Sur le chemin des vestiaires, Chris s'imagina un instant devoir faire face à une foule compacte de supporters, des fans cherchant à apercevoir les héros du jour. Quelque chose qui aurait été normal, après un évènement sportif si populaire.

Cependant, il n'était plus au vingt et unième siècle. Pour toute présence, cinq gardes occupaient le large couloir où les mena l'ascenseur pris dans les loges. Chris comprit en levant les yeux qu'ils avaient quitté l'enceinte du stade, ils se trouvaient un bâtiment indépendant en contrebas.

Les soldats adressèrent à peine un regard à Sélène et ignorèrent totalement le jeune homme, ce qui lui convenait parfaitement.

Être femme de général lui donne décidément beaucoup d'avantages...

Madame Duverne lissa sa robe, puis franchit une porte d'un air conquérant.

— Bonjour et félicitations à tous pour votre victoire ! clama-t-elle avec enthousiasme.

En dépit de sa méfiance, le jeune homme fut une fois encore bluffé. À la voir à cet instant, avec son sourire étincelant, il aurait juré que l'emballement qu'affichait Sélène était authentique. Elle avait pourtant assisté à l'intégralité du spectacle sans trahir la moindre émotion.

En entrant à son tour dans la pièce, le jeune homme fut happé par son environnement. En fait de vestiaire, cet endroit tenait davantage d'un atelier de mécanique. Les armures de mechaball s'alignaient sur un pan de mur, portées par des mannequins. Des individus en combinaisons bleues — identiques à celles qu'on lui avait fourni à l'institut Haut-Cour — s'activaient autour des accessoires marquées par le match : certaines pièces étaient enfoncées comme la carrosserie d'une voiture accidentée. Au au centre de la pièce s'alignaient des engins qui n'auraient pas détonné non plus dans une usine automobile : bras articulés, souffleuses, fers à souder... il ne connaissait pas l'usage de la moitié de cet attirail.

Seule une fraction de l'espace semblait réellement dédiée aux joueurs : des bancs alignés contre le mur opposé ainsi que quelques casiers. L'équipe des Aigles était rassemblée là, tous portaient encore leur combinaison protectrice grise. Ces vêtements moulants les couvraient des pieds jusqu'au bas des oreilles. Lily, au milieu du groupe, leva les yeux paresseusement. Ces derniers s'arrondirent cependant lorsqu'ils tombèrent sur lui.

— Chris ?

Un membre de l'équipe se détacha du groupe, un gaillard très athlétique, aux traits bruts, muni d'une mâchoire carrée mais également un sourire sincère. Chris estima qu'il devait avoir une trentaine d'années.

— Merci madame Duverne, nous sommes honorés d'avoir votre soutien, affirma-t-il en allant jusqu'à dédier à leur visiteuse une courte révérence.

Derrière ce bonhomme, Chris capta une moue désabusée de Lily. Le joueur un peu zélé enchaîna en venant se planter devant lui.

— Tu es le garçon du passé, c'est ça ? Ne sois pas surpris, Lil' nous a briefés. Même si je suis sûr qu'elle n'a pas tout dit. Moi, c'est Jake, je gère cette bande de bras cassés. Bienvenue dans le repère des Aigles ! clama-t-il en englobant les lieux de ses bras.

— Bras cassés ? Parle pour toi ! D'ailleurs, aux dernières nouvelles c'était Lil' le Capitaine, intervint une coéquipière en bousculant Jake d'un coup d'épaule. T'es juste le vieux du groupe.

— Le plus expérimenté ! s'offusqua l'armoire à glace.

Bien qu'il la domine de la tête et des épaules, Jake ne chercha pas à résister lorsque sa camarade l'écarta pour venir se camper devant Chris. Elle l'examina des pieds à la tête, aussi Chris ne se gêna-t-il pas pour en faire autant !

Assez petite, des formes généreuses et très mignonne, ce qui ressortait le plus chez cette jeune femme était son look inattendu : des cheveux coupés à la garçonne et teints en verts flashy, une boucle dorée sur des lèvres violettes et, par dessus tout, des yeux semblables à ceux d'un félin, avec une fine bande verticale sur un jaune pailleté très étrange.

— Moi c'est Jessica, annonça enfin la joueuse avec un hochement de tête approbateur. Tu peux m'appeler Jess. Derrière, t'as Quin, Gus et l'dernier, dans les vapes, c'est Karlos.

