Chapitre 3 : Vivre par transparence
Vingt-quatre heures après les deux premiers meurtres.
Sa respiration était saccadée. Il gonflait sa cage thoracique au maximum et expirait puissamment. Il répéta l’opération plusieurs fois de suite, comme pour essayer d’évacuer le mal qui le rongeait de l’intérieur. L'air hagard, l'individu arpentait les rues étroites de la ville, au hasard. La veille, il avait tué deux personnes de sang-froid. Son nouveau statut le glaçait et, en même temps, l'excitait. Cette sensation de pouvoir, au moment de passer à l’acte, l’avait transcendé. Mettre fin à la vie d’un être humain lui avait procuré un plaisir insondable, une jouissance, une supériorité quasi-divine. Son appétit meurtrier s'était ouvert et il devait le nourrir. Il le savait, bientôt, il endosserait, de nouveau, son costume de tueur qui l’habillait si bien.
Le vagabond continuait à s’enfoncer dans les prémices de la nuit silencieuse. En ce mois de novembre, elle tombait aux alentours de dix-sept heures. Le prédateur s’était toujours servi de son physique passe-partout pour se mêler à la foule. Il restait amical avec les personnes qui l’entouraient, contraint par une situation qu’il n’avait pas choisie. Avec son charisme naturel et son aisance à raconter des histoires, il lui était facile d’attirer l’attention et ce n’était pas pour lui déplaire. Il aimait attiser les convoitises. Devoir vivre caché avait été pour lui un véritable sacrifice, une destruction, un isolement sans fin.
Après dix minutes de marche intensive, le criminel tomba sur un parc éclairé par un immense carrousel. S’approchant à grands pas, il actionna la poignée dorée de la petite porte d’entrée du square et s'y faufila. Il passa devant une magnifique statue d’ange. Drôle de signe, pensa-t-il. La figure ne le lâchait pas des yeux. Son narcissisme exacerbé, il se planta à ses pieds, la main gauche sur la main droite en-dessous du nombril, et la défia de longues minutes sans même cligner un œil. Puis subitement, il deploya ses bras en croix tel un condor des Andes, prêt pour son envol. Par ce geste, l'egocentrique se prenait pour Dieu. Pourtant, au fond de lui même, il le savait, il était le disciple du Diable, le vecteur du mal. Et c'est pour ça qu'il se considérait comme le gagnant. Que serait le bien sans le mal ? Sa démonstration de force achevée, le tueur se dirigea lentement vers le manège. Personne ne devait entraver sa route, pas même un vulgaire envoyé de Dieu.
Un minuscule attroupement s’était formé au pied de l’attraction à cause de la chute d'un enfant. L’individu se rapprocha, observa les réactions des parents aux alentours et imita leur expression d'inquiétude. Son attitude l’amusait, car il s'en fichait royalement. Seule, la satisfaction de son ignoble appétit l'importait. Et au milieu de cette foule, la moindre odeur corporelle l'excitait. Il se détourna assez rapidement de la scène afin de s’assoir sur l’un des sièges qui entouraient le manège. Désormais bien à l'abri parmi la horde de parents, calmement, il scrutait le décor. Au même moment, une jeune femme rousse s'arrêta devant lui et gara sa poussette. Il lui dégaina un léger sourire auquel elle répondit tout en s'asseyant à côté de lui. Elle paraissait hypnotisée par le charisme de cet inconnu.
— Vous aussi vous avez été pris au piège par votre fille, amorça la curieuse.
— Évidemment ! ricana-t-il. Qu’est-ce que je ne ferais pas pour elle !
— Et c’est laquelle ? insista-t-elle, avec un timide sourire.
— C’est elle, la petite blonde sur le cheval à ornements bleus et jaunes, indiqua le prédateur avec son index.
Au même instant, le tour de manège se termina. La fillette descendit de sa monture et se dirigea directement vers ses parents, à l'opposé du menteur. Décelant immédiatement la supercherie, le visage de la jeune femme changea, transfiguré par le dégoût.
— Vous devriez aller consulter, vous avez vraiment un problème ! Je vous conseille de partir d’ici ou je n'hésiterai pas à appeler la police.
