, en juillet 1899… Je suis presque un vieillard maintenant. J'ai dépassé les cinquante-cinq ans … Jamais je n'aurais pensé atteindre cet âge-là, surtout lorsque j’étais en Espagne, où la mort était omniprésente. Elle rôdait, telle une prédatrice affamée, et elle pouvait surprendre à n’importe quel moment.

Je l’observai avec plus d’attention. Ses épaules commençaient à être voutées comme s’il portait un poids trop lourd pour lui.

-Je suis désolé, reprit Hemingway, mais je ne suis pas d’humeur à boire ce soir. Je viens de finir ce satané discours…

Il sourit amèrement et rajouta :

-Tiens, je te lis la dernière phrase de ce discours si attendu. Cette phrase elle est pour toi. Toi seul pourra comprendre la vérité qui se cache derrière elle :

« Alors, quelquefois, avec beaucoup de chance, il - l’écrivain- réussira. »

Nous gardâmes le silence après cette phrase de conclusion si lourde de sens…

-Je ne mérite pas le Goncourt, pensais-je à haute voix, les yeux fixés sur le paysage enneigé.

-Tu sais petit, ce genre de prix, c’est une véritable tombola. Au final, que ce soit toi ou un autre, peu importe. Profite de ce moment de gloire autant que tu le peux. Et laisse de côté ta conscience.

Alors que je me tournai pour lui répondre, je sentis que je me désagrégeais de nouveau. Une fois de plus j’eus l’impression que j’oubliais quelque chose… Mais cette fois Hemingway et moi n’en fûmes pas surpris. Nous commencions à avoir l’habitude de mes disparitions pourtant spectaculaires.

Je me réveillai au milieu de la nuit et griffonnai rapidement un discours de remerciement suivant le conseil d’Hemingway. Petit à petit, nous étions devenus amis. Je ne savais pas s’il était réel ou non, mais à lui je pouvais tout dire. Nous partagions le même secret. Je parlerai donc de la vie d’auteur avant l’arrivée de la Hermès Baby. Je parlerai de cette solitude et de cette souffrance que j’avais éprouvées lors de l’écriture de mon recueil de poèmes, sans citer celui-ci.

Ce n’est qu’après avoir terminé mon discours, que je me souvins ce que je voulais dire à Ernest Hemingway. Je me jetai sur mon smartphone, et je recherchais la date, cette date fatidique…

J’étais avec lui en 1954. Il se suiciderait en 1961, dans sept ans à peine. Il fallait à tout prix que je le prévienne, que je l’en empêche. J’étais probablement son meilleur ami -du moins avais-je l’orgueil ou la folie de le penser. Mais pouvais-je réellement empêcher son suicide ? Plus j’y pensais, plus le doute m’habitait. Je plongeais dans une réflexion sur les complexes temporels et sur le continuum espace-temps. En tant qu’auteur de fantastique et de science-fiction, je savais qu’on ne pouvait changer le passé. Il fallait que Hemingway meure, que je trouve la machine et que nous parlions sans pouvoir modifier la fin tragique de cet étrange ami. Car si je le sauvais, ce serait l'effet papillon et toute la réalité fatale du complexe temporel : je n'aurais pas accès à la machine, donc je ne pourrais pas le prévenir de son suicide et l'empêcher de se donner la mort... C'était le serpent qui se mordait la queue… et ce serait irrémédiablement toujours la même fin, cette mort inéluctable en 1961.

***

Je ne parvins pas à me rendormir. L’enjeu était tellement grand, le moment si extraordinaire qu’il me dépassait complètement. Jamais je n’aurais pensé arriver jusque-là. Je regardai durant cette nuit d’insomnie des vidéos sur les remises de prix Goncourt. C’était si solennel ! On sentait une telle fébrilité, une telle électricité dans l’air … Au bout d’un moment, j’arrêtai de regarder ces vidéos anxiogènes et essayai de me rendormir, en vain. Le jour se leva enfin. J’allai boire un café crème accompagné de viennoiseries mais je n’avais pas réellement faim. Mon estomac était noué.

N’y tenant plus, de bon matin, je me rendis au restaurant « le Drouant ». A treize heures, dans cet endroit mythique, serait décerné le prix Goncourt. L’heure tant redoutée étant arrivée, une foule avait envahi la salle. Des gens que je ne connaissais pas, hormis certains auteurs, qui étaient en train de parler de moi. Il y avait beaucoup d’écrivains. Tout autant de critiques littéraires et de journalistes, et tout ce monde était tourné vers moi, l’un des favoris. Je m’approchais timidement de certains auteurs ne sachant pas quelle posture adopter, comment leur adresser la parole. Nombreux furent ceux qui me félicitèrent. J’étais en apesanteur. Ce livre serait un sésame vers ces auteurs immenses, et je comprenais alors qu’il allait changer ma vie tout entière.

L’attente me parut interminable… À treize heures pile, le verdict tomba. Les membres du jury se tenaient en haut de l’escalier et prononcèrent ces mots que j’eus du mal à réaliser :

-Le prix Goncourt est décerné à Franck Héloïse pour son roman « Eden lointain » à six voix contre deux.

J’avais gagné le prix Goncourt !