Elle parlait vite et fort. Chris tâcha d'adresser un signe de tête aux joueurs lorsqu'elle les présentait. Le premier était typé asiatique, le second un garçon grassouillet possédant une bonne tête de moins que son voisin, l'air à peine sortis de l'adolescence. Il s'attarda davantage sur le dernier, un grand blond étendu sur le banc et aux côtés duquel veillait Lily.

— C'est celui qui...

— Qui a mangé sévère à la fin, ouais, reprit Jessica d'une voix soudain moins enjouée.

— Putain de Grégor, je jure que j'vais le buter cette fois ! rugit Jake de son côté.

— Le gros nounours se rebelle ! Wouhou ! chantonna Jessica. Mais je te rappelle qu'on a une invitée, tu f'rais bien de surveiller tes paroles.

Les regards se tournèrent naturellement vers madame Duverne, qui secoua la tête sans se départir de son sourire.

— Oh, je le comprends très bien, assura-t-elle. Un bien vilain geste, j'espère que la ligue le punira en conséquence. Mais je ne vais pas vous déranger plus longtemps, vous n'avez sûrement pas besoin de moi dans vos pieds.

— Ça, c'est sûr ! intervint aussitôt Lily, sans détourner les yeux du joueur étendu.

Cette répartie cinglante ne manqua pas d'étonner Chris, mais Sélène lui posa aussitôt une main sur l'épaule.

— Tu pourrais peut-être te charger de raccompagner Chris ? lança-t-elle. Je pense qu'il appréciera de rester un peu en votre compagnie.

Lily hocha la tête distraitement.

— Ouais, vas-y.

La réaction de la jeune femme manquait singulièrement d'enthousiasme, mais Sélène se contenta d'adresser un sourire encourageant à Chris avant de s'éloigner sans lui demander son avis. Il se retrouva donc seul au milieu des joueurs et mécaniciens, sous l'attention particulièrement intense de "Jess". Elle ne le quittait vraiment pas des yeux. Légèrement mal à l'aise, il décida de se concentrer sur le convalescent et s'approcha de Lily.

— Comment va-t-il ?

— D'après le doc, la colonne vertébrale est touchée, expliqua Jake. On devrait bientôt venir le chercher.

— La colonne ? Vous voulez dire qu'il va rester paralysé ?!

— Bien sûr que non ! explosa Jess avec des yeux ronds.

Devenu le centre de l'attention générale, Chris eut encore droit à cette désagréable impression d'être un animal de foire. Heureusement, Lily vint à son secours cette fois :

— Il va s'en remettre, mais il aura besoin d'un certain temps d'éducation physiologique. Plusieurs mois, au minimum.

Cette constatation eut un effet visible sur le groupe, Chris vit même un mécanicien lever les yeux de son travail et grimacer. L'atmosphère dans ce vestiaire n'avait rien de celle à laquelle il pouvait s'attendre après leur victoire.

On a vu meilleure entrée en scène pour moi...

Les secours annoncés choisirent cet instant pour arriver. Deux hommes en uniforme bleu, accompagnés par une sorte de civière mécanisée, montée sur roues. Avec l'aide de Jake et Quin, ils y déplacèrent délicatement Karlos — qui ne réagit pas — puis s'en furent. Le reste de l'équipe les accompagna des yeux jusqu'à ce que la porte se ferme.

— Je vais me doucher, annonça alors Lily. Vous pouvez finir sans moi ?

— Je pense que la situation est claire pour tout le monde, répondit Jake. On se retrouve demain pour organiser tout ça ?

Chacun hocha la tête et Chris tint sa langue. Tandis que Lily partait vers le fond du hangar, Jess arriva par derrière et passa un bras sous le sien. Un vrai crochet, impossible de s'en dégager !

— Je vais te faire visiter ! annonça-t-elle avec une soudaine gaieté.

La joueuse le tira vers le côté des mécaniciens sans lui laisser le temps de réagir. Du coin de l'œil, Chris vit Lily s'éloigner et les autres joueurs se gardèrent de réagir !