À contre-cœur, le visage rebiffé comme un chien juste avant une attaque, il s’exécuta. En quittant les lieux, il se retourna et la fusilla du regard avant de disparaître dans la noirceur du soir mouvant. Vexé, meurtri dans sa chair, sa tête bouillonait pour trouver une parade. Ses mains devenaient de plus en plus moites. Il tapait dans chaque cailloux qui croisait sa route. Comment avait-elle osé lui parler ainsi ? Pourquoi l'avait-elle regardé aussi mal ? La rage l'envahissait. Une seule obsession lui traversait l'esprit : la punition. Il voulait qu’elle soit à sa merci, il voulait la faire souffrir, il voulait reprendre le contrôle : il voulait la traquer et la tuer.
Le prédateur attendait sa future proie, tapi dans l’ombre, à la sortie du parc. Son intuition féline l’avait poussé à patienter. Débrouillard, il avait eu le temps de crocheter une voiture et s’était assis au volant, guettant simplement le bon moment, le siège légèrement incliné pour ne pas être vu. Il plaça ses deux mains, gantées de cuir noir, sur le volant, à dix heures dix. Le malfaiteur balaya de son regard froid l’habitacle à la recherche d’une arme quelconque. Rien. Avec plus de vigueur, il se contorsionna vers l'arrière et tâta le sol. Bingo, une clé en forme de croix à quatre embouts en métal. Il attrapa son trophée avec délectation, la serra très fort contre lui et la fit glisser tout au long de son torse jusqu'à son sexe. Rien que d’envisager les dégâts que pourrait infliger cette arme à sa proie, l’adrénaline l'envahissait.
Soudain, l’objet de son désir apparut dans la lueur d’un lampadaire, seule avec sa poussette. Les rues commençaient à se vider, en cette fin de journée, la plupart des gens étaient déjà rentrés chez eux. Même si elle avait été belle, la fraicheur automnale avait eu le dernier mot. L'assaillant lui laissa quelques mètres d'avance, démarra le moteur et la fila discrètement. Il savait qu'il prenait un risque. Mais son appétit était devenu incontrôlable, quasi animal. Et la peur d'être découvert le faisait frémir. La jeune femme s’engagea dans une étroite ruelle pavillonnaire déserte composée de trois maisons, toutes allumées. Le tueur la suivait, tout feux éteints. De temps en temps, il donnait des minis coups d'accélérateur pour faire vrombir son véhicule, ça l'émoustillait. La jeune femme alertée depuis plusieurs mètres par ce drôle de comportement, se retournait fréquemment. Agrippée à sa poussette, elle accéléra le pas. Presque arrivée à destination, au bout de l'allée, elle anticipa et avec une grande précipitation chercha dans sa poche les clés de sa demeure. Un grand fracas, la fit sursauter et le trousseau tomba au sol. Un chat sortit de nulle part traversa la ruelle à grandes enjambées. Elle mit sa main sur sa poitrine pour s'aider à respirer, jaugea l'emplacement de la voiture suspecte et ramassa ses clés.
C'est à cet instant précis que le prédateur appuya sur l’accélérateur et fonça à toute allure sur elle. La pauvre femme eut juste le temps de balancer la poussette vers la porte d'entrée pour la protéger. La voiture dérapa à ses pieds puis se dirigea brusquement vers l'autre côté de la route. La rouquine, terrifiée, s'était recroquevillée sur elle même, la tête presque dans ses genoux pour attendre l'impact.
Mais rien.
Le véhicule avait changé de direction. Les voisins alertés par les bruits étaient déjà sur la route. Le tueur continuait sa route à toute allure, zizaguant légèrement. L'adrénaline ressentie tout prêt de son but l'avait presque consumé, une veritable ivresse. Pour lui ce n'était pas un acte manqué mais le début de sa traque. D'excitation, il mordit avec rage un de ses poings, sa langue râpée par le goût du cuir. Il cherchait son point de rupture, son overdose. Il lui fallait une autre proie et vite.
Deux heures s'écoulèrent
Une éternité. Sa tentative avortée l'avait laissé dans un océan de frustration intense. L'envie de tuer le dévorait. Son cerveau n'était branché que sur un seul canal, celui de tuer. En transe, le prédateur avait roulé des kilomètres et scruté de nombreux endroits où de potentielles cibles auraient pu s'offrir à lui. Mais rien. Lorsque, enfin, elle apparut. Il n'arrivait pas à distinguer son âge, son visage ou même la couleur de ses cheveux mais qu'importe, il voulait assouvir sa pulsion et vite. Il avait goûté aux amuses gueules, il chassait maintenant le plat de résistance. Le long d'une petite départementale, une jeune femme roulait sur une vieille mobylette, acte courant sur les routes de campagne, chacun faisant comme il pouvait pour rentrer chez lui. Le tueur se posta derrière elle et actionna les pleins phares.