J’avais beau avoir écouté Pascal, toute la maison Gallimard, Ernest Hemingway lui-même, j’étais complètement hébété. Moi j’avais reçu le Goncourt ! Je ne parvenais pas à y croire. Mon discours a dû paraître bien brouillon, et je doutai qu’il resterait dans les annales. A ma grande surprise tout le monde applaudit. Et malgré l’état de sidération dans lequel je me trouvais, je me rendais compte que c’était mon moment de gloire, que tout allait changer au-delà de mes espérances les plus folles.

Les journalistes m’assaillirent, les flashes crépitèrent, et dans mon souvenir je ne fis que bredouiller quelques mots incompréhensibles, constitués essentiellement de remerciements et de propos très vagues et décousus sur la littérature.

Alors que j'étais complètement perdu, une main me happa, me fit sortir du restaurant bondé et monter avec force dans une BMW noire. Encore sonné par la victoire, je fus heureux de retrouver Pascal à l'arrière de cette voiture. Il me dit le sourire aux lèvres :

-Vous aurez tout le temps pour les journalistes. Ce soir c'est votre soir. On l'a fait ! J'ai toujours été certain de votre succès!

La voiture nous conduisit jusqu’à la maison Gallimard où allait se dérouler la fête dont je serai l'épicentre.

Monsieur Gallimard s’approcha de moi, me serra la main et me dit d’une voix solennelle :

-Félicitations et bienvenue dans l’équipe, monsieur Héloïse. Nous attendons votre prochain roman avec impatience. Mais ce n'est pas à cela que vous devez penser maintenant. Fêtez votre victoire comme il se doit. Nous parlerons affaires dans les mois qui viennent.

Le champagne coula à flot, tous les visages arboraient un sourire qui me fit chaud au cœur. La soirée allait être mémorable. Il devait y avoir une centaine d'invités et les meilleurs DJ parisiens étaient là pour que cette fête soit réussie.

Pascal me glissa avec un clin d'œil complice :

-Ce soir, c'est the place to be !

J'étais complètement grisé, auréolé de cette toute nouvelle gloire à laquelle il faudrait que je m’habitue. Même si je n’habitais pas Paris, je me sentais comme un jeune Rastignac venu tenter sa chance à la capitale pour trouver la richesse et la gloire... Et ce prix allait m'apporter tout cela.

Je me saoulais tout autant au champagne qu’à travers les congratulations appuyées que je reçus tout au long de la nuit.

Je ne voulais pas que ce moment s'arrête. Je restai jusqu'au petit matin, savourant cette félicité jusqu’à la lie. De manière générale j'avais toujours détesté les fins de soirée. J’étais celui qui partait en dernier, voire qui squattait le canapé jusqu'au lendemain pour partir plus paisiblement. J’avais toujours fonctionné comme cela et ce ne fût pas ce soir-là qui fit exception, d'autant plus que j'étais la star de la soirée !

Dès le lendemain, alors que je tentais d'oublier mon mal de crâne, Pascal me téléphona. Il me dit que cette première semaine allait être un marathon médiatique. J'allais devoir enchaîner interview sur interview. Je lui ai expliquai que ça me faisait peur, que pour moi ce n'était pas naturel, rien n'y fit. Il me répondit que cela faisait partie du jeu. Les médias et la France entière allait vouloir me connaître un peu mieux. Ils seraient probablement des centaines de milliers à acheter le Goncourt, et je devais bien ça à mon public.

Je commençai donc la semaine d'interviews... à ma grande surprise, au fur et à mesure que les jours passaient, je prenais de plus en plus d'assurance. Je parvins même quelquefois à faire de l'humour.

La maison Gallimard était ravie de mon aisance toute nouvelle. D’après Pascal, je créai un lien avec les lecteurs. Un véritable capital sympathie s’installait, ce qui ne pourrait que servir « Éden lointain », Gallimard et moi. Tout le monde était gagnant.

L'avant-veille, de mon départ pour Brive, afin de participer à la « Foire du livre », je traînais un peu à Paris, savourant cette ville dans laquelle j'habitais depuis trois mois et qui me charmait par bien des aspects. C’est presque à contre-cœur que je repris le train qui me ramenait à Brive et à ma vie d’avant… Si tant est qu’elle pouvait reprendre son cours normal.

Le jour d’après, je me rendis au « 3 hippies ». Je fus accueilli comme un roi. Une banderole traversait le bar avec un immense « bravo le lauréat ». Tous semblaient très fiers de moi et l’accueil qui me fut réservé dans ce modeste bar me fit presque plus chaud au cœur que la remise du prix Goncourt dans le prestigieux restaurant parisien.

-T’es un cador mon gars, lança Tom, bravo !

-Oui nous sommes très fiers de vous, continua Lisa. Vous êtes une star maintenant. Essayez de ne pas prendre la grosse tête et ne nous oubliez pas !

-Vous oublier ? ! mais vous êtes ma famille. Jamais je ne vous négligerai.

Après une avalanche de félicitations, Katherine offrit plusieurs tournées d’affilée pour fêter cela. Comme la dernière fois, je bus sans sombrer dans l’ivresse pour profiter pleinement de mes amis.

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