Jessica semblait bien décidée à s'acquitter de la tâche qu'elle s'était attribuée. Elle lui présenta les équipements de mechaball et s'attarda volontiers sur les fameux propulseurs ou encore le générateur de bouclier, "dernier cri" selon elle. La mécanique semblait la passionner et, même s'il ne comprit pas le dixième de ce qu'elle lui racontait, Chris s'efforça de poser quelques questions sur les divers accessoires. Il s'attarda davantage sur la combinaison que Jess portait toujours : une véritable seconde peau, un textile très fin qui collait au corps. À en croire Sélène, il s'agissait de la protection la plus importante du joueur de mechaball, plus encore que l'armure. Cette tenue pouvait grandement diminuer l'impact des chocs.

Plongé dans ses pensées, Chris s'avisa soudain d'un autre effet : cette combinaison mettait en exergue les jolies courbes de la jeune femme, qui ne manqua évidemment pas de remarquer son regard et sourit de plus belle.

— T'as une copine ? balança-t-elle sans transition.

— Quoi ? Je...bien sûr que non, je débarque complètement ici !

Jess pouffa avant de le tirer vers l'arrière du hangar. Finalement, les joueurs disposaient d'un peu plus de confort qu'il ne lui avait semblé au premier abord : outre les sanitaires, il y découvrit deux coins douche, mais aussi des tables de massage et même un petit sauna. Son accompagnatrice l'invita alors dans le coin douche des hommes, sans prêter attention aux récriminations de ses coéquipiers — dans leur plus simple appareil, évidemment —. Jess poussa le vice jusqu'à entreprendre de commenter l'anatomie de chacun dans des termes plutôt crus. Elle ne prit la fuite que lorsqu'elle fut la cible de jets d'eau.

En dépit des insultes qui fusaient, pour la première fois depuis bien longtemps, Chris se sentit vraiment bien. Ce groupe dégageait une vraie joie de vivre, un plaisir simple de passer du temps entre eux. Lorsque Jess chercha finalement refuge dans les douches des filles, poursuivie par les menaces de Quin et Gus ligués contre elle, elle croisa la route d'une Lily habillée en civile.

Si Jake était sorti des sanitaires dans un uniforme identique à celui de Chris, Lily portait le même type de vêtements que lorsqu'elle avait quitté l'institut : un mini-short et un tee-shirt.

Elle n'aurait pas détonné au vingt et unième siècle, jugea-t-il.

La jeune femme haussa brièvement les sourcils en fixant Quin et Gus qui poursuivaient Jess en serviette, puis se tourna vers Chris.

— On y va ?

Quelques instants plus tard, ils avaient regagné la rue quelques dizaines de mètres plus bas. Le match terminé, l'ambiance y était bien moins oppressante. Ils croisaient de petits attroupements, dont certains ne manquèrent pas de saluer Lily avec entrain. Celle-ci leur répondait par de simples hochements de tête sans jamais s'arrêter. Les membres de ces groupes portaient soit l'uniforme bleu de Chris, soit le blanc de l'armée. Les deux se mélangeaient rarement.

Les questions se bousculaient dans la tête du jeune homme. Lily pourrait lui révéler ce qu'il faisait là, pour commencer. Mais il ne savait pas comment lancer la conversation. Lorsque Lily laissa échapper un long soupir, il réalisa qu'il n'était pas le seul à cogiter.

— Désolée d'avoir été si froide là-haut, j'ai été prise par surprise. Et puis il y a Karlos... bref. Je suis contente de te voir, tu sais ? Surtout comme ça, remplumé et debout, tu as vraiment l'air en forme.

— Ça fait longtemps que je suis en pleine forme, mais on ne me laissait pas sortir...

Parfaite remarque pour ajouter du poids à une atmosphère qui n'en a pas besoin ! se morigéna-t-il.

— Le match t’a plu ? relança Lily comme si de rien n'était.

— Quoi ? Oui, c'était très... impressionnant.

Mais ce n'est pas ce dont j'ai besoin de parler !

— J'ai été surpris, se reprit-il. Je ne m'attendais pas à... enfin, ce n'est pas le genre de spectacle que je m'attendais à voir.

— C'est peut-être une bonne chose, estima la jeune femme avec un doigt sur les lèvres. Comme ça, avant de tomber entre les mains de mon père, tu as vu que la vie dans les Arches ne se résume pas à un ennui mortel.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Pour toute réponse, elle lui sourit, un sourire franc bien que peut-être un peu triste. Chris secoua la tête, décidé à passer aux choses sérieuses.

— Pourquoi ?... je veux dire, je dois sans doute te remercier de m'avoir invité à habiter chez vous...

— Je n'y suis pour rien, contra-t-elle. Vraiment ! J'aurais même préféré que tu aille n'importe où ailleurs.