La femme n'avait pas réagit immédiatement. Puis, après quelques mètres, elle se retourna, surprise de voir une voiture lui coller au train, ne roulant pas vite avec sa bécane. Elle continua sa route les deux mains crispées sur son guidon puis jeta un regard inquiet par dessus son épaule, le véhicule n'avait pas bougé. Elle demanda alors à l'individu de passer devant elle en agitant sa main. La voiture s'exécuta. Le tueur la frôla puis accéléra, pied au plancher. Il l'avait vu, une jeune femme...rousse.
— Mais ça ne va pas, malade va !
La malheureuse criait de toutes ses forces, mais il n'y avait personne pour l'entendre.
Le prédateur, amusé de jouer avec sa chose, poursuivit sa route. Mais il avait trop attendu pour se contenter de cela, c'était un artiste, un orfèvre, il devait finir le travail. D'un coup sec, il pila et braqua son volant. Le demi-tour fut immédiat. Il passa les vitesses comme un dératé pour accélérer avec rapidité, en se pinçant la lèvre inférieure d'excitation. Puis il percuta de plein fouet la jeune femme qui valdingua dans le fossé, suivie de sa mobylette. Fumante, l'épave avait le nez sur la route et le cul dans le trou.
Le tueur stoppa sa voiture et avant de descendre de celle-ci, vérifia si personne n'arrivait dans son rétroviseur intérieur. Il avait peu de temps. Transcendé par son démon intérieur, il s'empara de la clé de croix, l'embrassa et s'approcha de l'épave encore fumante. Il aborda sa victime à visage découvert et la regarda agoniser, avec délectation. Puis eut un geste de dégout et de recul. Blonde, elle était blonde. L'impression d'avoir été trompé décupla sa fureur. La femme réussit à ouvrir les yeux malgré la violence du choc. Prise de panique, elle essaya de crier. Tentative anticipée et immédiatement avortée par l'assaillant qui appliqua sa main gantée sur ses lèvres. À demi-satisfait de sa parade, il utilisa l'écharpe de sa victime pour l'enfoncer dans sa bouche. Son visage tuméfié était terrifié, détail qui n’échappa pas à son bourreau : il jouissait de la scène, abusant de sa domination.
— Tu vois, il faut faire attention à sa manière de parler et arrêter de tromper son monde, personne ne doit mettre de perruque, tu vas savoir ce que c'est un vrai malade, murmura-t-il à l’oreille de la blessée, agenouillé près d’elle. Je vais adorer te voir souffrir, lui indiqua-t-il en lui attrapant les deux bras.
Dans un ultime geste de survie, la malheureuse victime essaya de ramper pour s’extraire des mains de son agresseur. Il lui asséna un coup de poing en plein visage, geste qui lui déclencha un saignement de nez et la rendit complétement groggy. Il prit le temps de lui ôter son casque et lui donna l'extême onction, un dernier geste d'humanité avant le glas final. Puis, comme une préliminaire, renifla son corps de haut en bas.
Dans un mouvement rageur, la clé à la main, il la roua de coups sur la tête et la poitrine. Avec une telle force que les os craquaient les uns après les autres, le sang s'envolait tel un bouquet final de feu d'artifice. La mâchoire crispée, il tapait encore et encore jusqu'à ce que le souffle de la vie s'éteigne, le sien et celui de sa victime. Jusqu'à ce qu'il laisse échapper un léger cri de jouissance. Le tueur lécha avec rigueur une partie de l'instrument de torture pour qu'elle lui laisse une souvenir sensoriel indélébile et égoutta la croix d'un geste énergique. Il admira sa victime sacrifiée sur l'hôtel de sa noirceur. Mais n'était-ce pas là l'équilibre de l'univers ? Un bien pour un mal, une vie de prise pour assurer sa propre survie. Nous avons tous un instinct qui nous pousse à commettre des choses impardonables pour nous satisfaire. Car notre propre intérêt passera toujours avant celui des autres. Il y en a juste qui le montre plus que d'autres.
Une fois la dernière touche apportée pour parachever son œuvre, il remonta le fossé, glissa même sans son élan et grimpa avec assurance dans son véhicule. Il entendit le moteur d'une voiture et vit deux phares s'approcher. Le tueur démarra en trombe.
Il jubilait. Il tapa de joie, fort avec ses deux poings, sur le volant.
— Ouais, ouais, ouais ! cria-t-il en les ramenant vers sa poitrine, dans un geste victorieux.
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