Chris en en eut le souffle coupé.

— Qu'est-ce que tu...

— Oh non, ne le prends pas mal ! réagit Lily en ouvrant grand ses yeux pourpres. Ce n'est pas ce que je voulais dire, je ne voulais pas... Je veux parler de mes parents. S'ils ont demandé cette "responsabilité", c'est en raison de ton caractère... spécial.

— Spécial ?

Il n'aimait pas beaucoup cette formule.

— Ça a un rapport avec ton histoire « d'homme ancien qui ramène l'équilibre », c'est ça ? déduisit-il.

Cette fois, la jeune femme s'arrêta pour de bon afin de lui faire face, le front plissé.

— Ne parles pas de ça si librement, souffla-t-elle à voix basse. Je n'aurais peut-être pas dû... non, il fallait que tu sois au courant. Quelqu'un aurait forcément finis par te parler de la Lumière du Renouveau.

— La Lumière du Renouveau ? C'est le nom de ce groupe qui croit à l'arrivée d'un sauveur ? chuchota Chris en retour.

— Ce mouvement est prohibé, précisa Lily. N'aborde jamais ce sujet avec des inconnus... et surtout pas avec mes parents.

— Mais je pensais...

— Ils ne sont pas croyants, s'ils te veulent sous leur aile, c'est pour s'assurer que tu restes bien sagement dans le rang. Il faut qu'on se remette à marcher, sinon ça va avoir l'air suspect, ajouta-t-elle.

Tout en reprenant leur chemin, Chris tâcha de faire le tri dans ses émotions. À peine avait-il quitté l'institut depuis quelques heures que tout se compliquait déjà... comme s'il avait besoin de ça !

— Toi, en revanche, tu es croyante ? souffla-t-il.

— J'ai des amis qui le sont, contra Lily. Pour ma part, je me qualifierais "d'ouverte d'esprit".

— Ta mère, elle n'est pas juste la femme du général n'est-ce pas ? Quel est son rôle au juste ?

Il fut satisfait de lire une surprise authentique sur le visage de sa compagne.

— Tu te familiarise avec notre monde on dirait, constata-t-elle. Tu as raison, tout le monde a un rôle à tenir et ma mère ne fait pas exception. Elle est la Première Conseillère.

Chris manqua de trébucher en entendant ces mots. Il l'avait souvent vu des mentions de ce titre, au planétarium. Le Premier Conseiller tenait la seconde place dans le gouvernement civil, à certains égards ses pouvoirs surpassaient ceux du Président qui dirigeait officiellement la société souterraine.

— Ton Père est l'un des trois dirigeants et ta mère seconde l'un des deux autres ?

Lily afficha un air désabusé.

— Tu peux ajouter mon frère aîné à ta liste. Jovan est diplomate en poste dans l'Arche V et destiné à une grande carrière politique lui-aussi. Et je t'épargne ma famille élargie. Cela fait plusieurs siècles que les Duverne accaparent les postes d'influence dans l'Arche IV. Comme tu dois t'en douter, mes parents n'approuvent pas particulièrement mon choix de carrière.

Elle leva les yeux et Chris suivit son regard. Ils avaient presque atteint sa maison. Lily s'arrêta une nouvelle fois et le regarda droit dans les yeux.

— Écoute, contente-toi de parler de choses banales, attaqua-t-elle. Ne pose pas trop de questions à mes parents et dis-toi juste que je suis de ton côté, d'accord ? Je t'aiderai, même s'il me faut défier ma famille. J'ai de l'expérience dans ce domaine.

Elle accompagna ces derniers mots d'un clin d'œil. Chris n'hésita pas, il acquiesça aussitôt. Il avait désespérément besoin de quelqu'un à qui faire confiance pour avancer.

La jeune femme lui sourit, prit une grande inspiration, puis elle repartit à grand pas. Chris la regarda un instant de dos avant de la suivre. Lily semblait vraiment se sentir concernée par sa situation, peut-être même investie d'une mission. C'en était peut-être même dérangeant, mais il devait se montrer reconnaissant.

En attendant de mon côté...

De son côté, il brûlait de hurler au monde entier qu'il n'était pas un héros, qu'il n'était qu'un type parfaitement normal qui ne comprenait rien de ce qui lui arrivait.

Comment vais-je me sortir de là ? En vérité, tout ce que je veux c'est rentrer chez moi !